Léa Carrier, Alternatives, 4 septembre 2019
Deux ans après le génocide des Rohingyas au Myanmar, les défenseur·es canadien·nes des droits humains attendent toujours que le gouvernement libéral respecte ses responsabilités légales et morales à l’égard de la minorité musulmane.
Le 25 août dernier, ils étaient 200 000 Rohingyas du camp de réfugié·es de Kutulapong, au sud du Bangladesh, à commémorer le génocide de leur peuple. À l’autre bout du globe, l’heure était plutôt aux revendications. À l’occasion du deuxième anniversaire du génocide, le Réseau des droits de la personne Rohingya a tenu une dizaine de rassemblements à travers le Canada afin de dénoncer l’inefficacité des mesures mises sur pied par le gouvernement Trudeau face au massacre du peuple birman.
En septembre 2018, le Canada a emboîté le pas à l’ONU, devenant le premier pays à reconnaître le massacre des Rohingyas comme un génocide. Dans la Stratégie du Canada en réponse à la crise des Rohingyas au Bangladesh et au Myanmar, annoncée au printemps 2018 par Trudeau, le gouvernement libéral s’est engagé à verser 300 millions de dollars en aide internationale aux deux pays. Il s’est aussi donné pour mission d’encourager une transition politique démocratique de l’État de Rakhine et, surtout, de veiller à ce que les responsables du génocide soient traduits en justice. Or, depuis le dévoilement du plan d’action, aucun acteur des crimes commis n’a été amené devant la Cour pénale internationale (CPI).
« Le Canada a signé la Convention pour la prévention et la répression du génocide de 1951. Il a une obligation internationale et juridique de s’impliquer dans le problème », explique le cofondateur du Réseau des droits de la personne Rohingya, Raiss Tinmaoung. Il en appelle au gouvernement libéral pour qu’il joigne l’acte à la parole et incrimine les responsables du génocide. Dans une lettre adressée à la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland, plus d’une centaine d’organisations des droits de la personne et 34 sénateurs ont pressé le gouvernement fédéral d’entamer les démarches juridiques nécessaires à la condamnation de l’armée birmane.
Seulement, le Canada a les mains liées par des enjeux géopolitiques, soutient M. Tinmaoung. Selon lui, compte tenu des intérêts économiques et politiques de la Chine et de l’Inde au Myanmar, les alliés occidentaux n’osent pas s’engager trop loin dans le conflit, craignant de s’attirer les foudres de ces puissants États. En outre, dans un billet publié le 14 juillet dernier, la Société québécoise du droit international (SQDI) a exhorté le gouvernement canadien à ne pas lancer d’action juridique pour les crimes commis à l’endroit des Rohingyas. Selon elle, le Myanmar pourrait répliquer à une requête canadienne devant la CPI en invoquant la « doctrine des mains propres », selon laquelle un État étant lui-même responsable d’un génocide ne peut mettre sur la sellette un autre pays pour ce type de crime. Rappelons qu’en juin dernier, suite à la publication du rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, le gouvernement Trudeau a reconnu qu’un génocide a bien été perpétré à l’égard des peuples autochtones canadiens. Bien que le principe des mains propres soit sujet à un débat doctrinal, « il n’en diminue pas moins le risque que le Myanmar ne fasse sien cet argument », qui « serait alors très difficile à ignorer pour la Cour », est d’avis la SQDI.
Après le génocide
Si la dernière tuerie de masse remonte à plusieurs mois, le sort des Rohingyas n’a pourtant jamais autant nécessité une intervention internationale. « Deux ans après le génocide, rien n’a changé. Notre peuple vit encore dans des conditions terribles, que ce soit dans les camps de réfugié·es au Bangladesh ou dans les camps de concentration au Myanmar », explique Raiss Tinmaung, lui-même d’origine Rohingya. Accès précaire aux soins médicaux et à l’éducation, malnutrition, trafic humain : les 620 000 réfugié·es entassé·es entre les murs de Kutulapong n’ont pas connu de répit depuis l’exil. Pour les milliers d’autres qui n’ont pu fuir le sol myanmarais, la situation ne fait que s’aggraver. Plus tôt cet été, l’ONU a comparé les ghettos urbains qui rassemblent des centaines de milliers de Rohingyas au Myanmar à ceux qu’ont habité les Juifs durant l’occupation nazie.
Devant ces injustices et le désintérêt de la communauté internationale, Raiss Tinmaoung espère sensibiliser les citoyen·nes canadien·nes et remettre la gestion de la crise des Rohingyas à l’ordre du jour du gouvernement libéral. Mission plutôt réussie, quand on voit les centaines de personnes réunies lors des derniers rassemblements tenus par le Réseau des droits de la personne Rohingya au Canada.
Le professeur d’anthropologie et de sociologie guinéen Hamady Seck en est à sa deuxième participation à l’une de ces manifestations pacifiques, à laquelle il a participé à Montréal. Comme beaucoup d’autres Canadien·nes, il s’est senti interpellé par la détresse du peuple Rohingya, malgré les milliers de kilomètres qui les séparent. « L’être humain est la plus belle des créatures et nous nous devons de la protéger. C’est le devoir de l’humanité, tout simplement », affirme-t-il. Selon lui, le Canada doit être le premier pays à se lever et à interpeller les persécuteurs qui agissent au mépris des droits humains.
Obstacles juridiques
En 2017, 740 000 membres de l’ethnie musulmane minoritaire Rohingya avaient quitté le territoire birman, fuyant les persécutions orchestrées par l’armée et les milices bouddhistes. Tueries de masse, viols collectifs, villages incendiés : la décennie de violence subie par les Rohingya aura provoqué la mort de quelque 10 000 personnes et 81 000 grossesses non désirées. Le chef de l’armée Min Aung Hlaing a rejeté ces accusations, arguant que les exactions du régime myanmarais visaient des groupes rebelles Rohingyas.
En juin dernier, la procureur de la Cour Pénale Internationale a déposé une demande d’enquête au sujet des crimes commis à l’encontre des Rohingyas. L’armée birmane s’y était alors farouchement opposée, qualifiant d’« ingérence » toute intervention de la CPI dans cette affaire. L’État de Rakhine a en outre dénoncé le fondement juridique dans la mesure où la Birmanie n’est pas signataire du Statut de Rome, le traité qui a constitué la CPI. Une enquête pourra cependant être ouverte concernant la déportation du peuple Rohingya vers le Bangladesh, pays membre du Statut de Rome.