Catalogne : construire de la base ce que le sommet nous refuse

Txetx Etcheverry, revue Possibles (Attac-France), décembre 2017

 

Quoi qu’on pense de l’indépendance de la Catalogne, le processus catalan est quelque chose de passionnant à étudier pour les militants progressistes, démocrates et en rupture avec ce système capitaliste qui nous fait foncer vers le précipice.

En effet, il s’agit là du plus important mouvement social de cette dernière décennie dans le camp progressiste européen. Où a-t-on vu, dans un territoire de 7,5 millions d’habitants une telle succession de manifestations aussi massives, réunissant parfois plus d’un million de personnes ? Quel est le mouvement social européen capable aujourd’hui d’organiser une chaîne humaine longue de 400 kilomètres, traversant sans discontinuité villes, banlieues et campagnes inhabitées ? Qui pourrait réussir à organiser un référendum, avec bulletins de vote, urnes, bureaux de vote, cens électoral, quand un État moderne met tous ses moyens (police, gendarmerie, services de renseignements, informatique, judiciaire, etc.) pendant un mois entier pour en empêcher la tenue, fermer les bureaux de vote et les sites d’information, et saisir les urnes et les bulletins de vote ?

Ce mouvement social a connu à la fois une expansion numérique et une radicalisation qui fait dire au politologue Jordi Muñoz : « Il y a quelque chose dans ce qui se passe en Catalogne qui pour l’observateur et chercheur en sciences sociales que je suis est particulièrement fascinant. Les mouvements sociaux ont différents mécanismes de protestation et normalement, ce que l’on observe est que les mécanismes les moins coûteux (en termes de risques individuels) sont les plus massifs, et les mécanismes les plus coûteux sont les plus minoritaires. C’est quasiment mécanique : plus le conflit se durcit, et plus ce sont les plus durs qui restent. Au contraire ici, le conflit s’est intensifié, le coût a augmenté – car sortir le 1er octobre représentait un coût potentiel beaucoup plus grand que sortir à voter le 9 novembre (consultation du 9 novembre 2014) ou à manifester le 11 septembre (pour les traditionnelles Diades) –, et pourtant le nombre de gens n’a pas diminué mais a au contraire augmenté. »

Une stratégie gagnante

Le processus catalan est intéressant à étudier parce qu’il reflète une stratégie gagnante et il nous faut en étudier les ingrédients. Gagnante ? Oui, de toutes évidences, si l’on mesure le chemin parcouru ces dix dernières années, du point de vue du mouvement indépendantiste :

  • d’abord, rappelons nous qu’en 2006, les sondages d’opinion donnaient 13 % d’habitants de la Catalogne appuyant l’indépendance de leur territoire. Dix ans après, ce même soutien oscille entre 45 et plus de 50 % (et les partisans du statu quo institutionnel sont largement minoritaires) malgré l’opposition des médias dominants et des entreprises les plus importantes.
  • d’autre part, les différents moments forts du processus ont largement contribué à « cristalliser » ce sentiment indépendantiste, l’enracinant pour longtemps au sein de secteurs très larges et très variés de la société catalane, toutes générations et origines confondues. Il faut s’imaginer les milliers de complicités et solidarités nouvelles qui se tissent dans une société qui arrive à organiser, malgré la répression, un référendum, en faisant surgir au petit matin 6 000 urnes et des millions de bulletins de vote – recherchés depuis un mois par toutes les polices de l’État espagnol – dans plus de 2 000 bureaux de vote où les gens ont passé la nuit pour empêcher leur fermeture. Il faut s’imaginer ce qui se passe dans la tête et les tripes des millions de gens tentant de voter malgré les charges et les violences policières, des vieux et des jeunes pleurant de joie quand ils parviennent dans ce contexte à glisser leur bulletin dans l’urne, tout cela laisse des traces en profondeur dans une société. Comme l’écrit David Fernandez, journaliste et figure de la CUP, mouvement indépendantiste anticapitaliste : « Paradoxalement, en voulant être république, nous avons appris à être peuple. »

Ce processus est tellement enraciné que même les attentats sanglants perpétrés par Daesh à Barcelone en août n’ont pas réussi à casser la dynamique populaire préparant le référendum interdit du 1er octobre (ce qu’on aurait pu craindre en se rappelant l’effet des attentats du 13 novembre 2015 sur les mobilisations de la COP 21). Et, chose à souligner, les manifestations catalanes de condamnation de ces attentats n’ont généré aucune crispation anti-musulmans ou anti-migrants, au contraire (les seules incidents de ce type étaient le fait de l’extrême droite espagnoliste). L’étreinte du père d’un enfant de trois ans tué dans ces attentats et d’un Imam de Barcelone, devant les caméras de télévision, a profondément ému l’opinion publique. Les images de musulmans manifestant contre les attentats aux cris de « Nous sommes musulmans et nous sommes catalans » ont marqué les esprits. Elles viennent en outre rappeler un fait essentiel : le processus catalan est celui de la construction d’une communauté de destin, pas celui d’une affirmation identitaire réactionnaire, essentialiste.

Une dynamique clairement progressiste…

C’est là également un des aspects à étudier de ce processus : il est clairement progressiste et évolue largement à gauche. Le parti de centre droit CIU, qui était largement majoritaire dans le catalanisme, cède la majorité à ERC, parti historiquement indépendantiste et de gauche. L’apparition et le dynamisme de la CUP, mouvement nourrissant une idéologie municipaliste autogestionnaire, anticapitaliste et féministe, pèse sur le balancier encore plus à gauche. D’autres images ont marqué les esprits, comme par exemple le 3 octobre, celle de ces salariés de la banque La Caixa, en costume cravate, coupant la Diagonal de Barcelone (une des principales artères de la ville), en criant un des traditionnels slogans de la CUP : « El carrers seran sempre nostres » (Les rues seront toujours à nous). On assiste à un processus de politisation et radicalisation d’importantes franges de la société, appuyant la rupture avec l’État espagnol, parce qu’elles voient là le seul chemin possible vers plus de démocratie et de progrès social.

Personnellement, cela m’a paru évident quand, lors d’une visite au Parlement catalan en 2016, je suis tombé sur un cadre accroché sur un mur, au contenu (d)étonnant : il s’agissait de la liste d’une trentaine de lois votées par le Parlement catalan et annulées par le Tribunal constitutionnel espagnol. Il y avait là l’esquisse d’un vrai programme de transition sociale et écologique ! Lois interdisant le fracking (fracturation hydraulique pour extraire pétrole et gaz de schiste) ; taxe sur les centrales nucléaires pour financer la transition énergétique ; loi pour aller plus loin dans l’égalité des genres ; loi contre la précarité énergétique ; taxe sur les logements laissés vides depuis plus de deux ans et alimentant un fonds pour le logement social ; loi interdisant les grandes surfaces commerciales de plus de 800 mètres carrés en dehors des villes et « trames urbaines consolidées », etc.

…républicaine et démocratique

La question posée dans la consultation, interdite, du 1er octobre 2017 : « Voulez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous la forme d’une République ? » reflétait crûment la revendication d’une république face à la monarchie espagnole. Car la revendication catalane pose la question de la rénovation possible de la constitution espagnole de 1978. Cette constitution a été approuvée en 1978 par des populations qui aspiraient à sortir au plus vite de quarante ans de dictature franquiste et qui ont dû avaler bien des couleuvres, et une transition dessinée par les franquistes eux-mêmes : impunité du régime franquiste et non-épuration des appareils d’État, maintien des grandes structures et privilèges économiques et sociaux sur lesquels il appuyait son pouvoir (armée, église, régime latifundiaire…), drapeau, monarchie, etc. Depuis, les deux partis de gouvernement, PP et PSOE, n’ont manifesté aucune volonté d’améliorer cette constitution, et ont au contraire délibérément bloqué toute évolution possible.

Pour les Catalans, l’impossibilité de progrès démocratique est encore plus évidente. La proposition de rénovation de leur statut d’autonomie, rédigée par une majorité progressiste PSC-ERC et votée à près de 90 % des voix par le Parlement catalan, a été également adoptée par le Parlement espagnol (non sans l’avoir vidée d’une partie importante de son contenu) puis approuvée par référendum en Catalogne. Et malgré tout cela, le Tribunal constitutionnel espagnol a en 2010 annulé 14 articles de ce nouveau statut, dont certains jugés essentiels par les Catalans. Ce jour-là, ces derniers ont intégré qu’ils auraient beau avoir des majorités de 80 ou 90 %, cela ne permettrait pas pour autant à leur volonté d’être respectée

La fabrique de l’indépendantisme

Le violoncelliste catalan internationalement connu Jordi Savall explique très clairement ce sentiment de blocage, d’impossibilité d’évoluer positivement dans le cadre espagnol : « En 2006, les Catalans ne demandaient pas l’indépendance. Ils demandaient seulement à être reconnus comme une nation. Mais le Tribunal constitutionnel a dit non, la Catalogne n’est pas une nation, et il n’y a pas de citoyen catalan. Ce n’est pas la Catalogne qui a rompu le cadre du dialogue avec l’Espagne, c’est Madrid. C’est en raison de cette incapacité du gouvernement espagnol à accepter notre différence que nous avons demandé à pouvoir voter. (…) Vous savez, à l’origine, je n’étais pas indépendantiste. Je suis un musicien qui se sent bien dans toutes les villes du monde où il y a de la musique. Mais ce refus de respecter l’attachement des gens à leur culture, ce refus de les laisser exprimer ce qu’ils ressentent m’a fait épouser cette cause. Je trouve inacceptables cette rigidité absolue et ce qu’elle produit. Est-ce que l’Espagne croit pouvoir réduire au silence des millions de Catalans par la force ? (…) Que peut-on faire quand, de l’autre côté, il y a une barrière absolue ? Que peut faire le gouvernement de la Catalogne ? Imaginez que la Catalogne et l’Espagne forment un couple. Pensez-vous qu’un couple puisse trouver une manière de vivre ensemble si ses membres ne parviennent même plus à se parler ? Qu’a fait le gouvernement anglais quand les Écossais ont voulu leur indépendance ? Il ne les a pas réprimés, il leur a dit : « Ne partez pas, on va vous faire des propositions pour que vous vous sentiez mieux avec nous. » En Espagne, on nous a répondu en menaçant de nous jeter en prison, puis en lançant sur nous les forces de police. La seule possibilité qu’il nous reste est de dire : puisque nous ne pouvons pas dialoguer, nous prenons le chemin le plus difficile, même si ce n’est pas celui que nous aurions voulu prendre. »

David Fernandez, qui a décidément le sens de la formule, explique quant à lui que l’indépendantisme catalan est à ses yeux la réponse la plus appropriée au blocage démocratique et à la dérive autoritaire de l’État espagnol : « À défaut d’avoir une voie démocratique vers l’indépendance, nous devrons construire une voie indépendantiste pour accéder à la démocratie. »

Le chemin est aussi important que son point d’arrivée

Et on comprend là l’enjeu fondamental du processus catalan. Si l’on focalise sur l’objectif final, à savoir l’indépendance effective, beaucoup pensent que les Catalans peuvent perdre. C’est à nouveau Jordi Muñoz qui nous apprend que, lors des sondages d’opinion demandant « Croyez vous que l’indépendance de la Catalogne aura bien lieu ? », le pourcentage de gens qui répondent « oui » est beaucoup plus faible que celui des gens qui disent vouloir l’indépendance ou qui ont voté pour elle. Il pense qu’une des explications est qu’il y a une conscience collective que, sans dynamique indépendantiste, la situation évoluerait dans la direction contraire : vers la recentralisation et l’autoritarisme, vers la dégradation de la démocratie. L’indépendantisme se pose donc en tant que résistance à ces dérives-là, et à partir de son existence même est en train de changer la réalité actuelle. Bref, aussi important que l’objectif est le chemin qui entend y mener, et ce chemin lui-même transforme déjà la société, les rapports de force, l’horizon des possibles et les alternatives concrètes en construction dès maintenant. C’est en cela que le processus catalan est une stratégie gagnante, malgré tout ce que la brutalité de l’État espagnol sera capable d’empêcher, d’incarcérer, d’interdire.

Parmi les ingrédients d’une stratégie gagnante

Deux caractéristiques majeures de ce processus ont contribué à en faire une stratégie gagnante :

  • Son impulsion par le bas, par la société civile. Il s’est agi d’un processus d’accumulation de forces depuis la base, avec des collectifs, initiatives locales se fédérant peu à peu dans des organisations sociales ou culturelles globales (ANC –Assemblée nationale catalane –, Omnium, ou encore l’AMI – Association des municipalités pour l’indépendance –) qui ont débordé les intérêts particuliers des forces politiques en présence, et mis le processus à l’abri des calculs politiciens et court-termistes. Le processus a ainsi radicalisé la ligne des partis et les a contraints à suivre le mouvement. La société est de fait déjà en train de décider, de conditionner l’expression politique et institutionnelle de la Catalogne.
  • La stratégie a été depuis le début 100 % non violente, y compris quand la répression policière et les provocations antidémocratiques se sont multipliées. Cela a permis de ne jamais perdre le soutien populaire et, au contraire, de le faire grandir, de ne donner aucune prise aux manipulations et tentatives de criminalisation, de gagner en légitimité internationale et de révéler le vrai visage de l’État espagnol, de montrer de quel côté sont réellement la violence et le refus de la démocratie. Cette stratégie est allée beaucoup plus loin dans la rupture que la lutte armée ou la violence de rue – malgré leur caractère massif – au Pays basque. Le sentiment indépendantiste partait pourtant de bien plus haut en Pays basque qu’en Catalogne, mais aujourd’hui cette dernière est largement passée en tête dans ce domaine.

Les autres questions qui nous sont posées

Le processus catalan pose d’autres questions incontournables à la gauche européenne : Qu’est-ce qu’une nation ? La Catalogne en est-elle une ? Sinon, qu’est-ce qui justifie que la Pologne, l’Écosse, le Luxembourg ou la Croatie soient des nations ? Est-on réellement pour le droit des nations à décider ? Y compris en Europe occidentale ? Quelle stratégie adopter face aux mouvements nationaux ? Ont-ils des dynamiques politiques intrinsèques ou dépendent-ils de l’investissement en leur sein de forces progressistes ou réactionnaires ? De quels enseignements sont-ils riches par rapport aux stratégies sociales, écologistes visant à articuler autour d’elles des majorités sociales et des dynamiques de ruptures réelles ? Que peut on tirer des concepts de solidarités territoriales, de communautés de destin, y compris dans des luttes n’ayant rien à voir avec le fait national ?

Ces questions se poseront de plus en plus souvent à nous, car, comme le dit Xabi Anza, un des responsables du syndicat basque ELA, le processus catalan est un conflit typique du XXIe siècle. Ce qu’il explique ainsi : « L’État-nation présentait historiquement quatre éléments de cohésion : sa taille, son marché, son armée et sa protection sociale. » Le problème pour lui, c’est qu’en ce début de XXIe siècle, ces quatre éléments se retrouvent fortement fragilisés : l’État-providence et la protection sociale sont remis en cause par le capitalisme néolibéral, la défense s’organise de moins en moins à l’échelle des États et les menaces les plus graves pour l’Occident (nouveau terrorisme) ne sont plus le fait d’États, l’économie et les marchés sont ouverts et globalisés, et, face aux défis économiques, écologiques, sociaux, solidaires, citoyens, démocratiques… auxquels nous avons à faire face aujourd’hui, être petit comporte beaucoup d’avantages, « small is beautiful ».

À propos de l’auteur

Txetx Etcheverry est un militant basque et écologiste français fondateur du mouvement Alternatiba

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