Les Chilien·ne·s désignent les 15 et 16 mai les citoyen·ne·s chargé·e·s d’écrire leur Constitution. Avec une règle inédite : l’assemblée de citoyen·ne·s sera paritaire.
Pour la première fois, ces slogans – qui s’inscrivent eux-mêmes dans une élection inédite – sont portés par de très nombreuses voix de femmes. Elles représentent la moitié des candidatures à l’Assemblée constituante, qui sera à l’image de la campagne, entièrement paritaire, faisant du projet de Constitution chilienne la première au monde écrite par des femmes autant que par des hommes.
Début mars 2020, lors d’un vote décisif, le Sénat approuve la parité de l’Assemblée constituante, à la demande des féministes chiliennes. Une assemblée composée de 155 représentant·e·s chargé·e·s de dessiner la nouvelle nomenclature du Chili que les électeurs-trices doivent choisir les 15 et 16 mai.
Initialement prévues le 11 avril puis étalées sur deux jours les 10 et 11 avril en raison de la pandémie de coronavirus, ces élections ont finalement été repoussées face à l’alarmante hausse des cas qui a contraint le pays à se reconfiner pendant plus d’un mois.
Cette élection est le principal acquis du mouvement social contre les inégalités survenu en octobre 2019. « Une nouvelle Constitution ! » : avant d’être forcé·e·s à l’isolement par la pandémie, les manifestant·e·s ont exigé la révocation de l’actuelle Carta Magna, rédigée en pleine dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990), jetant les bases de l’État néolibéral décrié par la rue. Face à la pression sociale, un référendum a été organisé en octobre 2020, approuvant l’écriture d’une nouvelle Constitution et l’organe missionné pour la rédiger, à savoir des citoyen·e·s et non une assemblée mixte composée également de député·e·s.
« C’est un vote crucial car il s’agit de décider de la feuille de route du Chili pour les décennies à venir, et on peut supposer qu’avec 50 % de femmes la Constitution comporte une perspective de genre », remarque Isabel Castillo, politologue et chercheuse au Centre d’études du conflit et de la cohésion sociale (COES). « Un Chili égal pour toutes et tous », « Les citoyens et les citoyennes » : dès la sémantique, l’inclusion systématique des femmes dans les posts de campagne est frappante. « Évidemment, être femme ne fait pas automatiquement d’une candidate une féministe mais on note une majorité de propositions féministes chez celles-ci », poursuit la politologue.
Tandis que la majorité des candidatures sont indépendantes, à savoir en dehors des couleurs fixées par les partis politiques traditionnels et que les indépendant·e·s s’inscrivent en général dans une tradition de pensée de gauche, de nombreuses propositions féministes s’avèrent transversales. Une représentation paritaire dans les entreprises, au Parlement et au sein des diverses institutions publiques, une égale rémunération : ces demandes animent l’ensemble de l’échiquier idéologique.
C’est que le mouvement féministe s’est profondément et rapidement enraciné au Chili. Préalable à l’historique mouvement social de 2019 – avec une mobilisation sans précédent en 2018, dans le sillon de la lutte des féministes argentines –, le mouvement s’est ensuite imbriqué à la révolte de 2019, les féministes s’associant au rejet de l’État libéral et brandissant l’égalité de genre comme un postulat de la justice sociale. Le groupe féministe Las Tesis, dont la chorégraphie s’est vite internationalisée, a d’ailleurs revivifié la révolte contre les inégalités.
Plus d’un an plus tard, « la pandémie et le confinement ont fait émerger de nouvelles problématiques comme celles des soins et le besoin de les reconnaître socialement, c’est un axe qui apparaît beaucoup dans la campagne », remarque la politologue et enseignante à la Faculté latino-américaine de sciences sociales Lucía Miranda. « Les propositions féministes les plus clivantes sont celles qui concernent les droits sexuels : l’éducation sexuelle à l’école, le droit à l’interruption volontaire de grossesse », poursuit la politologue.
Si l’avortement est autorisé seulement en cas de viol, de danger pour la vie de la personne enceinte ou d’inviabilité du fœtus, il reste, en dehors de ces cas, pénalement répréhensible au Chili. Ces demandes côtoient les exigences centrales du mouvement social qui réclame un État-providence avec l’inscription dans la Constitution d’un accès à une éducation ou des soins publics de qualité. Une refonte du système des retraites, actuellement à capitalisation individuelle privée, un accès égalitaire à l’eau et un droit au logement digne habitent également les propositions des candidat·e·s marqué·e·s à gauche. De nombreuses candidatures de droite reconnaissent également la nécessité d’un État davantage présent
« Parmi les candidatures de femmes, on observe de nombreuses enseignantes, avocates, personnes issues des mouvements sociaux », énumère Lucía Miranda, soulignant comment ces profils ont une maîtrise de la militance ou, du moins, de la prise de parole en public, et mettant en lumière la chimère d’une exacte représentation de la société. « En ce sens, la question est de savoir quel lien va avoir cette assemblée avec les citoyens et citoyennes, si la transparence des discussions tenues à l’assemblée va être possible. » Élément également inédit de représentativité dans ce pays qui compte 12,8 % de populations autochtones, 17 sièges leur sont réservés, selon un schéma paritaire.
« Rentrer chez nous et retrouver un foyer sûr [sans violence de genre – ndlr], cela relève du sens commun. » Dans un spot de campagne rythmé, sous les couleurs de la coalition de gauche Frente Amplio, Giovanna Roa Cadín, 34 ans, foulard vert en faveur de la légalisation de l’avortement noué au poignet, vit sa première expérience de candidate. Conseillère parlementaire, actrice active des mouvements étudiants, ex-directrice de campagne présidentielle de la candidate de gauche Beatriz Sánchez, sa trajectoire lui apporte une solide expérience.
« Mais je n’avais jamais osé me présenter comme candidate, comme si je ne pouvais pas moi-même m’exprimer, avec la peur de décevoir, de ne pas être à la hauteur. J’avais le syndrome de l’imposteur. C’est le mouvement féministe qui m’a donné la force de me positionner », confie la candidate pour différents districts de Santiago.
« En tant que femme, faire accepter ma candidature au sein de mon parti [Revolución Democrática] a d’ailleurs été difficile. Mais comme candidate, je découvre aussi des qualités que je ne soupçonnais pas, comme la facilité à convaincre, à écouter, à transmettre des idées complexes d’une façon simple. »
Conjointement à un groupe de candidates réunies derrière la figure de Beatriz Sánchez, elle relaie des propositions féministes liées à la parité au Parlement ou à la reconnaissance des soins domestiques comme un travail. « Mais il est important de ne pas s’en tenir aux sujets réservés aux femmes. Au sein de l’Assemblée, on souhaite débattre de toutes les thématiques, d’économie entre autres, avec une perspective de genre. »
Au-delà du marqueur quantitatif, les féministes attirent l’attention sur les aspects qualitatifs de la parité : qui tiendra les rênes des commissions ? Qui occupera l’espace de parole ? Les négociations seront d’autant plus importantes qu’une majorité des deux tiers est nécessaire pour approuver les articles de la Constitution. Les femmes membres de l’Assemblée peuvent d’ailleurs jouer un rôle important dans le cadre des négociations, relèvent les spécialistes. Les élu·e·s auront neuf mois, prolongeables de trois mois, pour rédiger le texte, qui sera ensuite soumis à un nouveau référendum.