Chili :  «la seule solution est une assemblée constituante»

FRANÇOIS BOUGON, Médiapart, 22 octobre 2019

Valeria Bustos, présidente d’un comité de quartier à Santiago, témoigne de la crise actuelle au Chili. Engagée il y a peu dans le parti politique Convergencia Social, lancé par des figures des mouvements étudiants de 2006 et 2011, elle évoque l’influence des protestations à l’étranger, notamment celles des « gilets jaunes ».

Le couvre-feu est toujours en vigueur au Chili, où l’abandon par le gouvernement dimanche de son projet de hausse des prix du métro dans la capitale Santiago n’a pas apaisé la colère des habitants. D’autant plus que les témoignages d’abus des forces de l’ordre se multiplient. Le bilan mardi 22 octobre s’élevait à 15 morts.

La veille, dans une lettre ouverte, Amnesty International a appelé le président Sebastián Piñera à répondre aux demandes de la population autrement que par la force. « Au lieu d’assimiler les manifestations à un “état de guerre” et les protestataires à des ennemis de l’État, en les stigmatisant de manière généralisée et en préparant le terrain à des abus à leur encontre, le gouvernement du président Piñera devrait les écouter et répondre sérieusement à leurs revendications légitimes », a déclaré Erika Guevara Rosas, directrice pour les Amériques chez Amnesty International, citée dans un communiqué de l’ONG. Par ailleurs, Amnesty a lancé sur Twitter le mot-dièse #EvidenciaCrisisChile (#PreuveCriseChili) afin de recueillir des témoignages et vidéos d’éventuelles atteintes aux droits de l’homme. Une centaine d’organisations ont également appelé à une grève générale mercredi et jeudi. « Nous exigeons la fin de l’état d’urgence et le retour des militaires dans les casernes », ont-elles déclaré.

« Nous n’avons plus peur », affirme pour sa part à Mediapart Valeria Bustos, une militante de gauche, présidente d’un comité de quartier, une structure créée par une loi de 1997 et destinée à promouvoir la participation citoyenne, dans le centre de Santiago. Elle s’est engagée il y a peu dans une formation politique, Convergencia Social, lancée en 2018 par des figures des mouvements étudiants de 2006 et 2011, Jorge Sharp, maire de Valparaiso, et le député Gabriel Boric.

Avez-vous été surprise par cette explosion sociale ?

Valeria Bustos : Comme dirigeante sociale engagée notamment dans des actions pour les sans-abri, j’ai été cependant surprise. Personne ne s’y attendait. Nous avons vu ce qui s’est passé en Équateur, mais nous ne pensions pas que cela puisse se produire au Chili. Pourquoi ? Au Chili, nous sommes dans une « democracia pactada » [une démocratie qui est le fruit d’un accord avec le dictateur Augusto Pinochet, qui a quitté le pouvoir en 1990 deux ans après un référendum – ndlr]. La dictature a été si féroce et brutale qu’elle a profondément instillé la peur chez les gens. De plus, nous sommes toujours régis par des lois héritées de la dictature, tout comme la Constitution, qui, pour moi, est illégitime. Nous sommes un pays en perpétuelle transition et elle se fait à travers la peur de voir revenir les militaires. Chaque fois que tu veux mener une action plus radicale, du plus profond vient une injonction qui te dit de ne pas y aller, sinon tu peux être responsable du retour des militaires.

Mais les gens ne semblent plus avoir peur désormais, comment l’expliquez-vous ?

J’ai 51 ans. J’appartiens à la génération qui a été la plus frappée par la dictature. Une fois Pinochet parti, nous avons vécu une phase de déception, car nous avions mis beaucoup de nous-mêmes dans notre engagement politique, y compris en mettant en danger nos vies. Sont venus en effet les arrangements induits par cette démocratie « pactada », ce qui nous a poussés à cesser de militer. Nous avions le sentiment que les dirigeants n’étaient pas à la hauteur de nos espoirs, qu’ils ne représentaient plus les intérêts de cette gauche qui avait été massacrée sous la dictature. Comme on dit au Chili, nous sommes « retournés à la maison ». En ce moment, notre génération, celle des années 1980, mais aussi celle antérieure des années 1970, part à la retraite. Nous nous rendons compte que nous allons percevoir entre 10 et 18 % de moins que notre salaire d’actif. Et nous reprenons la lutte. Nous sommes de retour, nous nous disons que nous nous sommes trop retenus depuis des années. Et là, tout d’un coup, la jeunesse se mobilise contre la hausse des tarifs du métro. Nous les rejoignons et cela forme une mobilisation massive.

Nous sommes donc face à une alliance entre jeunes et plus âgés ?

Oui, les jeunes nous apportent leur impétuosité, leur force, leur énergie. Nous, nous apportons l’expérience.

Contre quoi vous battez-vous ?

Nous nous battons contre le néolibéralisme. Moi j’irai plus loin : je veux combattre le capitalisme.

On assiste dans le monde entier à un retour de la question sociale et à des mobilisations dans les rues, comment le voyez-vous ?

Nous ne sommes qu’au début. Une phase nouvelle a commencé, à mon avis. Au point où nous en sommes, nous ne pouvons pas perdre plus. Les gens manifestent parce qu’ils n’en peuvent plus. Mais si vous me demandez ce qui va arriver, je suis dans l’incapacité de vous répondre, car nous ne sommes pas préparés pour gouverner. Nous avons regardé avec intérêt et envie les mouvements de masse à l’étranger, que ce soit en Équateur ou encore, bien avant, en France, avec le mouvement des « gilets jaunes ». Nous nous sommes dit : « Oui, on peut le faire. » Nous luttons pour la justice. C’est merveilleux ce qui se passe, malgré la peur, les pillages…

Comment expliquer la réponse militaire du président Sebastián Piñera ?

La dernière fois que nous avions eu un couvre-feu au Chili, c’était en 1986. Quand la dictature militaire imposait les couvre-feux, cela donnait latitude aux soldats pour tuer les gens dans les rues. Ce qui explique, quand nous avons entendu le mot « couvre-feu », que ma génération et celles d’avant nous ayons paniqué. Pourtant, la réponse des gens a été la désobéissance civile. Dans mon quartier, qui n’est pas si politisé, car il est habité par les classes moyennes inférieures, les habitants restent jusqu’à minuit, une heure du matin, en criant, en frappant sur des casseroles, en signe de défi au couvre-feu. C’est inimaginable. Les gens n’ont plus peur. Le gouvernement est pris au piège de son propre discours, il ne voit pas de sortie. Mais il doit céder. Pour moi, la seule solution possible est une assemblée constituante et aussi de faire appel à tous les acteurs, partis, églises, organisations sociales, syndicales, patronales… Nous voulons un nouveau Chili. Le Chili possède de grandes richesses, mais une grande partie des ressources naturelles sont accaparées par le secteur privé. Les dirigeants ont profité du système néolibéral depuis des années, ils se sont enrichis en exploitant les autres et en volant nos ressources naturelles.

Que répondez-vous au discours très agressif du président qui désigne les manifestants comme des « ennemis » et a évoqué « une guerre » à mener contre eux ?

Nous faisons face à une campagne médiatique massive. Au Chili, les grands médias, publics ou privés, sont tous aux mains de la droite. Ils insistent sur la délinquance, les pillages, le désordre et non sur le côté massif de la mobilisation. Ils veulent rendre responsables les partis politiques d’opposition de la situation, en particulier le Parti communiste et le Frente amplio [« Front large »], ils veulent les culpabiliser. Comme si nous avions voulu en arriver là ! Ils veulent accuser la gauche, on entend même que les partisans de Maduro [le président vénézuélien – ndlr] seraient derrière tout cela ! C’est risible. C’est un mécontentement généralisé. Le déclencheur en a été la répression envers les jeunes, qui avaient commencé à manifester la semaine dernière. Notre génération s’est réveillée, car ils ont touché à nos enfants.

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