Eliane Brum, L’autre Brésil, 14 février 2020
700 jours après l’assassinat de Marielle Franco, la nouvelle de la semaine n’est pas l’élucidation du crime mais celle de l’assassinat de la personne clé pour élucider le crime.L’exécution de Marielle, conseillère municipale de Rio de Janeiro et militante des droits de l’homme, a marqué le moment du franchissement d’une limite au Brésil. Le fait que l’on n’ait pas précisé jusqu’à aujourd’hui, près de deux ans plus tard, qui était le commanditaire du crime et la raison pour laquelle elle a été assassinée, démontre l’incapacité croissante et de plus en plus dangereuse des institutions à protéger la démocratie dans le pays. Le fait qu’Adriano da Nóbrega soit réduit au silence ce dimanche 9 février, que cela soit prémédité ou non, démontre que le Brésil est un pays où les frontières entre le droit et le crime ont été brouillées à un niveau sans précédent. Nous ne savons pas qui est au gouvernement. Et nous devons le savoir.
Même si les faits sont déjà connus de la majeure partie de la population, nous devons les réaffirmer. Adriano da Nóbrega aurait pu clarifier le système d’emplois fictifs, c’est-à-dire de détournement des salaires des fonctionnaires du cabinet du représentant de l’État de l’époque, Flávio Bolsonaro, aujourd’hui sénateur et fils du président Jair Bolsonaro. Il aurait pu clarifier la nature profonde des relations entre la famille Bolsonaro et la milice de Rio de Janeiro. Il aurait pu aider à clarifier le meurtre de Marielle Franco.
Il aurait pu mais il ne le pourra plus. Il a été assassiné lors de soi-disant échanges de tirs durant une intervention conjointe de la police militaire de Bahia et de la police civile de Rio de Janeiro. Des dizaines de policiers entraînés semblent avoir été incapables d’appréhender, dans une maison isolée, une personne considérée comme essentielle à l’élucidation des crimes qui hantent la République. Ils ont juste été capables de le tuer. Selon Paulo Emílio Catta Preta, avocat du défunt, Adriano aurait affirmé quelques jours auparavant que si la police le retrouvait, elle l’éliminerait : « destruction de témoin ». Lorsqu’il a été assassiné, il se cachait chez un conseiller du Parti Social Libéral, parti auquel, encore tout récemment, le président et son fils appartenaient.
Qui était Adriano da Nóbrega ?
Ancien capitaine de la BOPE, l’élite de la police militaire de Rio, Adriano était en fuite depuis un an, soupçonné de diriger la milice Rio das Pedras, la plus ancienne de Rio, ainsi que le Bureau du crime, un groupe de tueurs à gages. Composé de policiers et d’anciens policiers civils et militaires, le Bureau du crime est lié aux enquêtes sur l’exécution de Marielle Franco. Adriano avait déjà été arrêté trois fois, pour meurtre et tentative de meurtre, puis relâché. Sa femme et sa mère travaillaient au sein du cabinet de Flávio Bolsonaro jusqu’en novembre 2018.
Adriano était proche de Fabrício Queiroz, soupçonné de commander le système d’emplois fictifs au profit de Flávio Bolsonaro et d’être impliqué dans la milice de Rio das Pedras. Queiroz, pour sa part, n’était pas un simple employé, mais un ami personnel de Jair Bolsonaro depuis les années 1980. Il était également officier de police militaire à la retraite. Un chèque de Queiroz, d’un montant de 24 mille réaux, a été déposé sur le compte de la première dame, Michelle Bolsonaro.
L’homme qui a été tué était soutenu publiquement par la famille Bolsonaro dans l’exercice de ses mandats de parlementaires. En tant que membre du Congrès, Flávio avait remis en 2005, au policier d’alors, la médaille Tiradentes, plus haute distinction de l’Assemblée législative de Rio. À cette époque, Adriano purgeait une peine de prison pour le meurtre d’un gardien de voiture qui avait dénoncé des officiers de police. C’était la deuxième fois que le fils aîné du président honorait le policier militaire. Toujours en 2005, Jair Bolsonaro, alors député fédéral, avait fait un discours à la Chambre des représentants, défendant Adriano et protestant contre sa condamnation pour meurtre. Selon le Ministère Public de Rio, les comptes d’Adriano ont été utilisés par Queiroz pour transférer l’argent du système d’emplois fictifs du cabinet de Flávio Bolsonaro.
Les deux accusés des meurtres de Marielle Franco et d’Anderson Gomes sont le policier à la retraite Ronnie Lessa, qui aurait tiré les coups de feu, et l’ancien policier Élcio Vieira de Queiroz, qui lui aurait conduit la voiture. Tous deux sont soupçonnés d’appartenir au « Bureau du crime », qui serait dirigé par Adriano da Nóbrega. Ronnie Lessa, quant à lui, vivait dans le même ensemble résidentiel que Jair Bolsonaro, à Barra da Tijuca.
Sur cette carte des coïncidences et des soupçons, Adriano da Nóbrega était la personne capable de relier les divers points et de combler les lacunes. Mais il est mort.
Ce qui n’est pas possible
Toutes les coïncidences peuvent n’être que des coïncidences. Il est possible que la famille Bolsonaro soit tout simplement naïve lorsqu’elle choisit ses amis et ses collaborateurs. Il est possible que Flavio Bolsonaro ait été trop distrait pour remarquer ce qui se passait au sein de son cabinet sous le commandement de son ami Queiroz. Il est possible que Flavio Bolsonaro n’ait eu aucune relation avec ce voisin nommé Ronnie Lessa. Il est possible que le groupe de policiers de Bahia et de Rio qui est allé arrêter Adriano soit tout simplement incompétent. Il est possible que ce grand nombre de policiers militaires et d’anciens policiers soupçonnés de crimes ne soit que le fruit du hasard et ne révèle rien sur ce qu’est devenue l’institution police militaire.
Ce qui n’est pas possible, c’est de continuer sans savoir si Bolsonaro et son clan sont impliqués ou non avec des criminels. Si oui ou non Bolsonaro et son clan sont impliqués avec les milices. S’il y a eu ou non un système d’emplois fictifs au sein du cabinet de Flavio Bolsonaro. Ce qui n’est pas possible, c’est que, 700 jours après le meurtre de Marielle Franco, le Brésil – et le monde – ne sachent pas qui l’a fait tuer. Et pourquoi.
Rien n’est normal au Brésil aujourd’hui
Il y a un effort réel pour considérer comme normal ce que le Brésil vit aujourd’hui. Comme s’il ne s’agissait que d’anomalies qui pouvaient être corrigées au cours du processus électoral et sous la surveillance d’institutions solides. Comme si ce qui se passe était le jeu de la démocratie. Il n’y a cependant rien de normal dans ce qui se passe au Brésil aujourd’hui.
On a toutes les raisons de penser qu’Adriano da Nóbrega a été exécuté afin de ne pas révéler ce qu’il savait. Même si cela était dû à l’incompétence de la police, comment peut-il être normal qu’une partie importante de la population brésilienne soit sûre que les policiers militaires travaillent pour eux-mêmes ou pour des intérêts qui ne sont pas ceux de la population ou de la justice ? Comment trouver normal que ce réseau de suspects soit composé de policiers ou d’anciens policiers ? Comment trouver normal de vivre avec le pouvoir des milices, qui sont formées par des membres des forces de sécurité officielles des états ? Et comment trouver normal que l’ADN des miliciens marque les actes et les faits du président de la République, d’un sénateur de la République qui est le fils du président et d’autres membres de la famille du clan ? Ce Brésil n’est pas né d’aujourd’hui, mais c’est seulement aujourd’hui que nous avons un président et une famille présidentielle impliqués dans tant de coïncidences criminelles, qui versent de plus en plus de sang et sur lesquelles il semble de plus en plus difficile de faire la lumière.
Bolsonaro et les institutions
La trajectoire de Jair Bolsonaro peut être racontée par l’action mais aussi par l’inaction des institutions brésiliennes. Si le capitaine de l’époque avait été condamné par la Cour militaire supérieure, au lieu d’être acquitté, pour avoir planifié de placer des bombes dans des unités militaires afin de protester contre les bas salaires, le pays serait-il différent aujourd’hui ? Si le membre du Congrès fédéral de l’époque, Jair Bolsonaro, avait été jugé et condamné pour chaque déclaration raciste et d’incitation à la violence qu’il a faite pendant ses presque 30 ans de mandat au Congrès, le Brésil serait-il différent aujourd’hui ? Si le député Jair Bolsonaro de l’époque avait répondu devant la justice et avait été radié par ses pairs pour avoir rendu hommage à un tortionnaire lors de la mise en accusation de Dilma Rousseff, le Brésil serait-il différent aujourd’hui ?
L’exercice du » et si » en vaut tout à fait la peine, un exercice visant à faire la lumière sur ce qui s’est réellement passé. Ou qui, de fait, ne s’est pas passé. Ce à quoi l’on fait face aujourd’hui, c’est que faire face à cette réalité maintenant. Non pas quel pays serait le Brésil, mais quel pays sera le Brésil si nous ne découvrons pas pourquoi nous ne pouvons pas découvrir qui a fait assassiner Marielle Franco.
La question la plus dangereuse
L’apparente impossibilité d’élucider la mort de Marielle, qui a déjà donné lieu à des déclarations alarmantes des autorités publiques dans un passé récent, nous entraîne vers des questions de plus en plus dangereuses. Les questions dangereuses sont souvent les plus importantes.
Nous savons depuis longtemps qu’il existe une puissance parallèle au Brésil. Un pouvoir criminel qui, à différentes époques, a eu et a des ramifications au sein de la structure de l’État. Les milices cariocas, héritières des escadrons de la mort formés par la police, sont le meilleur exemple abouti de cette dystopie devenue réalité. Mais également de leur évolution encore plus perverse, car ils ont été confondus ces dernières décennies avec l’État lui-même, dans la mesure où ils sont des agents de l’État utilisant la structure de l’État pour contrôler les communautés, pour tirer profit de cette domination et pour exécuter ceux qui s’opposent à leur pouvoir. Ils ont commencé à agir en prétextant de protéger les favelas et les périphéries du trafic de drogue. Et ils sont devenus encore pires que le commerce de la drogue. Dans bien des cas, ils sont les complices des trafiquants de drogue, dans la plupart des cas, plus puissants qu’eux.
Comment le citoyen peut-il faire face à un pouvoir qui contrôle à la fois le crime et les forces de répression du crime, l’usurpation des services publics et les services publics eux-mêmes, un pouvoir qui commercialise même des ballots de votes lors d’une élection, comme le font certaines milices ? Les nombreuses communautés qui sont aujourd’hui otages des milices à Rio peuvent raconter ce que c’est que de vivre sous le joug de la loi qui corrompt la loi, d’une police voyou.
Ce qu’Adriano da Nóbrega aurait pu clarifier, c’était de dire si ce pouvoir avait cessé d’être un pouvoir parallèle. Si nous sommes arrivés au point où l’un et l’autre sont les mêmes, ensemble au Planalto. Il aurait pu mais il ne peut plus. Et nous, qui sommes (encore) en vie, que pouvons-nous faire ? Et surtout, que ferons-nous ?
Texte originellement publié le 12 fevereiro 2020 sur El País Brasil.
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Eliane Brum est écrivain, journaliste et documentariste. Autrice des livres de non-fiction Coluna Prestes – o Avesso da Lenda, A
Vida Que Ninguém vê, O Olho da Rua, Avesso da Lenda, A Vida Que Ninguém vê, O
Olho da Rua, A Menina Quebrada, Meus Desacontecimentos, et des romans Uma Duas.
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