Pierre Beaudet
Une discussion convoquée par la Commission altermondialiste de Québec solidaire et animée par Pierre Mouterde et Ronald Cameron, avec la participation de Cecilia Valdeberito, Marcelo Solervicens et Maria Rodriquez, a permis d’éclairer le plébiscite sur la constitution qui aura lieu au Chili dimanche prochain le 25 octobre. C’est un moment politique important qui porte à la fois sur le passé et sur l’avenir de ce pays tumultueux.
La traversée du désert
Pendant plusieurs années, le Chili a incarné l’espoir d’un changement social en profondeur, porté par les mouvements populaires et les partis de gauche, inspiré, si on peut dire, par la figure emblématique de Salvador Allende. Le violent coup d’état de 1973 avec son cortège d’assassinats, de torturés, de disparus, a tout brisé cela pour profiter à l’oligarchie chilienne fortement encouragée par les États-Unis. Peu après, le Chili est devenu le « laboratoire » du néolibéralisme, bien avant la « révolution conservatrice » de Reagan aux États-Unis et de Margaret Thatcher en Angleterre. La droite chilienne a en effet conduit une révolution « à l’envers » en anéantissant les droits sociaux, les syndicats, la démocratie libérale, l’autonomie du système judiciaire. La droite « traditionnelle » (autour de la Démocratie chrétienne et de l’Église catholique) a endossé tout cela, en dépit de certaines réticences.
Finalement en 1988, la dictature s’est enfargée avec un référendum pour approuver la reconduction au pouvoir du général. Une coalition hétéroclite de centre et de gauche a réussi à gagner cette étape, pour être quelques années plus tard intronisée au pouvoir au nom de la « Concertation des partis pour la démocratie ». Selon Marcelo Solervicens, un journaliste et militant associatif chilien réfugié au Québec depuis le coup d’État), « le consensus » entre la gauche et la droite n’a pas été respecté par la droite qui a bloqué le changement qui était annoncé ». Socle de cette résilience était la constitution imposée par le régime chilien en 1980, au centre de laquelle se trouvaient les principes néolibéraux et le maintien d’une démocratie limitée dont le mot d’ordre était, selon Marcelo, « d’imposer un cadre politique qui a pour mission d’empêcher les gens de lutter pour leurs droits ». La gauche traditionnelle par ailleurs, a été « absorbée par le pouvoir ». Entre temps, la politique économique s’est encore durcie créant des écarts gigantesques entre les nantis et un vaste secteur populaire qui vit dans la pauvreté, l’insécurité et le mépris.
Et puis, le vent a tourné
Après la défaite du gouvernement centriste et le retour de la droite traditionnelle en 2010 sous la coupe du millionnaire Sebastián Piñera, le mécontentement populaire est devenu palpable. Ce sont finalement les étudiants du cycle secondaire, les « pingouins » (appelés ainsi à cause de leur uniforme bleu et blanc)., qui ont bousculé en 2006 le système. Leur grève a amené des dizaines de milliers de jeunes dans la rue contre l’horrible système néolibéral qui rend le système scolaire inaccessible aux couches populaires et qui obligent les classes moyennes à se ponctionner pour que leurs enfants aillent à l’école. Fait nouveau à l’époque, la grève fortement réprimé par la police a été appuyée par une majorité de l’opinion publique. La fronde sociale a continué dans les années 2010 avec les retraités qui le gouvernement renoncer à un système équitable pour la majorité. Un peu plus tard, les Mapuches, la grande communauté autochtone du sud du pays, s’est mise en action. Dans ce cas, la police s’est donné le mandat d’écraser la colère avec le rétablissement des méthodes qu’on connaissait avec Pinochet. Cela n’a pas marché non plus. Envers et contre tout, les Mapuches ont réussi à porter leur message exigeant le respect et le droit à l’autodétermination, ce qui a saisi l’opinion publique, notamment les jeunes. Revenue au pouvoir en 2014, la socialiste Michelle Bachelet a maintenu la ligne dure contre les revendications populaires tout en tolérant les nombreuses « bavures » policières et en s’insérant dans le « consensus » néolibéral, ce qui a permis à la droite de regagner les élections de 2014.
L’irruption des femmes
La résistance à Piñera n’a pas tardé à faire irruption, avec les Mapuches, les jeunes et certains quartiers populaires (les « pobladores » où les sans-abri sans droit ni loi, ont repris les bonnes vieilles tactiques de blocage des routes. Mais le point tournant a été la mobilisation des femmes à partir de 2018. Rapidement, le mouvement a débordé les quartiers centraux de la ville pour se répandre partout, jusqu’à entrainer des centaines de milliers d’hommes et de femmes contre la violence et la pauvreté. Au Chili, presque toutes les femmes, toutes classes confondues, ont subi à un moment ou l’autre de leur vie, la violence sexuelle, tout en étant privées de leurs droits reproductifs (l’avortement vient à peine d’être partiellement décriminaliser. Encore là, le réflexe du gouvernement a été de leur envoyer les redoutables carabineros, une force politico-militaire bien connue pour ses exactions. Des milliers de personnes ont été arrêtées, des centaines grièvement blessées et d’autres tuées. En 2019, cette révolte des femmes s’est combinée à de puissantes manifestations contre la vie chère (dont l’augmentation du prix des billets de métro). Piñera affirmait qu’il n’hésiterait pas à utiliser la violence « sans limite ».
Du tournant de 2019 à la mobilisation actuelle
Loi d’entraver la mobilisation, la répression l’a intensifié. « Peu à peu selon la militante Maria Rodriquez, « le peuple est redevenu le sujet de son histoire ». Le 25 novembre 2019, plus de trois millions de Chiliens et de Chiliennes ont envahi les rues (la population du Chili fait moins de 20 millions de personnes). Quelques semaines auparavant, Piñera affirmait que le Chili était un « oasis » de calme et de stabilité dans un continent turbulent. Fortement déstabilisé par la colère du peuple, le président s’est finalement résigné à organiser ce qui était demandé par les mouvements populaires, soit un plébiscite sur la révision de la constitution.
Dimanche dernier le 18 octobre, les multitudes sont descendues dans la rue pour commémorer l’anniversaire des manifestations de l’an passé et surtout pour clamer haut et fort qu’il faut que cela change! Le plébiscite en fin de compte demande à la population sur l’idée de changer la constitution héritée de Pinochet, ce qui semble attirer la majorité, au point où même des secteurs de la droite semblent accepter, ce qui fait que la victoire du « oui » est annoncée.
Le problème ne sera pas cependant résolu dimanche prochain, car le plébiscite soumet une deuxième question sur la forme du processus de révision qui sera enclenchée dans les mois à suivre. La droite veut que le processus ne prenne pas l’aspect d’une « assemblée constituante » où des délégués seraient élus et tout un processus consultatif de masse aurait lieu pour faire en sorte que les gens se prononcent sur le fond.
Les mouvements populaires mobilisés empêcher que le processus se fasse en chambre close avec les élus des partis traditionnels, quitte à permettre une certaine participation populaire. « La droite veut canaliser la révolte vers des réformes cosmétiques, qui ne toucheraient pas à ce qui compte le plus pour les gens, leurs conditions de vie et la pauvreté, tout en perpétuant l’exclusion des couches populaires, y compris les Mapuches, de toute appropriation réelle du pouvoir », selon Maria Rodriquez.
Une nouvelle bataille s’en vient
Quelque soit le résultat de l’exercice de dimanche, il est clair que la « guerre de position » va continuer au Chili entre une droite déterminée et organisée et un camp populaire très vaste mais hétérogène. Le facteur positif selon Solervicens est que la droite a perdu l’ascendant, encore plus avec la pandémie qui a été très mal gérée. Selon Cécilia Valdeberito , « l’ambiance actuelle est électrique », avec les rues pleins de monde et les menaces réelles et violentes des carabineros et de commandos d’extrême-droite qui cherchent à provoquer la violence ». Le discours de la peur a des effets, mais pas au point où les gens veulent cesser leurs manifestations. Dans le quartier populaire de la Florida, « on s’organise », affirme Cécilia : « tout le monde met l’épaule à la rue. On fonctionne par groupes d’affinités. Les pobladores, qui sont surtout des pobladoras, ont constitué des groupes d’entraide pour partager la nourriture. On va dans la rue en groupes. On est confiants, on se connaît, on s’aime, on résiste ». « La constitution qu’il faut réinventer doit briser la prison qu’on appelle faussement la démocratie chilienne ».
Les défis du mouvement populaire
Largement auto-organisé et décentralisé, les mouvements ont l’avantage de pénétrer tous les secteurs de la société. La déconnexion avec la gauche traditionnelle est quasi-totale, au point où les manifestants insistent pour que les partis de gauche ne déploient pas leurs bannières dans les défilés de masse. « Ils ont perdu leur crédibilité dans les années où ils ont exercé le pouvoir en capitulant sur à peu près tout face la droite », explique Maria. La majorité des gens selon Cécilia, « n’ont plus confiance dans les partis ». Il est difficile de dire si cette fragmentation nuira aux batailles en cours. Des secteur radicalisés font campagne pour que les gens n’aillent même voter. « C’est une grave erreur, pour Cécilia et Maria. « Il ne faut pas s’illusionner, ni en pensant qu’une victoire du oui dimanche va tout changer, ni que cela ne sera pas une grave défaite pour la droite ». Selon Cécilia, « l’opinion des militantes est qu’il faut aller voter, approuver l’idée d’une réforme constitutionnelle, mais sans jamais lâcher la rue ». Parallèlement, la gauche doit aussi se réinventer, rompre avec un passé récent où on a préféré pactiser avec l’oligarchie. Pour Marcelo, « il n’y a pas pour le moment un nouveau projet bien défini, pas de leadership reconnu, même si les grandes lignes du nouveau pays à reconstruire sont présentes dans le débat public comme la lutte pour la vie, la dignité, une démocratie substantielle, le refus du patriarcat, l’acceptation de la diversité (avec les Mapuches) et les enjeux environnementaux. Ce n’est pas une mince tâche et nous nous sommes à vrai dire au début d’un long processus ». Maria pour sa part s’encourage de « l’émergence de nouvelles approches militantes sur le plan local, dans les municipalités et les quartiers. Certes, nous avons besoin d’organisation et de ressources ».
Dimanche prochain, les Chiliens et les Chiliennes vont retenir leur souffle, y compris les 40 000 personnes d’origine chilienne qui vivent au Québec[1].
[1] Elles ont techniquement le droit de vote, mais elles peuvent seulement voter à Montréal où vivent 12 000 Chiliens. Un peu moins de 1500 personnes se sont enregistrées pour participer au vote.