PIERRE SEL, Médiapart, 24 février 2020
«Dans trois mois, nous n’aurons plus de quoi payer les salaires », annonçait début février Jiao Guolong, PDG du groupe de restaurants Xibei Xiaomiancun. L’épidémie de coronavirus qui frappe la Chine depuis fin décembre a un impact important, quoique sous-estimé, sur l’économie. Si les autorités se veulent rassurantes, tant vis-à-vis du peuple que de l’étranger, et ne parlent que d’un ralentissement temporaire de la croissance, l’étude minutieuse de la presse chinoise laisse plus circonspect. À la mi-février, l’économie du pays est virtuellement à l’arrêt, au point que le gouvernement central enjoint aux autorités locales de relâcher les quarantaines pour ne pas davantage pénaliser l’économie.
Du point de vue du calendrier, l’épidémie tombe mal. L’économie chinoise – en perte de vitesse depuis plusieurs années, sous pression avec la guerre commerciale et surtout technologique qui l’oppose aux États-Unis – tente d’opérer une transition vers une économie à plus forte valeur ajoutée, moins fondée sur l’export et davantage sur la consommation. Ainsi, les marges de manœuvre du pays sont plus faibles qu’il y paraît, non seulement à cause du contexte mais aussi à cause d’une dette des autorités locales et des entreprises d’État élevée. La période du nouvel an chinois et ses deux semaines de vacances marquent habituellement une période faste pour la consommation, mais aussi pour le tourisme et les secteurs qui lui sont liés.
Dans la technopole de Zhongguancun, un quartier de Pékin, le 10 février 2020. © REUTERS
Ainsi, la crise sanitaire touche de plein fouet les petits commerces, les PME, l’hôtellerie et la restauration. Au-delà de l’annonce choc du PDG de Xibei, un article du site Jiemian rapporte que le taux d’occupation moyen des hôtels du pays a chuté de 80 % par rapport à la même période l’année précédente, forçant nombre d’entre eux à fermer leurs établissements. L’association culinaire chinoise, représentante de la filière des restaurateurs, annonce que 78 % de ses membres accusent une baisse de revenus de près de 100 % par rapport à l’année passée. Si la crise venait à durer, la plupart des restaurateurs ne pourront pas assurer les salaires et les loyers, et seront contraints de licencier. Le recrutement dans ces filières est aussi au plus bas, et ce alors que la période actuelle est celle des embauches. Selon la plateforme de recrutement BOSS, le nombre de salariés recrutés par les entreprises de moins de 100 salariés a chuté de 60 % dans ce domaine.
Les transports sont également touchés : corollaire de la chute du tourisme, les compagnies aériennes font face à une baisse sans précédent du trafic. En effet, le trafic aérien a chuté brutalement à partir du 24 janvier, accusant une baisse du nombre de voyageurs de près de 85 % en février. La liaison Pékin-Shanghai, l’une des plus fréquentées, avec, en situation normale, un vol toutes les 20 minutes, est réduite à quelques vols par jour. Au 15 janvier, les compagnies aériennes chinoises ont déjà déboursé l’équivalent de 2,6 milliards d’euros de compensation pour des annulations de billets. Les autres modes de transport accusent des baisses similaires sur la période.
Dans l’industrie, la situation n’est guère plus reluisante. Le chiffre clé est celui du retour au travail des ouvriers (parmi lesquels un nombre important de travailleurs migrants, rentrés chez eux durant le nouvel an lunaire). Ainsi, le South China Morning Post avance que les deux tiers des ouvriers n’ont pas encore repris le travail. Dans la filière des semi-conducteurs (microprocesseurs) et autres circuits intégrés, les sites d’assemblage et de test attendent un retour des ouvriers d’ici le 24 février et anticipent d’ores et déjà une baisse de la production. Haier, géant de l’électroménager, indique que 52 % de ses ouvriers sont disponibles, mais que les chaînes de montage privilégient les produits médicaux. Plusieurs autres groupes nationaux, comme le constructeur automobile BYD ou la co-entreprise entre Wuling et General Motors à Shanghai, ont en partie converti leurs installations pour la production de masques et matériels médicaux.
Autre secteur fortement touché par l’épidémie : l’agriculture. D’une part, les exploitants agricoles ont du mal à écouler leurs produits à cause des contraintes imposées sur les déplacements à travers le pays. Les autorités ont mis en place des itinéraires prioritaires dans les régions agricoles pour faciliter les transferts, mais Shi Yan, dirigeante d’une coopérative dans la banlieue de Pékin, explique à Jiemian qu’elle n’a toujours pas été approvisionnée en riz (qui provient du Heilongjiang, dans le Nord-Est) ni en porc (originaire du Gansu, dans le Nord-Ouest). D’autre part, surtout, et à l’instar de l’industrie, les travailleurs migrants qui fournissent la main-d’œuvre dans bon nombre d’exploitations agricoles ne sont pas encore rentrés. Sur les vingt travailleurs de l’exploitation de Shi Yan, aucun n’est rentré, ce qui risque de fortement bouleverser les semis prévus dans les semaines à venir.
Enfin, le marché immobilier retient son souffle, et avec lui le secteur de la construction. Da Gong, une agence de notation financière, parle d’un marché moribond, qui sera au mieux « stable » cette année. Avec le virus, les ventes dans le neuf ont cessé dans le pays, tandis que les loyers sont en suspens : comment les entreprises peuvent-elles payer les loyers si elles n’ont pas de clients ? Ainsi, Da Gong prédit une pression accrue sur les entreprises du secteur, en particulier celles de taille moyenne, qui sont par ailleurs les plus endettées.
Ainsi, les perspectives ne sont pas bonnes. Le gouvernement central semble en être conscient : si la propagande déclare d’ores et déjà une victoire sur l’épidémie, c’est aussi pour inciter à la reprise du travail. Le premier ministre Li Keqiang, la semaine du 10 février, demandait aux autorités de lutter activement contre les licenciements de masse, la principale crainte du Parti communiste. La chaîne d’information d’État CCTV demande aux gouvernements locaux de différentier les zones « sévèrement touchées » de celles « modérément touchées », afin de faciliter le retour au travail, plaçant les cadres locaux dans une situation impossible : il leur faut s’assurer d’un côté que l’épidémie reste sous contrôle, tout en maintenant de l’autre un semblant d’activité économique. Quoi qu’il en soit, les prévisions ne peuvent être optimistes. Avec un pays à l’arrêt, comment Pékin peut-il sérieusement annoncer un taux de croissance au premier trimestre de 4,5 % ?