Christian Salmon, Médiapart, 13 avril 2019
Élu depuis 100 jours, le président d’extrême droite brésilien Jair Bolsonaro voit déjà sa crédibilité mise à mal par des soupçons de corruption et par ses liens avec des milices armées. Pour détourner l’attention, Bolsonaro suscite depuis trois mois des polémiques incessantes via Twitter. Ses partisans l’ont surnommé « le mythe » . Mais qu’y a-t-il derrière le mythe ?
Le jour de la prise de fonction de Jair Bolsonaro, il s’est passé une chose étonnante à Brasilia. La foule de ses supporters, massée sur les pelouses de l’esplanade des ministères, s’est mise à crier : « WhatsApp ! WhatsApp ! Facebook ! Facebook ! » Bien sûr, les Bolsonaristes ne faisaient que saluer le rôle de ces applications dans la propagation des fake news qui ont rendu possible la victoire de leur candidat, mais leurs acclamations révélaient une forme de pensée magique, celle qui attribue à de simples outils numériques une puissance obscure et les constituent en objets d’adoration, en mythes.
Qu’est-ce qu’un mythe en effet sinon la croyance qui attribue à un objet (fût-il numérique) ou à un homme ordinaire une puissance magique ? Bolsonaro lui-même est considéré comme un mythe vivant par ses partisans, qui l’ont surnommé « Bolsomito » , « Bolso le mythe » , et, lorsqu’il a fait son entrée dans le palais présidentiel pour son investiture, ses invités officiels l’ont accueilli en criant : « Mythe ! Mythe ! Mythe ! »
Quel genre de mythe est Bolsonaro ? Et qu’est-ce qui se cache derrière?
Ses opposants, moins lyriques, l’appellent « o coiso » , « la chose » , « le machin » , une autre manière de désigner le phénomène Bolsonaro comme un ovni politique qui reste pour beaucoup incompréhensible et innommable, et qui transforme de fait l’espace de la politique en un monde où la croyance a pris la place de la délibération démocratique.
« L’objectif du Parlement et de l’exécutif est de produire de la joie » , a-t-il déclaré, mais jusque-là il n’a guère produit qu’une clameur de haine chez ses partisans survoltés et la consternation de ses opposants. « Il parle toujours de mission. Il bâtit lui-même son propre mythe » , explique le politologue Pedro Costa, de l’université Rio Branco. Une mythologie patriarcale, un panthéon familial dans lequel ses fils trônent comme des demi-dieux barbares à qui tout est permis. Il a aussi une fille, le résultat fâcheux d’ « un coup de mou » , affirme-t-il avec son élégance coutumière.
Ses fils, il les désigne par des numéros, 1, 2 et 3. L’aîné, Flavio, le « garçon » ( « o garoto » ), fraîchement élu sénateur, est soupçonné de corruption et de liens avec une milice mafieuse de Rio de Janeiro responsable de l’assassinat de la conseillère municipale Marielle Franco et de son chauffeur, le 14 mars 2018. Carlos, le « pitbull » du père, est conseiller municipal de Rio depuis l’âge de 17 ans, et est spécialisé dans la propagande sur les réseaux sociaux, où son père compte une dizaine de millions de fans. C’est un peu l’Hermès de la mythologie familiale. Mais c’est son frère cadet Eduardo, 34 ans, réélu député à São Paulo en pulvérisant le record absolu de voix pour une législative au Brésil, qui a rencontré secrètement à New York Steve Bannon, ex-conseiller en communication du président américain.
Sorcellerie électorale
Car « Bolsomito » n’est pas tombé du ciel. S’il n’a guère fait campagne, cloîtré dans sa chambre d’hôpital après l’attentat qui a failli lui coûter la vie , la machine à fake news a fait campagne à sa place, multipliant comme des petits pains les votes en sa faveur. Le « messie » (son deuxième prénom) n’a pas eu à s’époumoner dans des meetings, son message anti-corruption a été porté par le bouche à oreille de la messagerie WhatsApp et les communautés Facebook. « Bolsomito » a été sacré roi par les réseaux sociaux. Pour cela, il a bénéficié du soutien de Paulo Guedes, un néolibéral formé à l’école des « Chicago boys » devenu son super ministre de l’économie , et des conseils de Steve Bannon, l’ex-stratège de Donald Trump, passé maître en sorcellerie électorale, capable de transformer grâce auxfake news le plomb du big data en or, c’est-à-dire en votes.
Selon un article du quotidien Folha de São Paulo, un certain nombre d’entreprises ont financé pendant la campagne électorale l’envoi sur les réseaux sociaux de messages hostiles au Parti des travailleurs (PT). Le financement des campagnes électorales par des entreprises privées est illégal au Brésil, ce qui n’a pas empêché une fraude massive au cours de la semaine qui a précédé les deux tours du scrutin.
Des contrats allant jusqu’à 12 millions de reals (2,8 millions d’euros) ont permis d’envoyer par WhatsApp des centaines de millions de messages aux électeurs via des agences spécialisées, telles Quickmobile, Yacows, Croc Services ou SMS Market. Ils accusaient Fernando Haddad, le candidat du PT, de promouvoir l’homosexualité dans les écoles ou prévenaient ses sympathisants qu’ils pourraient perdre leur emploi ou leur carte d’électeur s’ils votaient pour le PT. Les enquêtes électorales ont mis en évidence une vague en faveur de Bolsonaro dans les derniers jours de la campagne, au cours desquels son score est passé de 40 % à 46 %.
L’essayiste et journaliste brésilienne Elaine Brum écrivait récemment dans sa chronique d’El País : « Si Donald Trump a inauguré la communication en ligne avec les électeurs dans le but d’éliminer la médiation d’une presse qui pose des questions inconfortables, son fan brésilien autoproclamé a franchi une étape supplémentaire […] . » Le Brésil est devenu le laboratoire d’une nouvelle forme d’autoritarisme, qu’elle qualifie de « bolomonarchie numérique » .
Les idées, écrivait Marx, deviennent une force matérielle quand elles s’emparent des masses. Désormais ce sont lesfake news qui ont remplacé les idées : elles s’emparent des masses via les réseaux sociaux. « Bolsomito » a trouvé dans les réseaux sociaux l’écosystème qui démultiplie sa puissance de convocation parce que le réel et la fiction, la vérité et le mensonge y sont devenus interchangeables.
Les bolsonaristes ont découvert qu’ils pouvaient sur les réseaux sociaux donner aux mots la signification qui leur convenait. Comme l’écrit Evgeny Morozov : « L’économie gouvernée par la publicité en ligne a produit sa propre théorie de la vérité : la vérité, c’est ce qui attire le plus de paires d’yeux. » Ce n’est pas tant que le mensonge soit devenu la norme et que la vérité soit interdite ou exclue, c’est leur indifférenciation qui est désormais la règle. Vérité et mensonge. Réalité et fiction. Original et parodie. Normalité et pathologique. Une vérité privée de tout référentiel.« Vidés de leur contenu, de l’histoire et de consensus, vidés même des contradictions et des disputes, les mots sont devenus des cris, une force brutale » , constate Elaine Brum.
Plus ce que vous dites s’éloigne des standards de la norme morale ou politique, de la charte historique (les droits de l’homme), plus votre discours acquiert une plus-value d’authenticité, de sincérité, de franchise. Dans les limbes numériques où se confondent le vrai et le faux, la réalité et la fiction, comment distinguer la démocratie de la dictature ?
La ministre d’extrême droite israélienne Ayelet Shaked vient d’en donner une illustration éloquente au cours de la dernière campagne électorale en Israël. Reprenant dans un clip les codes de la publicité pour un parfum , elle joue les mannequins et vante les qualités d’un parfum dont le nom n’apparaît qu’à la fin. Il s’appelle « Fasciste » . À la fin du clip, elle se saisit du flacon et le vaporise sur elle. L’égérie de l’extrême droite israélienne en tailleur peut alors déclarer : « Pour moi, il a la même odeur que « Démocratie ». » Le clip provocateur a fait le buzz sur les réseaux sociaux, alimentant l’indistinction entre le fascisme et la démocratie. C’est le ressort mythologique de tous les prétendus « populismes » , mais, sous le mythe, quelles transformations sociales et politiques sont à l’oeuvre ?
« Du lulisme au bolsonarisme »
L’anthropologue Rosana Pinheiro-Machado enquête depuis une dizaine d’années (2009-2019) sur la manière dont le scénario politique et économique national a affecté les individus et comment ceux-ci en retour ont façonné le moment politique et favorisé le passage « du lulisme au bolsonarisme » . Son terrain d’enquête n’a pas été choisi au hasard : Porto Alegre, une ville réputée de gauche qui a accueilli le Forum social mondial et qui s’est donnée à Bolsonaro en 2018 – y compris ses quartiers les moins favorisés (voir ici et là ).
Selon l’anthropologue, l’élection de Lula en 2002 avait ouvert une ère nouvelle au Brésil, marquée par la réduction de l’extrême pauvreté grâce à l’adoption de politiques d’inclusion sociale et financière. 40 millions de brésiliens sont venus gonfler les rangs de la classe moyenne. « Que ce nombre soit controversé ou non , écrit Rosana Pinheiro-Machado, il ne fait aucun doute que les conditions de vie des classes populaires, en particulier l’accès aux biens et aux droits, ont connu un changement sans précédent. » « Ce scénario d’inclusion par la consommation » a stimulé la croissance économique et permis au Brésil de résister à la crise économique de 2008. Le Brésil s’est hissé sur la scène mondiale comme un partenaire émergent et fiable.
Mais, fait observer Rosana Pinheiro-Machado, il a aussi fait émerger chez ceux qui sont sortis de la pauvreté grâce aux programmes sociaux du Parti des travailleurs une idéologie consumériste qui privilégie, dans leur parcours, le mérite personnel, l’acquisition de biens de consommation et, d’une manière générale, les valeurs de l’individualisme plutôt que la mobilisation politique et l’engagement citoyen.
Le récit luliste, qui reposait sur un scénario de croissance continue, consistait à dire aux masses populaires : « Enrichissez-vous » , sans que le gouvernement de Lula ne touche aux privilèges des plus riches ni aux fortunes accumulées grâce à la corruption. Lorsque la crise a atteint le Brésil en 2013, ce grand récit s’est effondré entraînant avec lui les partis traditionnels, le système démocratique et, par un effet domino, a provoqué la crise des « valeurs » démocratiques, laïques et humanistes.
La brèche ouverte par le « lulisme » s’est alors refermée, comme en témoignent les manifestations de masse qui ont touché le Brésil en mars 2013, des manifestations que l’anthropologue compare au mouvement français des « gilets jaunes » . Parti de Porto Alegre et dirigé contre la hausse des tarifs d’autobus, le mouvement s’est progressivement étendu à tout le pays, rassemblant jusqu’à un million de manifestants et prenant pour cible l’organisation de la Coupe du monde de football de 2014, jugée trop coûteuse au regard des besoins en matière de santé ou d’éducation.
Les manifestations de juin 2013 ont été le prologue des cinq années de « limbes historiques » , une période de transition au cours de laquelle le phénomène Bolsonaro (et non Bolsonaro lui-même) a pris naissance et s’est développé. Le grand récit de l’ « émergence » du Brésil porté par Lula s’est effondré et le scénario Bolsonaro est apparu comme une option politique crédible et un récit alternatif. Celui qui, élu député pendant 25 ans, s’était contenté d’un rôle de seconde zone dans la politique brésilienne, une sorte de « bouffon » au sein du « bas clergé » parlementaire, a fait irruption au premier plan.
En 2013, Bolsonaro représentait 7 % des voix. La même année, il figurait parmi les personnes les plus recherchées sur Google. En 2014, il passe de 7 à 17 % après la destitution de Dilma et, à partir de là, il ne cesse de croître. Le système politique, perçu comme corrompu, s’est effondré et Bolsonaro s’est alors développé comme une alternative radicale. Entre 2013 et 2018, il est l’homme politique le plus souvent invité à la télévision. Présent dans 33 programmes populaires, il est devenu un véritable phénomène médiatique.
Des trois « A » des agences de notation aux trois « B » des lobbys
Depuis son élection, Bolsonaro gouverne via Twitter en suscitant des polémiques incessantes et en clivant la société brésilienne. Comme Trump son modèle, il domine l’agenda médiatique à coups de provocations.
Ainsi a-t-il ordonné aux militaires d’organiser le 31 mars dans les casernes les « commémorations qui se doivent »pour le 55 e anniversaire du coup d’État qui a plongé le Brésil dans une dictature militaire pendant 21 ans. En avril 2016, lors de la séance de la Chambre des députés où a été votée la destitution de la présidente Dilma Rousseff (ex-guérillera torturée par les militaires), Bolsonaro avait dédié son vote « à la mémoire du colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra » , qui avait personnellement torturé la présidente. Le héros de Bolsonaro est l’un des tortionnaires les plus cruels de la dictature, coupable d’avoir même emmené des enfants en bas âge voir leurs mères torturées, meurtries et nues pour faire pression sur eux. Deux mois plus tard, Bolsonaro avait affirmé à la radio Jovem Pan : « L’erreur de la dictature a été de torturer sans tuer. » Depuis, la photo du tortionnaire orne le T-shirt de ses partisans.
À l’occasion de visites officielles au Paraguay et au Chili, il a rendu hommage aux dictatures d’Alfredo Stroessner (1954-1989) et d’Augusto Pinochet (1973-1990). Mais à la différence de ces deux pays où les crimes de la dictature ont été punis, l’impunité des crimes du régime militaire au Brésil a suscité une sorte d’amnésie collective. « Il n’y a pas le moindre doute sur le fait qu’il s’agissait d’un coup d’État militaire avec le soutien de civils, au nom de la lutte contre le communisme » , a déclaré Paulo Sergio Pinheiro, ministre des droits de l’homme sous la présidence de Fernando Henrique Cardoso (1995-2002).
Selon la Commission nationale de la vérité, il y a eu durant la dictature brésilienne 434 assassinats et des centaines de détentions arbitraires et de tortures d’opposants. Cela n’avait pas empêché Bolsonaro, alors député, de se poster plusieurs années de suite devant le ministère de la défense, un fumigène à la main, pour célébrer la date du 31 mars, notamment en 2014 lors du cinquantenaire. Bolsonaro n’a que faire de la vérité historique, comme il l’a prouvé lors de sa visite officielle en Israël, où il a heurté jusqu’à ses hôtes en affirmant que « le nazisme était une idéologie de gauche » .
La plus grande économie d’Amérique latine est désormais gouvernée par les clameurs de haine des « croyants » du bolsonarisme. Une religion profane soumise non plus seulement aux règles des agences de notation et à leur trois « A » mais aux exigences des trois « B » , les lobbys du (boeuf), les partisans du port d’arme (balles) et les religieux pentecôtistes (Bible). Cette religion n’a pas de credo, c’est le discrédit qui en tient lieu, un discrédit qui frappe toute la classe politique accusée de corruption. Les croyants du bolsonarisme n’attendent pas de lui la vérité mais la sincérité. Une sincérité qui ne souffre aucun tabou moral ou politique. Aucun interdit.
Afin de crédibiliser ce discours, Bolsonaro a construit la figure du « vagabond » , le grand ennemi du Brésilien moyen : le stéréotype du marginal, pauvre, noir, dealer de drogue. Il s’est progressivement étendu aux travestis, gays, aux habitants du Nord-Est, aux activistes en tous genres, aux féministes et aux universitaires…, à tous ceux qui menaçaient la stabilité de la famille traditionnelle.
La polarisation qui a favorisé la montée de Bolsonaro n’oppose donc pas seulement la droite et la gauche, elle s’est aussi structurée autour de la question du genre. Selon Rosana Pinheiro-Machado, la « crise du genre masculin » est inséparable de la crise économique. « La masculinité a été doublement affectée par l’émergence de nouvelles voix féministes et par les difficultés liées à la crise économique. Dans ce monde fou où les filles parlent politique, Bolsonaro représente une figure militaire capable de rétablir l’autorité masculine et de garantir un ordre dans un monde désorienté » , explique-t-elle.
Un fascisme 2.0
L’enquête réalisée à Porto Alegre par Rosana Pinheiro-Machado a montré que le phénomène Bolsonaro a pris de l’ampleur dans les semaines qui ont précédé les élections. Il s’est mis à gonfler de manière irrationnelle un phénomène « d’effervescence collective » . À la question « Pourquoi votez-vous Bolsonaro ? » les ethnologues qui participaient à l’enquête obtenaient des réponses de plus en plus irrationnelles : « Pour la famille, pour Dieu, pour la corruption, pour le chien, pour tout. » C’était un mouvement de radicalisation, très émotif et contagieux, nourri par les réseaux sociaux.
Des enquêteurs ont présenté une vidéo à de jeunes lycéens qui énuméraient les phrases les plus controversées de Bolsonaro. À la fin de la vidéo, les lycéens riaient et applaudissaient. Pourquoi riaient-ils ? « Parce qu’il est cool, parce qu’il est un mythe, parce qu’il est drôle, parce qu’il dit ce qu’il pense » , telles étaient les réponses les plus fréquentes. Certains allaient même jusqu’à nier que Bolsonaro prononce des discours de haine. Un garçon de 16 ans a résumé l’opinion générale : « Il n’a aucun discours de haine. Il ne fait qu’exposer son opinion, dire la vérité. » Le vote Bolsonaro apparaissait comme une provocation et comme un jeu, une sanction contre le système et un défi ludique. « Les non-dupes errent » , disait Lacan. C’est devenu la loi des réseaux sociaux. Désormais ils votent Bolsonaro ou Trump.
Le mythe Bolsonaro, c’est un Janus à deux visages. L’un regarde vers le passé de la dictature militaire, et affiche les formes « sérieuses » de l’autorité, ses slogans et ses drapeaux, l’autre est tourné vers le futur, il gouverne via Twitter et adopte les idéaux types en vigueur sur les réseaux sociaux. La transgression, l’affrontement, l’outrance y sont surjoués, adoptés comme des postures ludiques et juvéniles.
Toutes les déclarations proto-fascistes de Bolsonaro, aussi extrémistes soient-elles, sont acclimatées, rendues acceptables et comme inoffensives sur les réseaux sociaux, ce territoire où le jugement politique ou moral est comme suspendu, créant une sorte de tolérance à la haine. Tout ce qui est excessif est relativisé par l’onction numérique, soumis à l’injonction du « tout dire » légitimée par la sincérité et l’authenticité. C’est la caractéristique de ce fascisme 2.0.
Ce qui ne signifie pas que la violence en ligne soit sans danger. Car ce fascisme 2.0 a besoin de vrais meurtres, pour ne pas se dissoudre dans le pur éther du mythe, comme l’ont montré l’assassinat de Marielle Franco et les nombreuses agressions contre les LGBT. Dans El País , Eliane Brum s’alarme des « violences commises par des agents des forces de sécurité de l’État au cours des 100 premiers jours de l’année, telles que l’exécution de 11 suspects à Guararema (SP) par la police militaire et les 80 coups de feu tirés sur une voiture familiale par des soldats à Rio » . Un véritable permis de tuer délivré par ce gouvernement, qui encourage la guerre entre Brésiliens, félicite les policiers qui tuent des suspects et autorise la vente libre des armes à feu. Sans oublier les attaques contre les sans-abri : en trois mois, au moins huit mendiants ont été brûlés vifs au Brésil.
La samba des minorités
Les parodies du fascisme ou du nazisme, comme celles de Chaplin dans Le Dictateur par exemple, seraient beaucoup plus difficiles à réaliser aujourd’hui, car le fascisme de Bolsonaro, les outrances de Trump ou de Salvini se présentent comme des parodies. Ils se donnent à lire au second degré, teintés d’ironie, sous la forme de l’inversion du vrai et du faux, du légitime et de l’illégitime, de l’original et de la copie. Dans le monde des réseaux sociaux, le risque n’est pas d’être démenti mais d’être moqué.
C’est la loi du carnavalesque politique, qui prend au Brésil une forme originale. Pendant que la politique se carnavalise sous les traits de l’outrance et de la déformation bolsonaresque, le carnaval se politise en reprenant à son compte les droits des minorités sociales, sexuelles, ethniques.
Le sociologue Éric Fassin rappelle dans son blog que le carnaval a affiché cette année une opposition déclarée au discours raciste, machiste et homophobe du nouveau chef de l’État. « Au défilé des écoles de samba, c’est Mangueira qui l’a emporté avec son hommage ouvertement politique à Marielle Franco » , la conseillère municipale noire de Rio et militante des droits des minorités, assassinée il y a un an, presque jour pour jour, le 14 mars 2018. Le spectacle mettait également en scène l’histoire des dominations multiples qui, depuis toujours, font le Brésil. Les chars évoquaient aussi bien l’esclavage (aboli en 1888) que la dictature (de 1964 à 1985). « Jair Bolsonaro a donc tenté une contre-attaque avec un tweet qui fait curieusement écho à Donald Trump, dont il s’inspire : il a relayé une vidéo de golden shower (un homme urinant sur un autre). »
« Si cela n’engendrait pas tant de possibilités destructrices pour le pays, le phénomène Bolsonaro serait un objet d’étude assez fascinant , écrivait Eliane Brum. Jair Bolsonaro est l’incarnation d’un phénomène beaucoup plus grand que lui, dont il tire parti. Autant que Donald Trump, au niveau mondial. La tragédie est qu’ils ne sont peut-être que les premiers. »Un spectre hante les démocraties en décomposition. Ce spectre a plusieurs visages et un nom qui lui sert de masque, le populisme. Il se manifeste sous différentes formes, du Brexit à l’élection de Trump aux États-Unis et de Bolsonaro au Brésil. En Europe, il a pris le visage de Matteo Salvini en Italie, de Viktor Orbán en Hongrie, de Vox en Espagne, et étend ses tentacules en Allemagne (AfD), en Autriche (FPO), en Pologne (PiS), en Suède (SD), en Finlande (Perussuomalaiset) ou au Royaume-Uni (Ukip).
Mais quelle est donc cette force invisible qui rassemble les foules, inspire leurs cris, renverse les calculs des sondeurs et des stratèges, nourrit la colère des exclus ou entretient leur vénération d’un sauveur ?
La spirale du discrédit qui gagne les démocraties ouvre la voie à la puissance dévoratrice du mythe. Car le mythe n’est pas un récit, c’est l’appel à un rassemblement collectif, une puissance de convocation d’un peuple, un rêve collectif autour duquel se regroupent les peuples sans récit.
Dans la formation d’un mythe collectif, il y a la réapparition spectrale de quelque chose qui a disparu : la souveraineté perdue, la promesse sociale de l’État-providence. Le mythe ne cache rien : il ressuscite. « Le rêve américain est mort , clamait Donald Trump pendant sa campagne. Si je suis élu, je vais le ressusciter. » Avec le mythe, c’est la puissance d’une identité perdue qui revient. Un Royaume-Uni souverain avec le Brexit. Une Amérique plus grande avec Trump.
Le jour de la prise de fonction de Bolsonaro, Filipe Martins, un blogueur politique proche de Bolsonaro, a tweeté : « Le nouvel ordre est là. Tout est à nous. Deus vult . » « Deus vult » , « Dieu le veut » , est la formule latine de la Première croisade. Depuis, Bolsonaro a nommé Martins conseiller spécial aux affaires internationales. Lors du deuxième tour de l’élection présidentielle, il avait été plus explicite : « La nouvelle croisade est décrétée. »