Manuela D’avila et Rachel Knaebel, Bastamag, 6 juin 2019
Voilà six mois que le Brésil est gouverné par un président d’extrême droite, Jair Bolsonaro. Après avoir libéralisé le port d’armes, il s’attaque aux universités publiques en coupant massivement leurs budgets et s’apprête à démanteler le système de retraites par répartition. Comment résistent les mouvements sociaux ? La gauche brésilienne peut-elle rebondir et incarner un nouveau projet d’émancipation ? Entretien avec la députée Manuela D’Avila, qui a été candidate à la vice-présidence lors de l’élection présidentielle aux côtés de Fernando Haddad, battu par Bolsonaro, que Basta ! a rencontrée lors de sa visite à Paris.
Basta ! : Ce 5 juin à Paris, le ministère de l’Économie a accueilli un forum économique franco-brésilien, avec des représentants du patronat brésilien, un membre du gouvernement de Bolsonaro et le patronat français, pour parler des privatisations en cours au Brésil. Quel est le rôle des économies et des dirigeants des pays européens dans ce moment politique dramatique que le Brésil est en train de vivre ?
Manuela D’Avila [1] : Bolsonaro s’est résigné à ce que le Brésil occupe le rôle d’une nouvelle colonie. C’est son projet, et un problème grave pour le Brésil. Il faut que les gens sachent que le gouvernement de Bolsonaro ne respecte pas les droits humains, incite à leur violation, et milite même pour leur disparition. C’est quelque chose que tout dirigeant européen doit prendre en compte dans les relations qu’il entretient avec le gouvernement brésilien.
Quelles sont les mesures législatives les plus inquiétantes que le gouvernement a prises depuis six mois au pouvoir ?
Le président gouverne par décret. Il n’a pas fait voter de lois car il ne considère pas le Congrès comme nécessaire pour gouverner. Bolsonaro a par exemple libéralisé par décret, et presque sans aucune restriction, le port d’armes, dans un pays qui compte déjà 62 000 victimes d’homicides par an, où les discours prônant la violence politique se renforcent, et alors qu’une élue de Rio de Janeiro a été exécutée l’an dernier [2]. Par décret, il a décidé de couper 30 % des financements de toutes les universités publiques. Il cherche ainsi à en finir avec l’éducation publique, et avec la recherche fondamentale qui, au Brésil, se mène dans les universités. Bolsonaro prépare également une réforme des retraites, qui marquera la fin de toute perspective de pensions via le système public [retraites par répartition, basées sur les cotisations des salariés, ndlr], dans un pays qui compte à l’heure actuelle près de 14 millions de personnes sans emploi, des personnes qui n’ont déjà pas de salaire pour survivre.
Pourrait-il faire passer la réforme des retraites par décret ?
Non. Mais il pourrait réussir à faire adopter la réforme par le Congrès. Il existe au Congrès un groupe de députés centristes anti-Bolsonaro, démocratique, mais libéral économiquement. C’est un dilemme, car il y a un agenda qui rapproche les libéraux et Bolsonaro : l’agenda économique. De notre côté, nous voulons nous allier aux libéraux pour défendre la démocratie et les droits fondamentaux, mais il n’est pas sûr que ce combat soit aussi déterminant pour eux que l’agenda économique. Nous verrons ce qu’il en sera avec le projet de loi anti-crime que veut faire passer le ministre de la justice Sergio Moro [le juge qui a décidé de l’emprisonnement de Lula, ndlr]. Ce projet va légaliser et renforcer l’impunité de la violence policière, qui tue déjà des milliers de personnes [Entre 2009 et 2016, 21 892 personnes ont été tuées par des policiers au Brésil, soit 2700 personnes par an, ndlr], et vise à faire des organisations de gauche des organisations criminelles.
Les syndicats brésiliens sont-ils affaiblis ? Quelles sont les forces d’opposition au gouvernement ?
Les syndicats ont déjà été attaqués sous le gouvernement précédent de Michel Temer (droite). Il avait lancé une réforme du droit du travail, qui a largement précarisé les salariés, et a retiré des ressources financières importantes pour les syndicats en supprimant la contribution syndicale obligatoire. Une grève générale, la plus grande grève des 20 dernières années, a cependant empêché la première tentative de réforme des retraites qui avait alors été initiée.
Aujourd’hui, l’opposition vient surtout du monde de l’éducation, avec des manifestations amples, populaires, qui ne sont pas organisées par la gauche. Du point de vue numérique, les manifestations étudiantes des 15 et 30 mai sont très impressionnantes. Je n’ai jamais vu un mouvement étudiant comme celui-ci. Si les coupes budgétaires annoncées sont réalisées, des universités fédérales vont devoir fermer dans les trois mois qui viennent. Nous avons démocratisé l’université au Brésil : nous comptons deux fois plus d’étudiants aujourd’hui que lorsque j’étais moi-même étudiante. Toute une génération d’étudiants sont les premiers de leur famille à entrer à l’université. C’est quelque chose de très important. Je ne pense donc pas que ce mouvement social va s’arrêter.
L’accès à l’éducation, à la santé, les programmes sociaux qui ont sorti des centaines de milliers de familles de la pauvreté, comme la Bolsa familia… L’ensemble des politiques de lutte contre les inégalités menées par la gauche au pouvoir entre 2002 et 2016 sont-elles intégralement menacées par l’extrême droite ?
Ce n’est même plus une menace, c’en est déjà presque fini de ces programmes. Le programme Mais médicos [« plus de médecins »] pour couvrir médicalement les zones isolées a été bloqué avec un argument idéologique. Les médecins du programme étant en majorité cubains, et comme, selon le gouvernement, « Cuba est une dictature communiste », les médecins cubains ont été renvoyés. Mais très peu de médecins brésiliens acceptent de travailler dans les communautés retirées où étaient implantés les médecins du programme. Le résultat, c’est que leur départ pourrait causer 100 000 morts précoces d’ici 2030, par manque de couverture médicale [3]
Quelles sont les possibilités d’actions des partis de gauche au Parlement ?
Le groupe du Parti des travailleurs [PT, le parti de l’ex président Lula] est le plus gros groupe politique à la chambre des députés. Mais son influence est limitée à cause du nombre important de partis représentés. Il ne représente pas plus de 10 % des députés. C’est peu. Cela ne signifie pas pour autant que le gouvernement dispose d’une large majorité. De toute façon, Bolsonaro ne cherche pas le dialogue au Congrès, il cherche juste à solidifier sa base. C’est pour cela qu’il gouverne par décret. Sa base s’est radicalisée, devient encore plus violente politiquement. Les manifestations de partisans de Bolsonaro, organisées le 26 mai en soutien à sa politique ont été moins importantes en nombre que celles de l’opposition, que les nôtres. Elles ont cependant réuni beaucoup de gens, avec une base avant tout composée des évangélistes pentecôtistes, les plus radicalisés des évangélistes.
Que se passe-t-il au sein de la gauche, pour éviter de subir de nouvelles défaites ?
Les élections municipales auront lieu l’année prochaine. Ce sera un espace pour expérimenter l’union et des transformations. J’ai beaucoup d’espoir : malgré les limites au sein des directions des partis, la population envoie des messages très clairs qui disent que c’est la voie à suivre. Qui ne perçoit pas la gravité du moment que vit le Brésil sera écrasé par l’histoire.
En Europe, et en France, les extrêmes droites continuent de prospérer. Avez-vous un conseil pour y faire face ?
L’extrême droite au Brésil fait beaucoup de mal aux Brésiliens, l’extrême droite européenne fait du mal au monde entier. Imaginez une Europe entière dirigée par des Bolsonaro ! Mais les situations sont différentes. Vous luttez en Europe contre une extrême droite qui veut fermer ses frontières à d’autres peuples. De notre côté, nous luttons contre des personnes qui font allégeance à d’autres pays et le salut militaire devant leurs drapeaux [en référence à l’accueil par Bolsonaro, fin 2018, du conseiller à la sécurité nationale de Trump, John Bolton, quand le président brésilien, déjà élu, a alors effectué un salut militaire face au drapeau étoilé, ndlr] [4].
D’où peut venir la résistance, la perspective d’un projet politique prônant l’égalité ?
Nous devons observer avec une grande attention ce qui se passe dans le monde et quelles sont les voies de construction des résistances. Je suis une femme brésilienne. Dans mon pays, être une femme, être noir, être indigène, cela signifie beaucoup de choses. Il est impossible de dissocier la classe, le genre et la race. Qui résiste le plus au Brésil aujourd’hui ? Qui commence à construire des alternatives ? Ce sont les femmes, très jeunes souvent.
Les femmes noires sont les premières à prendre la tête des résistances. Car ce sont les premières à être abandonnées par le pouvoir, les premières touchées par la diminution des politiques publiques et par le renforcement de l’État policier. Leurs enfants sont ceux qui sont le plus tués par la police. De l’autre côté, elles luttent aussi pour être libres. Je suis marxiste, je suis du Parti communiste du Brésil, je suis évidemment convaincue que la résistance passera par les travailleurs. Mais il s’agit aussi, et en particulier, de cet ensemble de travailleurs-là, les femmes et les femmes noires. Au Brésil, les travailleuses noires vivent l’inégalité de manière beaucoup plus intense que les travailleurs blancs.