Brésil : les pyromanes de l’Amazonie brésilienne

IVAN DU ROY, Basta, 2 SEPTEMBRE 2019

 

Plusieurs incendies qui consument une partie de l’Amazonie ont été revendiqués par de gros propriétaires terriens brésiliens, en soutien à Bolsonaro et à leur « droit » à détruire la forêt. Une situation facilitée par les attaques contre les défenseurs de l’environnement, encouragées depuis la prise de pouvoir du dirigeant d’extrême-droite. Mais aussi par les clients achetant viandes et soja brésilien, dont la France. Décryptage.

Ils se sont coordonnés sur l’application Whatsapp pour mettre le feu à la forêt amazonienne. Dans l’État brésilien du Pará, 70 « fazendeiros » – des propriétaires terriens –, et des « grileiros » – des personnes spécialisées dans la falsification de titres de propriété pour s’accaparer illégalement des terres –, ont organisé, le 10 août, un « dia de fogo », un jour de feu. Ces incendies criminels ont été provoqués tout le long de la route BR 163, qui traverse cette partie de l’Amazonie, reliant les grands élevages et plantations plus au sud aux ports de matières premières situés sur les affluents de l’Amazone.

« Un énorme incendie a démarré autour d’une zone de forêt primaire. Le feu a été stratégiquement déclenché près de la forêt, pour que le vent pousse les flammes », décrivent les journalistes du site brésilien Globo Rural, qui ont révélé l’information. L’objectif des fazendeiros : manifester leur soutien au président brésilien Jair Bolsonaro – qui prône l’ouverture de larges zones de l’Amazonie à l’industrie minière ou à l’agrobusiness – et obtenir l’annulation de leurs amendes pour déforestation illégale.

Les alertes du ministère public ignorées

Des incendies similaires se sont déclenchés ailleurs, dans ces « zones frontières », le « front de la déforestation », là où l’industrie du bois, les gigantesques exploitations agricoles ou les compagnies minières grignotent inlassablement la forêt amazonienne, dévastant les territoires où vivent les communautés autochtones et la biodiversité. Le résultat a dépassé toutes les espérances des pyromanes : « Les satellites montrent d’énormes colonnes de fumée qui émanent de ces zones de frontières agricoles, telles que Novo Progresso, la région de Terra do Meio, dans l’état du Pará, et le sud-est de l’État d’Amazonas », explique Douglas Morton, responsable d’un laboratoire de recherche à la Nasa [1].

Selon le scientifique, la densité des colonnes de fumées repérées par les photos satellites s’expliquerait par l’utilisation importante de carburants, aspergés dans les zones de départ de feux, dans le but de créer un incendie assez puissant pour se propager dans la forêt tropicale humide. Une dizaine de jours plus tard, les image de la forêt amazonienne en flammes font le tour du monde, suscitant une grande émotion, provoquant même un incident diplomatique entre le président français Emmanuel Macron et son homologue brésilien.

Les autorités brésiliennes étaient au courant de la préparation de ce « jour de feu », révèlent également les journalistes de Globo Rural. Le 7 août, soit trois jours avant son déclenchement, le ministère public fédéral – les magistrats qui agissent au nom de l’État fédéral – alerte les services du ministère de l’Environnement : « La manifestation des producteurs ruraux, si elle est réalisée, entraînera de graves violations de l’environnement pouvant même échapper à tout contrôle et empêcher l’identification de leur responsabilité individuelle et collective », prévient l’institution. Le responsable local de l’Ibama, l’équivalent de l’Office national des forêts, leur répond qu’ils ne sont pas en mesure d’intervenir, à cause de trop grands « risques pour la sécurité » de leurs équipes sur le terrain. Les inspecteurs de l’Ibama ont d’ailleurs demandé « l’appui de forces de sécurité nationale » pour se rendre sur place [2]. La demande a été ignorée par le ministre de la Justice, Sergio Moro. Rien ne sera donc fait pour empêcher les pyromanes de passer à l’action.

Ricardo Salles, ministre de la lutte contre l’environnement

Est-ce bien étonnant au regard de la politique menée par le président Jair Bolsonaro, et au vu du profil de son très controversé ministre de l’Environnement, Ricardo Salles ? Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, en huit mois, le gouvernement Bolsonaro a amputé les administrations et institutions environnementales de leurs budgets en matière de prévention et de lutte contre les crimes écologiques. L’Ibama, en charge de la surveillance des forêts, a ainsi subi une coupe de plus d’un tiers de son budget. Les amendes délivrés aux responsables de déforestation illégale ont chuté d’un quart. L’Institut Chico Mendes, en charge de la conservation de la biodiversité, a également perdu 20 % de ses financements pour ses actions visant à combattre les incendies. Le 29 août, Jair Bolsonaro a signé un décret interdisant les brûlis – le fait de brûler broussailles et végétations sur des zones destinée à être cultivées – pendant deux mois. Reste à voir si l’administration brésilienne sera en mesure de le faire respecter.

Quant au ministre de l’Environnement, Ricardo Salles, son CV laisse perplexe. Il a été condamné, en décembre 2018, pour fraude… environnementale. Alors qu’il était en poste au sein de l’État de São Paulo, il aurait favorisé l’implantation d’industries minières dans des zones protégées (l’affaire sera rejugée en appel). Il fait aussi l’objet d’une enquête lancée en juillet pour enrichissement illicite. Sa fortune personnelle a plus que triplé en cinq ans.

En tant que ministre, il a à plusieurs reprises menacé des fonctionnaires travaillant pour les agences environnementales et affaibli les espaces consultatifs où siègent les organisation non gouvernementales. Pendant la campagne pour l’élection des députés au Parlement fédéral, le candidat Ricardo Salles suggérait, dans son affiche électorale, d’assassiner les paysans sans terres (qui, dans l’attente d’une réforme agraire, occupent régulièrement des terrains inutilisés par de gros propriétaires fonciers). De quoi donner un solide sentiment d’impunité à ceux qui rêvent de raser la forêt amazonienne, et ses habitants.

57 défenseurs de l’environnement tués au Brésil en 2017

La zone autour de la ville de Novo Progresso (« Nouveau Progrès »…) est, comme d’autres « zones frontières », particulièrement dangereuses pour les défenseurs de l’environnement ou les fonctionnaires chargés de lutter contre la déforestation illégale. Les équipes de l’Ibama doivent y être escortées par des policiers fédéraux lourdement armés. En 2017, le Brésil a hérité du triste record du nombre de défenseurs de l’environnement assassinés dans le monde : 57 ont été tués, principalement dans le Pará et dans l’État qui le borde, au sud, le Mato Grosso.

Dans l’esprit des propriétaires terriens, les éleveurs, les orpailleurs ou les bûcherons qui avancent dans l’Amazonie le long des routes fédérales, la forêt ne sert à rien. Elle serait aussi inutile que les communautés autochtones qui y habitent. Une fois ses ressources en bois exploitées, elle doit être rasée pour laisser la place à des activités plus « productives » et lucratives : l’élevage de bœufs et la culture de soja.

Le Brésil compte plus de 215 millions de têtes de bétail, dont 40% paissent désormais en Amazonie, sur des terres déboisées. Le nombre de bêtes broutant les anciennes forêts primaires désormais transformées en pâturages a quasiment doublé en vingt ans. Selon un rapport du ministère public fédéral, l’élevage bovin occupe 80% de la superficie déboisée de la région. La « Terra do meio » – la « terre du milieu » – autour de la ville de São Félix do Xingu, au Pará, abrite le plus grand troupeau de bovins du pays, avec 2,2 millions de têtes !

Empires de la viande et du soja

Le géant mondial de la viande, le brésilien JBS, y est d’ailleurs accusé d’avoir acheté du bétail à des éleveurs et entreprises condamnés pour déforestation illégale. C’est ce qu’a révélé en juillet une enquête menée conjointement par le site brésilien Reporter Brasil et le quotidien britannique The Guardian. JBS est l’un des plus gros producteurs de viandes au monde (3,2 milliards d’euros de bénéfices en 2018, 230 000 employés dans le monde). Très implanté aux États-Unis ou en Australie, là où le bœuf boosté aux hormones est autorisé, JBS possède en Europe quelques sites d’élevage de volailles et quelques usines de transformation, dont une en France. Sa filiale, Moy Park Beef Orléans, y produit des steaks hachés, notamment pour McDonald’s.

« Près d’un steak haché surgelé sur cinq élaboré en France sort aujourd’hui de son site de Fleury-les-Aubrais » en périphérie d’Orléans, communique Moy Park. L’entreprise assure se fournir en viande exclusivement en France et en Europe. Il y a deux ans, le fondateur de JBS a dû reprendre les rênes de son « empire agro-alimentaire », ses deux fils et nouveaux dirigeants, Joesley et Wesley Batista, ayant été incarcérés pour corruption, au profit de l’ancien président intérimaire Michel Temer. Les élevages de bœufs fournissent aussi du cuir. Plusieurs marques textiles – comme Timberland ou The North Face – ont d’ailleurs annoncé qu’elles envisageaient de boycotter la filière brésilienne.

Les plantations de soja remontent également vers l’Amazonie. Le Brésil est en passe de supplanter les États-Unis en tant que premier producteur mondial de soja, dont 95 % est OGM. Le Mato Grosso, au sud du Pará, en est le premier pourvoyeur avec 30 millions de tonnes récoltées l’année dernière. Nécessaire pour nourrir les troupeaux de bovins brésiliens, en croissance exponentielle, le soja est aussi exporté vers la Chine, principalement, puis l’Union européenne.

Le « boom » du soja commence ainsi à sérieusement grignoter la forêt. « En 2018, le ministre de l’Environnement de l’époque a publié une étude révélant que les plantations de soja occupent illégalement 47 300 hectares de forêt déboisée en Amazonie – une augmentation de 27,5% par rapport à la récolte précédente », note Reporter Brasil [3]. Ce soja « pirate » issu de la déforestation illégale a notamment été exporté vers la Norvège pour nourrir des saumons d’élevage.

Le Brésil premier fournisseur de soja à la France

Le soja brésilien débarqué dans les ports européens est principalement destinés à l’alimentation animale : les élevages industriels de volailles, de porcs, les vaches laitières, les bœufs pour la viande et les poissons d’élevages. Et la France ? Elle importe environ 2 millions de tonnes de soja brésilien chaque année, ce qui fait du Brésil son premier fournisseur. Ce soja provient principalement des plantations du Mato Grosso, qui commencent à s’étendre vers l’État amazonien du Pará.

Il est importé par les géants du trading de matières premières, les états-uniens Cargill et Bunge ainsi que le français Louis Dreyfus, puis acheté par des coopératives agricoles ou des entreprises agro-alimentaires. Du côté de la grande distribution et des grands groupes français, rares sont ceux qui cherchent à savoir si le soja brésilien qu’ils achètent provient, ou non, de la déforestation illégale. Seuls Carrefour, Danone ou le groupe laitier Bel disent commencer à y être vigilants, selon le rapport publié en mars dernier par trois organisations non gouvernementales (Mighty Earth, France nature environnement et Sherpa).

Au regard des projets du gouvernement de Bolsonaro pour industrialiser l’Amazonie, tout cela n’est sans doute que le début. Selon les documents révélés par le site OpenDemocracy, Bolsonaro et son gouvernement projettent de prolonger, via un pont géant sur le fleuve Amazone, la route BR163 bien plus au nord, cette fois dans des zone vierges de toute activité humaine, en dehors des peuples autochtones qui y habitent. Les communautés, les organisations de la société civile ou les élus qui s’opposeront à ces projets seront considérés comme des ennemis intérieurs. On comprend pourquoi, le 21 août, le président Bolsonaro, sans aucune preuve ni citer leurs noms, a accusé les « ONG » d’avoir elles-mêmes mis le feu à l’Amazonie, pour « attirer l’attention contre moi, contre le gouvernement du Brésil ».

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