Les Noirs brésiliens chantent. Les Noirs brésiliens dansent. Les Noirs brésiliens jonglent du ballon. Les Noirs brésiliens meurent, sous les balles policières. Les Noirs brésiliens meurent, d’indifférence blanche. Les Noirs brésiliens meurent, victimes de racisme social.
« Les Noirs brésiliens, a écrit, il y a déjà 42 ans le dramaturge et homme politique Abdias do Nascimento[1], sont les victimes d’un génocide masqué ». De prime abord, le commentaire, au minimum, surprend. L’image du Brésil, jusqu’aux années Jair Bolsonaro, n’était-elle pas celle d’une démocratie raciale au métissage cordial ?
Le Brésil n’a jamais séparé Blancs et Noirs, par la loi, c’est vrai. À la différence de l’Afrique méridionale, et des États-Unis sudistes. L’absence de racisme institutionnel, un héritage catholique tolérant le métissage par droit de cuissage, ont justifié la construction d’un récit convivial. Validé par le régime de Getulio Vargas dans les années 1940, le Brésil serait une démocratie raciale.
Mais la lecture des quotidiens brouille le message. Le 2 juin 2020 à Recife, le petit Miguel Otavo, 5 ans, est décédé tragiquement. Il a fait une chute mortelle, du neuvième étage d’une résidence. Sa mère, domestique, avait dû sortir le chien de sa patronne, blanche de classe moyenne supérieure. La maman noire lui avait confié la garde de son enfant. Le 18 mai 2020, João Pedro, adolescent de 14 ans, a été abattu par un policier dans la banlieue de Rio. Le 20 septembre 2019, la jeune Agatha Felix, 8 ans, a été tuée par un policier dans une favela de Rio. Le 8 septembre 2019, Kaue Ribeiro dos Santos, 12 ans, a été abattu par la police dans un quartier périphérique de Rio. Un jeune de 16 ans, Dyogo Costa Xavier de Brito, a subi le même sort dans une rue, de Niteroi, le 13 août 2019. Le 10 mai 2020, Kaua Victor Nunes Rozario, 11 ans, a été la cible mortelle de la police à Bangu, à l’ouest de Rio. Le 8 février 2019, 16 autres jeunes gens, à Rio, ont été éliminés sans sommation au cours d’une opération de police, connue depuis sous le nom de tuerie du Morne Fallet.
Depuis une dizaine d’années, 55 à 62 000 personnes meurent de façon violente au Brésil. Beaucoup plus que dans n’importe quel pays du monde. Davantage qu’en Syrie, pays en guerre, ou qu’aux États-Unis, pays de bavures policières. 70 à 75 % des victimes de ces homicides sont noires. 5 à 10 % d’entre elles, selon les années, meurent tuées par des policiers. Chaque année davantage. La police brésilienne a causé la mort de 2 332 personnes en 2012, 5 144 en 2017 et 6 220 en 2018. À Rio de Janeiro, sur 1 814 individus abattus par la police en 2019, 1 423 étaient noirs.
La conjoncture politique joue un rôle d’accélérateur des violences. Le 27 août 2019, Sergio Camargo, nommé responsable de la Fondation Palmares[2] en charge de la lutte contre les discriminations raciales par le président Bolsonaro, a justifié l’esclavage en ces termes : « L’esclavage a été terrible. Mais positif pour les Noirs du Brésil qui vivent mieux que ceux d’Afrique ». Le 19 septembre suivant, un député du Parti social-libéral (PSL), parti du président Bolsonaro, au moment de son élection, a tenté de saccager une exposition consacrée au génocide des Noirs, installée tout à fait officiellement dans les couloirs de la Chambre des députés. Le colonel Taddeu – c’est son nom – a justifié son geste en expliquant qu’il était logique « que de jeunes Noirs soient tués par la police, puisqu’ils sont mêlés au trafic de drogue ». Son collègue du PSL, Daniel Silveira, ancien policier militaire a confirmé le propos. « Il est évident que beaucoup de Noirs meurent. (…) Beaucoup sont armés, des criminels (…) Qu’on ne vienne pas dire que la police militaire est responsable de ces morts ».
Les commentaires, au-delà de leur radicalité, révèlent quelque chose de plus profond. La vie d’un Noir, délinquant ou non, n’a pas la même valeur que celle d’un Blanc. Le résident d’une favela, par définition sociale et policière, est l’ennemi. La police militaire et ses commandos de choc, le BOPE, appliquent des logiques militarisées pour assurer le maintien de l’ordre. Les statistiques d’homicides publiées par le ministère de la Santé placent les victimes de la police sous une rubrique on ne peut plus explicite, Y35-Y 36, ‘’opérations de guerre’’.
Cette guerre sociale est le fruit d’une histoire. Celle d’un pays héritier d’un long passif esclavagiste. D’un pays où le Noir doit savoir rester à sa place. La conseillère municipale de Rio, Marielle Franco, qui enquêtait sur le comportement de la police, en est morte. Le recteur de l’université Zumbi dos Palmares, Jose Vicente, a résumé la situation sous cette forme. « Au Brésil tout le monde s’embrasse. Mais (si tu es noir) personne ne t’embauche ». Les chiffres parlent. 54 % de la population est noire. 70 % des Noirs sont pauvres. Les Noirs ont des revenus moyens représentant 59 % de ceux des Blancs. 64 % des personnes incarcérées sont noires. 24,4 % des députés élus en 2018 sont noirs. Les conseils d’administration des 500 plus grandes entreprises brésiliennes comptent 4,9 % de Noirs. Sur les 40 membres de l’Académie brésilienne des lettres, seul l’un d’entre eux est noir. Conceicao Evarista, écrivaine noire, traduite en plusieurs langues, a présenté sa candidature le 20 août 2018. Elle a obtenu… Une voix.
La revue brésilienne CULT, en mars 2018, a publié un dossier à l’intitulé éclairant : ‘’la violence comme ordre social’’. Le sociologue Jesse Souza[3] précise : « Notre organisation familiale, économique, politique, notre justice, tire leurs fondements de l’esclavage ».
Conclusion qu’en a tiré le groupe de rap de Sao Paulo, Racionais MC’s, dans leur morceau ‘’Capitulo 4, versiculo 3’’ : « Sur quatre personnes tuées par la police, trois sont noires. Toutes les quatre heures, un jeune Noir meurt de violence à Sao Paulo ».
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[1] Abdias do Nacimento, ‘’O Genocidio do Negro Brasileiro’’, Rio de janeiro, Paz e Terra, 1978
[2] Zumbi de Palmares a été le plus célèbre des Noirs marron du Brésil colonial. Sa mémoire est honorée depuis 2003, le 20 novembre « Jour de la conscience noire ».
[3] Jesse Souza, ‘’ A Elite do Atraso’, da Escravidao a bolosonaro’’, Botafogo/RJ, 2019