Mary-Françoise Renard, Médiapart, 4 juin 2019
L’escalade des tensions entre les États-Unis et la Chine semble sans fin. Chaque jour ou presque, les deux pays agitent de nouvelles menaces de rétorsion. Mary-Françoise Renard, responsable de l’Institut de recherche sur l’économie de la Chine, revient sur ce que ces menaces représentent pour la Chine et la façon dont le pouvoir chinois y répond.
Depuis que Donald Trump a décidé, début mai, une nouvelle augmentation des droits douaniers sur les importations chinoises, l’escalade des tensions entre les États-Unis et la Chine semble sans fin. Chaque jour ou presque, de nouvelles mesures de rétorsion, de nouvelles menaces sont agitées. Le gouvernement américain annonce un quasi-bannissement du groupe de télécommunications chinois Huawei. Le pouvoir de Pékin riposte en agitant la menace d’un embargo sur les terres rares, indispensables pour les technologies du numérique et de la transition, où il dispose d’un quasi-monopole mondial.
Professeure d’économie à l’université Clermont-Auvergne et responsable de l’Institut de recherche sur l’économie de la Chine (Idrec) au Centre d’études et de recherches sur le développement international, Mary-Françoise Renard a publié à l’automne dernier un livre, L’Économie de la Chine (La Découverte), où elle décrit les défis que doit affronter le pays aujourd’hui, la façon dont la stabilité politique du pouvoir chinois est étroitement liée au développement de l’économie.
En réaction aux sanctions américaines, le président Xi Jinping hausse de plus en plus le ton, parle d’une « nouvelle longue marche » de la Chine face aux États-Unis. Ce recours à la légende fondatrice du maoïsme annonce-t-il un durcissement nationaliste en Chine ? Ou est-ce le signe que le gouvernement anticipe d’importantes difficultés économiques ?
Il y a un peu des deux. La Chine est un pays très nationaliste. C’est aussi un pays où la propagande est très forte, où la liberté d’information n’existe pas. Il est donc très facile de raconter des histoires à une population qui est mal informée. Depuis qu’il est au pouvoir, Xi Jinping joue beaucoup sur l’idée d’en finir avec la longue histoire d’humiliation qu’a connue le pays aux XIX e et XX e siècles et sur sa volonté de redonner à la Chine sa puissance, sa grandeur passée. Et ce discours trouve un grand écho auprès de la population.
Ce discours nationaliste l’aide dans ce moment, car le gouvernement chinois anticipe d’importantes difficultés économiques. Les sanctions économiques américaines risquent de coûter cher. Mais cela va coûter cher à tout le monde. C’est l’ensemble des chaînes de valeurs intégrées qui ont été créées à la faveur de la mondialisation qui se retrouvent menacées.
Donald Trump avait déjà pris des premières sanctions en septembre 2018, en imposant une hausse des droits douaniers de 10 % sur les importations chinoises. Est-il possible de mesurer les effets de ces premières sanctions américaines sur l’économie chinoise ?
C’est très difficile de savoir à ce stade quels sont les effets des sanctions américaines sur la croissance chinoise. Il y a les effets directs, les effets indirects et ceux sur le monde. Ce qui est sûr, c’est que les sanctions américaines sont intervenues à un moment où la Chine arrivait à un virage économique. Depuis 1978, la dynamique chinoise a été portée par une logique de rattrapage. La transformation de l’économie, amenant le transfert de la main-d’oeuvre de l’agriculture vers l’industrie, a permis à la Chine de sortir de l’extrême pauvreté, de devenir un des acteurs majeurs de l’économie mondiale. La croissance a été spectaculaire.
Mais au fil des années, cette logique de rattrapage se tarit, les gains de productivité s’épuisent. Les services ne créent pas autant d’emplois qu’espéré. La Chine se retrouve confrontée à une nécessaire évolution de son économie, qui l’oblige à développer son marché intérieur, à monter en gamme sa production et ses technologies. C’est l’objectif que s’est fixé le gouvernement chinois avec son plan « Made in China 2025 » .
C’est cette évolution que Donald Trump veut bloquer. Il ne veut pas de la montée en puissance de la Chine. Les États-Unis et la Chine sont clairement entrés dans un conflit de pouvoir.
Donald Trump peut-il parvenir à ses fins ?
L’objectif de Donald Trump est d’empêcher que la Chine ne devienne une grande puissance, capable de concurrencer les États-Unis. Cela va inciter la Chine à devenir autonome, notamment en matière de technologie. On parle des avancées technologiques chinoises. Bien sûr, il y a des secteurs comme la 5G ou l’intelligence artificielle, qui sont des filières nouvelles pour tout le monde, où la Chine est en pointe. Mais il y a de nombreux secteurs où elle accuse de grands retards, où elle reste très dépendante des technologies occidentales. La pression que met Trump sur la Chine ne peut que conforter le gouvernement chinois dans la volonté de devenir de plus en plus autonome et indépendant.
En se rendant par exemple sur le site d’un producteur de terres rares la semaine dernière, Xi Jinping a envoyé un message : il a rappelé que la Chine avait un quasi-monopole sur la production des terres rares qui sont indispensables pour les industries du numérique, de la transition énergétique ou du spatial.
À l’inverse, le veto américain sur Huawei et la décision de Google de le priver de certains accès à son système Android embêtent beaucoup les Chinois, notamment pour son développement sur le marché européen. Quels opérateurs européens vont encore accepter de prendre Huawei comme fournisseur s’il est coupé de la technologie et des systèmes américains ?
Dans votre livre, vous montrez combien la stabilité politique et le maintien au pouvoir de Xi Jinping et du Parti communiste chinois (PCC) sont liés à la transformation économique du pays. La politique de sanctions menée par Donald Trump peut-elle déstabiliser le pouvoir en bloquant justement cette évolution ?
Il est difficile de savoir ce qui se passe réellement au sommet du pouvoir, en raison de l’opacité du régime politique chinois. Des rumeurs ont circulé à l’automne, selon lesquelles le président aurait été critiqué lors d’un séminaire du parti. On lui aurait reproché de ne pas avoir bien géré les relations avec Trump, et de placer la Chine dans une position où elle risque de perdre la face, c’est-à-dire d’être obligée de céder aux injonctions américaines. Mais après les nouvelles attaques américaines, le pouvoir, avec l’aide d’une presse contrôlée, a adopté un discours très nationaliste. La position du président chinois peut se retrouver renforcée, notamment sur la nécessité de monter en gamme dans les technologies, d’acquérir une autonomie dans ces domaines. C’est un des enjeux pour le président chinois.
Comment voyez-vous évoluer les relations américano-chinoises ?
Impossible de faire le moindre pronostic. Au départ, on pouvait penser qu’il s’agissait d’une volonté de faire pression de la part de Donald Trump pour obtenir un rééquilibrage des échéances avec la Chine, qu’un accord aurait été trouvé, pas forcément vrai mais qui aurait permis d’apaiser les relations.
Aujourd’hui, la situation s’est vraiment tendue. Le pouvoir chinois espère toujours que Donald Trump va s’arrêter, car il ne veut pas rompre les relations avec les États-Unis. Mais Donald Trump est en campagne présidentielle. Pour lui, ce qui est en jeu est moins les relations commerciales que la volonté d’empêcher la Chine de s’affirmer comme la grande puissance face aux États-Unis. On peut donc imaginer que ces tensions durent et même s’enveniment. Jusqu’à quel point ?
Le grand risque est qu’on assiste à une guerre froide commerciale, qui aboutisse à une fragmentation du monde, à un retour en arrière, chacun étant obligé de se positionner pour ou contre la Chine et les États-Unis.
Il sera difficile, cependant, pour les États-Unis d’empêcher la Chine d’acquérir ce statut de grande puissance. Le pouvoir chinois mène une stratégie diplomatique pour gagner en influence. Elle a déjà des alliés, notamment dans certains pays d’Afrique, où elle joue un rôle important. Le projet de la route de la soie est fait aussi pour cela : obtenir des appuis dans le monde.
L’Europe, elle, est totalement désorganisée face au pouvoir chinois. On le voit par exemple en Italie ou au Portugal, qui ouvrent leurs portes aux Chinois. En France, on a une approche très affective des relations avec la Chine. Mais l’ouverture promise par la Chine n’a jamais eu lieu. Il est difficile de ne rien faire. Il faudrait demander de la réciprocité.