Israël contre Gaza, la Chine vs Taïwan et l’internationalisme aujourd’hui

Québec - manifestation dans les rues de Montréal le 4 mai 2024 @André Querry via flickr

Nous publions une entrevue avec Pierre Rousset, animateur du site Europe solidaire sans frontière (ESSF), sur la crise planétaire et l’internationalisme. Nous publions la première partie qui porte sur la notion de crise planétaire et de ses différentes dimensions. Il met en perspective la dimension écologique dans l’analyse géopolitique. La deuxième partie de l’article porte sur l’invasion russe en Ukraine, la guerre d’Israël contre le peuple palestinien, la Chine et Taïwan, pour terminer avec un coup d’œil sur la situation internationale et l’internationalisme aujourd’hui. L’entrevue a été réalisée par Jaime Pastor du site espagnol Viento Sur le 16 avril dernier et reproduit sur ESSF. NDLR.


Jaime Pastor – Concernant la guerre d’extermination menée par l’Etat d’Israël à Gaza, quels sont les enjeux de cette guerre ? Pourquoi les Etats-Unis, malgré leur récente abstention au Conseil de sécurité de l’ONU, continuent-ils à soutenir Israël ? Quel rôle doit jouer notre solidarité internationaliste avec le peuple palestinien ?

Pierre Rousset – Quels sont les enjeux de cette guerre ? La survie même des Gazaouis. Un spécialiste de ces questions (l’élimination de populations) a eu une formule qui me paraît très juste. Il n’avait vu une situation aussi grave par son « intensité ». Dans d’autres cas, un plus grand nombre de personnes sont mortes, mais Gaza est un territoire minuscule qui subit une attaque multiforme d’une intensité inégalée. Même si les bombardements cessaient et que l’aide arrivait en masse, les décès se poursuivraient dans la durée.

La population entière vivra avec des stress post-traumatiques répétés, à commencer par les enfants dont le taux de mortalité est effarant. Les plus jeunes, victimes de malnutrition, n’auront jamais droit à une vie « normale ».

Autres enjeux, l’existence même de la Cisjordanie où les Palestiniens sont soumi à la violence quotidienne des colons suprémacistes juifs, appuyés par l’armée et les paramilitaires. Les Gazaouis survivants vont-ils être forcés à l’exil via l’Egypte ou la voie maritime ? Les Palestiniens de Cisjordanie survivants vont-ils être expulsés en Jordanie ? Le projet du Grand Israël va-t-il s’imposer ?

On peut inscrire dans le temps long la colonisation de la Palestine, mais nous vivons un terrible point tournant. Netanyahou n’a jamais défini ses objectifs de guerre (à part la destruction totale du Hamas, une entreprise qui n’a pas de fin). Je ne vais pas essayer de les définir à sa place, d’autant plus que la situation est volatile.

Le bombardement du consulat iranien à Damas, le 1er avril, est un exemple de la fuite en avant dans laquelle Netanyahou est engagé au-delà des frontières de la Palestine. C’est une violation flagrante de la Convention de Vienne qui protège les missions diplomatiques. La cible de l’attentat était de hauts dirigeants du Hezbollah qui s’y trouvaient, mais cela ne « justifie » rien. Il y a toujours des « ennemis » de choix dans les missions diplomatiques, dont des officiers supérieurs. Les Israéliens le savent bien, les agents du Mossad déguisés en diplomates, ayant assassiné ou enlevé plus d’une personne en pays étrangers. Il est curieux et inquiétant que ce bombardement n’ait pas suscité plus de protestations.

Téhéran ne veut pas la guerre, mais doit réagir. On est sur un fil du rasoir.

Joe Biden a construit son propre piège en assurant d’emblée son soutien inconditionnel au gouvernement israélien, par sionisme intime et sans consulter les experts de sa propre administration, ce qui lui vaut une série de démissions fracassantes. Il ne peut plus soutenir l’insoutenable, mais ne cesse pas pour autant la fourniture d’armes et munitions en Israël. Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression qu’il a tout simplement perdu la main diplomatique dans le monde arabe et s’occupe pour l’heure de blinder des accords de défense avec le Japon et les Philippines, au cas où Trump emporterait la prochaine présidentielle.

[Une mise à jour : l’Iran a mené une attaque aérienne contre Israël dans la nuit du 13 au 14 mars. Selon un décompte israélien, plus de 300 projectiles ont été tirés : 170 drones, 30 missiles de croisière et 110 missiles balistiques. Téhéran avait annoncé l’opération, confirmée par les Etats-Unis. Il faut plusieurs heures pour que ces armes atteignent Israël, ce qui laissait tout le temps nécessaire en abattre en bonne partie sur le trajet. Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Jordanie y ont contribué. Une base militaire israélienne a néanmoins été touchée. L’objectif de cette opération était clairement politique, un avertissement en réponse à l’attentat de Damas. C’était la première fois que le régime iranien s’attaquait ainsi directement à Israël. Téhéran a annoncé que son opération n’aurait pas de suite, si du moins les Israéliens s’en tenaient là. Face à l’Iran, Joe Biden est toujours en mesure d’activer un front de pays occidentaux et arabes. La dépendance d’Israël envers ses protecteurs se confirme.]

Venons-en à la dernière question. Quelles sont, à mon sens, les tâches d’une solidarité internationaliste avec le peuple palestinien ?

Tout d’abord, l’urgence absolue, sur laquelle une très large unité peut se faire : cessez-le-feu immédiat, entrée d’une aide massive par toutes les voies d’accès à la bande de Gaza, protection des convois et des travailleur.es humanitaires (nombreux sont celles et ceux qui ont été tués), reprise de la mission de l’UNRWA dont le rôle est irremplaçable, arrêt de la colonisation en Cisjordanie et rétablissement dans leurs droits des Palestien.nes spolié.es, libération des otages israélien.nes et des prisonnier.es politiques palestinien.nes…

Nous défendons sans « mais » le droit à la résistance, y compris armée, des Palestiniens ; mais cela n’implique ni un soutien politique au Hamas ni de nier que des crimes de guerre ont été commis le 7 octobre, ce dont attestent de nombreuses sources indépendantes. Parmi ces sources mentionnons l’association Physicians for Human Rights-Israel (Médecins pour les Droits Humains, PHRI) ; des villageois bédouins du Néguev qu’Israël refuse de protéger, mais qui a subi des attaques répétées de la part du Hamas ; des militantes et militants israélien.nes qui ont consacré leur vie à défendre les droits des Palestinien.nes…

Le Hamas est aujourd’hui la principale composante militaire de la résistance palestinienne, mais est-il porteur d’un projet émancipateur ? Nous avons toujours analysé les mouvements engagés dans les luttes de libérations que nous soutenions. Pourquoi serait-ce différent aujourd’hui ?

Notre rôle d’internationaliste est, aussi, de tracer un fil, aussi ténu soit-il entre les tâches présentes et un avenir émancipateur. Nous défendons le principe d’une Palestine où pourront vivre ensemble les habitant.es de cette contrée historique « entre la mer et le fleuve » (inclus le retour des réfugié.es palestinien.nes). Cela n’arrivera pas sans de profonds bouleversements sociaux dans la région, mais nous pouvons donner corps à cette perspective en soutenant les organisations qui agissent aujourd’hui ensemble, juives/juifs et Arabes/Palestinien.nes, envers et contre tout. Toutes et tous prennent de gros risques pour continuer à afficher cette solidarité judéo-arabe dans le contexte actuel. Nous leur devons la solidarité.

La solidarité judéo-arabe est aussi l’une des clés de développement des mobilisations internationales, notamment aux Etats-Unis où le mouvement Jewish Voice for Peace a joué un rôle très important pour contrer la propagande des lobbies pro-israéliens et ouvrir l’espace de la contestation.

Comment analyses-tu la stratégie de politique étrangère de la Chine et son conflit avec Taiwan ?

Je pense que Xi Jinping a pour priorité la poursuite de l’expansion mondiale de la Chine et sa consolidation, la compétition avec les Etats-Unis dans le domaine des hautes technologies à double usage civil et militaire, la recherche d’alliances diplomatiques significatives (un talon d’Achille face aux Etats-Unis), le développement de ses propres zones d’influences dans des régions jugées à ce stade stratégique (comme le Pacifique sud), le renforcement de ses capacités militaires aéronavales et spatiales ou de surveillance et de désinformation. L’invasion de Taïwan ne serait pas à l’ordre du jour.

Les voies d’expansion de la Chine diffèrent de ses prédécesseurs. L’époque a changé. Pékin ne possède qu’une grande base militaire classique, à Djibouti. Cependant, elle signe des accords avec un nombre croissant de pays pour avoir accès à leurs ports. Mieux, elle en prend possession en tout ou partie, ce qui lui assure un réseau maritime étendu de points d’attache à double usage civil et militaire. Les services de sécurité présents dans les entreprises chinoises à l’étranger sont assurés par des militaires, ce qui permet à l’armée de s’informer et d’établir des contacts.

La politique chinoise est de caractère impérialiste et on voit mal comment il pourrait en être autrement. Toute grande puissance capitaliste se doit de garantir la sécurité de ses investissements et de ses communications, la rentabilité politique et financière de ses engagements.

Pékin a proclamé sa souveraineté sur l’entièreté de ladite mer de Chine du Sud, une zone de transit international majeure, qu’elle a militarisé sans tenir compte des droits maritimes des pays voisins. Elle s’approprie les richesses halieutiques et prospecte les fonds marins. Un régime autoritaire emploie des méthodes autoritaires partout où il pense pouvoir le faire. Certes, un régime impérialiste dit démocratique peut faire de même…

Outre la prolongation des situations de guerre en Syrie, au Yémen, au Soudan ou en République démocratique du Congo, il existe une guerre dont on parle peu en Occident, en Birmanie. Pourriez-vous commenter l’état actuel de ce conflit ?

Un mot sur le Soudan. Il y a dans ce pays une riche expérience de résistances populaires « à la base », dans des conditions extrêmement difficiles, qui mériterait d’être mieux connues (et soutenue).

La Birmanie a constitué un cas d’école. Les militaires ont assuré leur mainmise exclusive sur le pouvoir à l’occasion d’un putsch, le 1er février 2021. Le lendemain, le pays entrait en dissidence sous la forme d’un arrêt de travail généralisé et d’un immense mouvement de désobéissance civile. Le putsch avait avorté, mais l’armée n’a pas pu être chassée, faute d’un soutien international immédiat. Les militaires ont pu reprendre progressivement l’initiative par une répression sans merci. Dans la région centrale, initialement pacifique, la résistance populaire a dû entrer en clandestinité, puis s’engager dans la résistance armée. Elle a recherché l’appui de mouvements ethniques armés opérant dans les Etats de la périphérie montagnarde du pays.

Il est difficile d’imaginer un mouvement de résistance civique plus ample que celui qu’a connu la Birmanie – mais l’entrée dans la lutte armée s’est imposée comme une nécessité vitale, fondant sa légitimité sur l’évidence de l’autodéfense. Cela lui a permis de traverser l’épreuve du feu et de s’organiser progressivement sous forme de guérillas indépendantes ou liées au Gouvernement d’Unité nationale, expression du parlement dissous par les militaires et (enfin) ouvert aux minorités ethniques.

Le conflit a pris des formes terriblement dures, l’armée ayant notamment le monopole de l’aviation. Il était aussi complexe, chaque Etat ethnique ayant ses propres caractéristiques et choix politiques. Peu à peu, cependant, la junte a perdu la main. Elle avait l’appui de la Chine (pays frontalier) et de la Russie, mais s’est révélée incapable de garantir à Pékin la sécurité de ses investissements et la construction d’un port donnant accès à l’océan Indien. Son isolement international s’est accentué et ses alliés de l’ASEAN se sont divisés.

Aujourd’hui, l’armée cède du terrain dans de nombreuses régions et le front d’opposition à la junte s’est élargi. La Birmanie est un pays à l’histoire très riche, mais malheureusement méconnue en Occident.

Pour conclure, l’aggravation de la crise économique et la multiplication des conflits tant au niveau international que régional semblent indiquer un tournant dans le contexte international qui nécessite de repenser les politiques de solidarité internationaliste. Quelles sont les pistes pour construire un internationalisme en phase avec l’évolution des conflits internationaux au XXIe siècle ?

Il y a une recomposition en profondeur avec pour ligne de force l’opposition entre « campisme » et internationalisme. Nous pouvons avoir de nombreuses différences d’analyses, mais la question est de savoir si nous défendons toutes les populations victimes.

Chaque puissance choisit les victimes qui lui conviennent et abandonnent les autres. Nous nous refusons à entrer dans ce type de logique. Nous défendons les droits des Kanaks en Kanaky quoi qu’en pense Paris, les Syrien.nes et les peuples de Syrie face à l’implacable dictature du clan Assad, les Ukrainiennes et Ukrainiens sous le déluge de feu russe, les Palestiniennes et Palestiniens sous le déluge des bombes US, les Portoricain.es sous l’ordre colonial étatsunien, », les peuples de Birmanie même quand la junte est soutenue par la Chine, les Haïtiens à qui protection et asile sont refusés par ladite « communauté internationale.

Nous n’abandonnons pas des victimes au nom de considérations géopolitiques. Nous soutenons leur droit à décider librement de leur avenir et, quand telle est la question, leur droit à l’autodétermination. Nous nous retrouvons avec les mouvements progressistes qui, de par le monde, récusent la logique de « l’ennemi principal ». Nous ne sommes dans le camp d’aucune grande puissance, qu’elle soit nippo-occidentale, russe ou chinoise. L’occupation est un crime en Ukraine comme en Palestine.

Face à la militarisation du monde, nous avons besoin d’un mouvement antiguerre mondial. C’est vite dit, mais bien difficile à faire. Pouvons-nous nous appuyer sur des solidarités transfrontalières locales (Ukraine-Russie, Inde-Pakistan) pour ce faire ? Ou sur l’immense mouvement de solidarité avec la Palestine ? Sur les forums sociaux comme celui qui vient de se réunir au Népal ?

Il nous faut aussi intégrer la question climatique à la problématique des mouvements antiguerres et, réciproquement, les mouvements écologistes militants gagneraient, si ce n’est déjà fait, à intégrer la dimension antiguerre à leur combat. Idem concernant l’arme nucléaire.

La personnalité de Greta Thunberg me semble incarner le potentiel des jeunes générations confrontées à la violence de la « polycrise ». Mais ses engagements demandent de la ténacité, ce dont elle ne manque certes pas, une capacité à agir dans la durée, ce qui n’a rien d’évident. Ma génération militante avait été lancée sur orbite par la radicalité des années 1960 et, pour nous en France, par l’expérience fondatrice de Mai 68. Une sacrée impulsion. Qu’en est-il aujourd’hui ?