Jean-Marie Harribey LES ÉCONOMISTES ATTERRÉS, 20 AOÛT 2018
Samir Amin vient de s’éteindre à près de 87 ans. Au-delà de son engagement continu, dès les années 1960, en faveur des peuples du tiers-monde, prolongé dans les années 1990-2000 par sa participation inébranlable à l’altermondialisme, Samir Amin fut un théoricien de premier plan. Reportons-nous dans cette période de l’après-guerre, où la croissance économique des pays capitalistes avancés fait les « beaux jours » des Trente Glorieuses : en arrière-plan, c’est la période des luttes anticoloniales où les peuples jusqu’alors dominés économiquement, politiquement et culturellement secouent le joug qui les opprime.
Un petit groupe d’économistes porte un regard radicalement nouveau sur les conditions de vie en Amérique du sud ou en Afrique imposées par l’impérialisme. Il y a là entre autres André Gunther Franck, Raul Prebish, Celso Furtado, Pierre Jalée, Pierre Salama, Arghiri Emmanuel et Samir Amin. Influencés par le structuralisme, ils ont tous en commun de renouveler les analyses marxistes de l’impérialisme. Ils remettent en cause le pillage des matières premières des colonies et anciennes colonies par les puissances capitalistes occidentales et leur spécialisation primaire qui en découle, d’autant plus dommageable lors des périodes de détérioration des termes de l’échange. Avec cette théorie de la dépendance, la Commission économique pour l’Amérique latine des Nations-Unies (CEPAL) souligne l’intégration néfaste de ce continent dans l’économie capitaliste mondiale qui renforce les défauts des structures sociales internes comme la concentration de la propriété foncière, principal obstacle à un véritable démarrage du développement.
En 1969, Emmanuel jette un pavé dans la mare en publiant L’échange inégal. Ce livre est un monument parce que c’est la première réfutation méthodique de la théorie des avantages relatifs de Ricardo servant depuis deux siècles à justifier le libre-échange. En utilisant un modèle marxiste de formation des prix à l’échelle mondiale, il montre que, puisque le capital est devenu parfaitement mobile, la loi de Ricardo ne s’applique plus. Les prix mondiaux qui se forment incluent une rémunération moyenne du capital. De ce fait, les prix s’écartent des équivalents-monétaires des contenus en travail des productions échangées sur le marché mondial. Les pays à bas salaires, mais utilisant des techniques comparables aux pays développés, sont donc victimes d’un « échange inégal ». De même, les échanges de biens primaires produits avec une faible productivité contre des biens industriels produits avec une haute productivité dans les pays développés donnent lieu à une forme d’échange inégal car les écarts de prix dépassent les écarts de productivité. Cela signifie que derrière un échange de marchandises de 1000 dollars contre 1000 dollars se dissimule un échange de quantité de travail fort inégales au détriment des pays à bas salaires. D’où l’appel à la vigilance d’Emmanuel contre le risque que les travailleurs des pays riches ne bénéficient de la surexploitation des travailleurs des pays pauvres. Que n’avait-il pas dit ! Toute la galaxie des économistes marxistes, nombreux à l’époque, Charles Bettelheim en tête, lui sont tombés sur le dos parce qu’il avait osé interroger le dogme de la solidarité internationale des travailleurs.
Samir Amin, beaucoup plus finement que ses collègues marxistes, reprit le problème pour l’intégrer dans une théorie plus générale de l’accumulation à l’échelle mondiale débouchant sur ce qu’il appela le développement inégal. La conséquence théorique et politique est le refus de la notion de retard de développement pour montrer que les pays dits sous-développés sont dominés du fait du mécanisme de l’échange inégal et que, loin de faire partie d’un « troisième monde », ils sont intégrés de force au capitalisme mondial structuré autour d’un centre et d’une périphérie. Autrement dit, ce qui était à l’œuvre dans ce qu’on n’appelait pas encore la mondialisation, mais qui résultait déjà de la circulation des capitaux à la recherche d’une main-d’œuvre peu chère, c’était le développement du sous-développement. Loin de conclure comme Emmanuel à l’impossibilité éternelle de développement des pays du tiers-monde, Samir Amin insistait sur le développement inégal qui résultait de la logique même de l’accumulation capitaliste. En d’autres termes, il s’agissait de l’action réelle, concrète, de la loi de la valeur mise au jour par Marx.
La suite lui donna raison : la grande restructuration capitaliste mondiale des années 1970-80 n’empêcha pas, au contraire, le décollage des pays désormais nommés « émergents ». Mais ce développement se fit toujours selon la logique du profit, sous la conduite des grandes firmes multinationales industrielles et bancaires, avec l’œil libéral sourcilleux et le contrôle draconien du FMI et de la Banque mondiale. La périphérie capitaliste ne rattrape pas véritablement le centre mais des mouvements se produisent : des nouvelles potentialités de centre peuvent apparaître. Cela signifie que, sous l’effet de ce développement capitaliste, les rapports de force se modifient entre les pays, surtout parce que arrivent à maturité économique des grands pays comme la Chine, mais les rapports de force entre travail et capital se tendent au point aujourd’hui de conduire à l’explosion des inégalités, à la précarisation de la condition salariale dans beaucoup d’endroits et à l’aggravation du risque de crise.
La crise capitaliste qui sévit depuis de nombreuses années fut jusqu’au bout au centre des réflexions de Samir Amin, notamment à travers les questions stratégiques que celle-ci pose aux mouvement sociaux. On notera notamment son plaidoyer en faveur d’un monde multipolaire et sa critique de l’eurocentrisme. Toutes choses qui restent au cœur des interrogations présentes.
C’était Samir Amin. Hommage.