Chili : l’irruption du pouvoir constituant des peuples

Pablo Abufom Silva, Jacobin America Latina, 26 mai 2021 (traduction Contretemps)
Une victoire, enfin !
Si on nous avait dit, ne serait-ce qu’il y a deux ans, que nous serions aujourd’hui en train d’analyser les résultats d’un scénario politique où ont fait irruption les peuples mobilisés, que la Concertation de l’après-Pinochet se serait effondrée et que la droite aurait été défaite, cela nous aurait paru invraisemblable. Il faut dire que beaucoup de choses ont changé au Chili depuis octobre 2019.
La méga-élection des 15 et 16 mai, où ont été élus les délégués à la Convention constitutionnelle, les maires, les conseils municipaux et les gouvernements régionaux est un événement qui aura des répercussions pendant des décennies.
Pour autant, sa force ne lui vient pas tant des résultats électoraux, mais de la façon dont ces résultats expriment sur le terrain de la « grande » politique nationale, la puissance destituante de la révolte populaire qui a éclaté le 18 octobre 2019, après plus de trois décennies de précarisation de la vie et de démocratie autoritaire. Le régime de transition pactée entre le centre-gauche, la droite et les militaires pour tourner la page de la dictature est aujourd’hui blessé à mort. Ce qui se produira ces prochaines années, tant que durera la Convention constitutionnelle, tracera les contours des confrontations politiques à venir.
On pourrait résumer le résultat de cette élection de la façon suivante : la droite modelée par la dictature de Pinochet et ses composantes rénovatrices a été battu sur toute la ligne, une défaite dont ses porte-paroles accusent le coup, au gouvernement comme au Parlement. Les partis de l’ancienne Concertation de centre-gauche dépérissent et leur situation est de plus en plus minoritaire. La gauche organisée dans des partis comme le Frente Amplio et le Parti communiste ont des résultats en progression significative dans les gouvernements locaux, les gouvernements régionaux et dans la Convention constitutionnelle. La gauche à l’extérieur des partis, très engagée dans les mouvements sociaux féministes et écologistes, fait une irruption avec une force sans précédent dans l’histoire du pays.
Tout indique que nous sommes face à un changement significatif de cycle politique, où un mouvement aux composantes diverses mais ouvertement de gauche (qui s’est structuré au Chili dans une opposition ferme au néolibéralisme) accède à une position majoritaire dans un espace dont il avait été banni depuis des décennies.
L’élite politique chilienne traditionnelle a fait connaître son analyse de ces élections : il s’agirait d’un « message » à la « classe politique » coupable de n’avoir pas su « appréhender » les aspirations des « gens ». Le gouvernement et les forces néolibérales de centre-gauche ne veulent voir dans leur défaite que l’expression d’un vote sanction. Tout indique au contraire que les peuples du Chili se sont rendus aux urnes pour affirmer un vote programmatique : un vote pour des droits sociaux garantis, un vote pour la socialisation de l’eau, un vote pour en finir avec le néolibéralisme. Nous pouvons dire, sans craindre de nous tromper, qu’après des décennies de défaites accumulées, le peuple de gauche a remporté au Chili une victoire d’ampleur.
Mais il s’agit d’une victoire rendue amère par le sort des milliers de prisonniers politiques incarcérés pour s’être révoltés, les corps et les communautés soumis aux mutilations des Forces armées et de maintien de l’ordre, et par la crise économique et sanitaire qui a frappé la majeure partie de la population depuis le début des années 80 et dont les séquelles physiques et sociales se feront sentir à long terme. Cette irruption dans le processus constitutionnel ne conduira évidemment pas à des changements immédiats dans une telle situation, mais il est d’ores et déjà évident qu’il s’agit d’une gigantesque opportunité de mettre en mouvement les forces sociales et politiques qui pourront en finir avec l’impunité et améliorer radicalement les conditions de vie des peuples du Chili.
De bons résultats…
Le 15 novembre 2019, avec l’objectif explicite d’écraser la révolte populaire d’octobre, toutes les forces politiques, à l’exception du Parti communiste, ont signé l’Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution. S’appuyant sur cet Accord, le camp de la Transition (formé par la droite traditionnelle chilienne Chile Vamos et le centre-gauche traditionnel de l’ex-Concertation/ex-Nouvelle majorité) a retrouvé une importante marge d’initiative face à la mobilisation massive qui, depuis un mois, déferlait dans les rues. Le point culminant de cette mobilisation de masses fut la Grève générale du 12 novembre qui a mis au défi le régime. L’Accord lui a offert une bouée de sauvetage mais il a aussi ouvert un processus constituant inédit et contradictoire qui porte aujourd’hui ses premiers fruits.
La Convention constitutionnelle sera formée de 155 conventionnels, 81 femmes (53 %) et 74 hommes (47 %) qui auront à charge de rédiger une nouvelle Constitution pour le Chili. Il s’agira d’un organe sans majorité absolue dans lequel pourront se tenir aussi bien des débats ouverts sur le caractère de l’État, le régime de propriété privée, le type de démocratie et les droits sociaux, que se produire une profonde reconfiguration du champ politique en fonction des possibles alliances entre blocs. La Convention prévoit que les accords en son sein doivent avoir le soutien des 2/3 de l’Assemblée et, de ce fait, l’idée que le 1/3 restant aurait la capacité de bloquer des accords a été une consolation pour ces imbéciles de la droite qui ont cru que cela leur donnerait un droit de veto, faute de pouvoir imposer leur projet. Comme nous le verrons, ils n’auront même pas cette consolation. Ne perdons pas de vue, toutefois, qu’un bloc qui atteindrait 33 % des voix pourrait bloquer des accords au sein de la Convention.
Je voudrais me concentrer sur l’analyse de ces possibles alliances qui permettraient, dans ce nouveau cycle politique, de donner son sens à la Convention constitutionnelle (CC). Si on considère simplement les forces qui divisent la Convention entre partis de gouvernement et forces d’opposition (allant de la Démocratie chrétienne aux secteurs de la gauche indépendante), on constate que les forces gouvernementales actuelles disposent de 37 sièges (23,9 %) et l’opposition de 118 (73,5 %), [sans compter quelques élu.e.s « inclassables » à ce stade – NdT].
Mais au-delà de minimums vraiment minimums, il est peu probable que cette classification gauche-droite fasse sens, si on considère la réorganisation à venir au sein des secteurs les plus droitiers de la Concertation, qui chercheront davantage à se positionner au sein de la droite que dans une coalition évoluant trop à gauche à leur goût.
Un autre scénario, peut-être plus réaliste pour ce qui est des accords importants qui se formeraient au sein de la Convention, verrait se regrouper d’une part la droite et le centre (Chile Vamos + Démocratie chrétienne + Parti radical) avec 40 sièges (25,8 %), d’autre part le centre gauche (PS-PPD-PRO-INN) avec 33 sièges (21,3 %) et enfin la gauche (Apruebo Dignidad – la coalition dont le Parti communiste est la force principale) + des secteurs de la gauche indépendante et les représentants des peuples indigènes, élus sur des sièges réservés) avec 78 sièges (50,3 %).
On ne peut pas être certain que cette majorité simple soit acquise, vu que les secteurs de gauche indépendants et les élus des peuples indigènes comprennent des élus qui ont manifesté clairement leur défiance à l’égard des partis politiques en général.
Mais ce serait la meilleure opportunité pour que se constitue un bloc avec une véritable capacité à peser au sein de la Convention, et qui soit le lieu d’un authentique débat programmatique et stratégique dans la période qui s’ouvre.
Il faut souligner la très nette progression de la gauche et des éléments sociaux qui se situent en dehors des partis politiques. La Plate-forme constituante féministe plurinationale qui a réuni des candidatures féministes de tous les territoires, avec le mot d’ordre « si l’une entre, nous entrons toutes », a obtenu plus que cet objectif en emportant cinq sièges à la Convention. La « Lista del pueblo » qui a choisi sous ce sigle d’articuler l’esthétique de la révolte d’octobre et la trajectoire de centaines de militants sociaux, a obtenu 26 sièges à la Convention, et elle a même fait mieux que les partis de l’ex-Concertation.
Enfin, pour les 17 sièges réservés aux peuples indigènes, 7 reviennent au peuple mapuche, dont 2 échoient à l’ancien maire Adolfo Millabur et à la machi [autorité religieuse NdT] Francisca Linconao, qui incarnent un engagement politique mapuche particulièrement significatif ces dernières décennies.
… et de grands défis
Mais l’enthousiasme du jour doit céder la place dès demain à une analyse rigoureuse. Parmi les questions qui demandent une analyse plus approfondie, il y a la surprenante faible participation (de l’ordre de 42,5 %) qui contraste avec la participation massive au Plébiscite constitutionnel du 25 novembre 2020. En outre, dans un des principaux districts du pays, pour le moins quatre figures féministes à l’engagement reconnu étaient candidates et, quoique ayant recueilli davantage de suffrages que des candidats hommes, elles ne siégeront pas à la Convention en vertu des dispositions prévues par le code électoral. Dans leur cas, comme l’a déclaré Alondra Carillo, membre de la Coordination féministe 8M et élue à la Convention dans le District12 : « la parité se présente pour nous comme un plafond de verre et une exclusion, avec la nomination d’hommes alors que c’est nous qui avons recueilli le plus de voix. » [en effet, au nom de la parité « stricte » 45/55, certains femmes élues ont été finalement remplacées par des candidats hommes par l’autorité électorale NdT].
Il faut ajouter encore que des forces socialement actives qui auraient pu y siéger ne sont pas représentées à la Convention. La Centrale unitaire des travailleurs n’a pas d’élus et la Coordination nationale NO+AFP (qui depuis des années s’est engagée dans la lutte pour un nouveau système de Sécurité sociale) n’a qu’un siège, qui revient à l’une de ses porte-parole, alors que ces deux organisations ont présenté des candidats dans de nombreux districts. Il ne s’agit donc pas d’une victoire des mouvements sociaux en général, mais de la victoire des secteurs qui se sont construits en répondant aux nouvelles subjectivités populaires (travailleurs, au sens large, féministes et dissidentes, plurinationales, écologistes et étudiantes) et ont été portés par le mouvement de révolte, en reléguant au deuxième rang les directions syndicales traditionnelles.
Au-delà des chiffres, la première grande bataille de la Convention tournera autour des normes qui régiront son fonctionnement. La tension se cristallisera sur cette question entre les secteurs qui appellent au respect à la lettre des termes de l’Accord du 15 novembre et ceux qui en rejettent les termes du fait de leur origine et de leur caractère antidémocratique, dans la mesure où ils définissent des contraintes formelles (les 2/3 pour valider les accords, aucune participation populaire dans le processus) et de fond (impossibilité de réviser les traités internationaux ou le caractère de la République). Les secteurs anti-néolibéraux, qui sont majoritaires, auront la possibilité d’imposer leur position à condition de ne pas céder face aux accusations pharisiennes de la droite et de la Concertation.
A ce titre, il faut porter une grande attention au pacte scellé entre le Parti communiste et le Frente Amplio qui leur a permis de progresser significativement dans les municipalités et les régions. Le Frente Amplio, qui se félicite beaucoup de ses résultats, témoigne d’un renouvellement des forces progressistes avec des cadres jeunes, tout en assumant une position d’acceptation de la politique dans sa forme traditionnelle, en faisant de la gouvernabilité un critère qui prévaut sur la volonté de renverser le gouvernement dans des moments cruciaux de la période récente (comme l’Accord du 15N ou les lois répressives qui en ont résulté), alors que le Parti communiste, prudent comme tout bon parti centenaire, a réussi à se frayer un chemin beaucoup plus habilement entre la collaboration avec le centre-gauche et son adhésion ferme à l’anti-néolibéralisme. Leur capacité à dépasser leur propre sectarisme et à reconnaître qu’ils n’ont pas le monopole à gauche sera un élément clé pour que s’affirme la majorité anti-néolibérale nécessaire dans la Convention.
Et maintenant ?
Tout cela représente un immense défi pour les forces anticapitalistes au Chili. En premier lieu, cela nous rapproche de la possibilité d’articuler un référentiel de gauche avec pour fondements politiques le féminisme et l’anticapitalisme, et de ne pas s’en tenir à un cadre revendicatif pour les droits sociaux et des améliorations immédiates des conditions de vie. Le moment politique ouvert par cette Convention où s’engouffre la puissance constituante de la révolte est une opportunité pour avancer dans ces taches, au vu de sa dimension éminemment programmatique où s’exprimeront autant les capacités de manœuvres de couloir que la capacité à défendre le projet de société qui s’affirmera comme la volonté commune de la classe ouvrière.
De ce point de vue, nous pouvons dire qu’on assiste à la consolidation de la puissance destituante de la révolte et qu’est posée dès maintenant sa capacité constituante, la capacité à faire que la contestation du régime politique et économique établi en1988 devienne une alternative majoritaire. Le principal défi de cette phase constituante, c’est les secteurs indépendants de la gauche et des mouvements sociaux, à commencer par le féminisme plurinational, qui devront le relever, face à l’ambition du progressisme pour prendre la tête du processus. La forme qu’a prise la Grève générale féministe en a fait l’exemple emblématique d’articulation programmatique le plus remarquable de ces dernières décennies, et le féminisme est devenu le véritable socialisme du XXIe siècle. Comme le disaient les féministes dans les années 80 : « le socialisme et beaucoup plus ». Dans ce programme doivent s’inscrire aussi bien la lutte contre la précarisation de la vie que l’aspiration à une société qui n’a encore jamais existé, une société qui ne pourra se construire que dans la lutte contre le capitalisme et sa barbarie.
En fin de compte, tout cela requiert une forte continuité de la révolte tant au dehors qu’à l’intérieur de la Convention. Des secteurs de la gauche et des mouvements sociaux se sont prononcés sur la nécessité de « déborder » et « d’assiéger » la Convention en s’appuyant sur la mobilisation populaire dans les rues et dans les territoires, pour garantir que le processus soit l’expression de cette puissance constituante et ne se fasse pas sur le dos des peuples. Ce débordement nécessaire ne doit pas se limiter à un discours radical réservé à une action purement législative. Il faut convertir en pouvoir constituant populaire l’énergie de ces millions de personnes qui se sont attachées à impulser des candidatures indépendantes, à débattre des contours d’une nouvelle Constitution, à organiser la survie au milieu de la pandémie et à renforcer la résistance face à la répression policière et judiciaire.
Pour ce qui touche à la Constitution, cela implique nécessairement de l’ouvrir à la participation populaire en instaurant des espaces de propositions et de délibérations émanant de la base, en impulsant des référendums à caractère contraignant pour résoudre les sujets qui ne feraient pas l’objet d’accords clairs entre membres de la Convention, et en s’appropriant les ébauches programmatiques qu’ont construites les mouvements sociaux au cours des décennies passées au Chili. Par ailleurs, pour ce qui dans le processus politique dépasse la Convention, il faudra se saisir de chaque occasion de visibilité constituante pour exiger la fin du terrorisme d’État et l’impunité, en particulier dans les territoires mapuches, et renforcer et combiner les processus d’auto-organisation que la classe ouvrière plurinationale du Chili a impulsés pour incarner son offensive contre le régime.
Le point de départ de cette contre-offensive réside dans l’abolition de la Constitution néolibérale et antidémocratique de 1980 et on peut maintenant se permettre d’imaginer que son point d’arrivée soit une transformation structurelle dirigée par les peuples et la classe ouvrière.