NAHLA CHAHAL, Assafir Al-Arabi 20 janvier 2020 (traduction par Orient XX1)
Faut-il, au nom de l’opposition aux États-Unis, soutenir inconditionnellement l’Iran ? Faut-il, au nom de la lutte contre les stratégies américaine et israélienne et contre l’occupation de la Palestine, renoncer au combat pour le droit des peuples à une vie digne ? Tels sont les dilemmes qu’affrontent, depuis des décennies, les forces du changement radical dans le monde arabe. Et qui se posent particulièrement aujourd’hui en Irak et au Liban.
Comment vaincre la colonisation et Israël ? Est-il possible pour des peuples écrasés et pour des sociétés humiliées, mises à mal par l’oppression, de résister à la tyrannie, alors même qu’il s’agit d’une mission difficile nécessitant la mobilisation de toutes leurs énergies pour contrebalancer le rapport de force inégal ? Non, c’est impossible, et toutes les expériences mondiales l’ont prouvé.
Or, voici qu’à chaque fois que des voix contestataires s’élèvent dans le Proche-Orient, notamment en Irak et au Liban, pour dénoncer l’injustice dont ces peuples font l’objet, elles sont au pire accusées d’être celles des collaborateurs des États-Unis ou d’Israël ou, au mieux, d’avoir mal choisi et de s’être mises, par leur naïveté et sans le savoir, au service de ceux-là.
C’est un chantage très courant. Des partis de gauche du monde entier comme du monde arabe, sans parler des partis « panarabistes » (des nassériens jusqu’aux baasistes) y ont eu recours. Ils l’ont utilisé dans les luttes internes, allant jusqu’à prendre pour cible des leaders dans leurs propres rangs ou contre des personnes dont ils voulaient se débarrasser. Quand on ne formule pas des accusations explicites, on répand des rumeurs qui ternissent la réputation de la persona non grata. Et quand ces partis arrivent au pouvoir, cela se transforme en assassinats, que ce soit de vrais espions ou des camarades.
La logique qui préside à ces pratiques est complexe. Elle nécessite un certain niveau de discipline et d’obéissance de la part des adhérents de ces partis, qui sont considérés comme une masse docile et aveugle. Quant à définir les « membres » en question, c’est là un vrai problème. Dans les milieux de gauche, ce sont d’abord les encartés, puis, dans un second temps, « le milieu » de gauche, y compris ceux qui ont quitté le parti ou qui lancent de nouvelles idées, de nouveaux courants. Mais cela reste en fin de compte limité, c’est presque de l’entre-soi, quand bien même le parti et « le milieu » de gauche s’élargissent et touchent tout un public, comme cela a été le cas en Irak ou au Soudan.
S’agissant du Hezbollah, cette attitude concerne l’ensemble d’un groupe confessionnel. Car le Parti de Dieu ne souffre pas qu’une fraction issue de « ses quartiers » ou de « ses régions » puisse lui désobéir, le critiquer ou s’opposer à lui. Elle doit alors être réduite au silence et écartée de la scène. On ne cherchera même pas à la convaincre. Cette discipline répressive a pu être mise en place au Liban lors des récentes contestations. En Irak, elle a provoqué beaucoup de victimes, du fait qu’un grand nombre de membres du « groupe confessionnel » ont échappé à l’emprise de ceux qui s’en sont autoproclamés les représentants et les protecteurs. À tel point que Moqtada Al-Sadr lui-même a dû, après avoir exprimé sa solidarité avec les manifestants, être recadré par le général iranien Ghassem Soleimani, venu pour l’embarquer dans un vol retour pour Téhéran.
RECADRER LEURS « ENFANTS »
Le problème c’est qu’en Irak des centaines de milliers de jeunes chiites — qu’ils le soient par naissance ou par conviction — continuent de manifester dans la rue, soutenus par de moins jeunes. On a même vu une photo où des manifestants brandissent des pancartes avec un message aussi comminatoire que drôle : « Iran, si vous restez tranquilles, tant mieux. Sinon, vous ne pourrez plus visiter Hussein que via YouTube. » Ce message menace les Iraniens de les empêcher d’aller en pèlerinage dans les lieux saints du chiisme en Irak. Le nombre de manifestations monstres qu’a connues Karbala, et la violence effarante avec laquelle celles-ci ont été réprimées achèvent de compléter le tableau.
Le plus curieux, c’est le déni qui accompagne tout cela. Et ces messieurs des instances chiites ne veulent pas reconnaître leur échec à recadrer leurs « enfants ». En Irak, les « daéchiens »1 ont été accusés d’être derrière les manifestations, bien que celles-ci aient eu lieu à Bassora et à Nassiriya en premier lieu, bastions chiites où leur présence est peu probable. De même, les manifestants ont été taxés de « saddamistes » ou de « baasistes », malgré l’insurrection de 1991.2
En fait, les manifestants ne sont ni « daéchiens » ni « baasistes ». Ce sont tout simplement des Irakiens aux identités et aux appartenances religieuses, confessionnelles, politiques, intellectuelles, régionales et tribales multiples. Comme partout en somme, et à l’image de la vie. Et ils sont horriblement écrasés. Leurs aînés ont vécu sous la tyrannie de Saddam Hussein et nombre d’entre eux sont morts dans les guerres. En effet, il y a eu la guerre avec l’Iran (1980-1988), l’invasion du Koweït et la première guerre contre l’Irak (1990-1991), l’embargo international (1991-2003) qui a détruit l’Irak comme l’avaient promis les Américains et les Britanniques, et enfin, la seconde guerre contre l’Irak en 2003, son invasion et son occupation jusqu’en 2011. Les Américains avaient alors aidé quelques opportunistes à prendre le pouvoir. Et dans leur arrogance de colonisateurs, ils n’ont jamais pensé que ceux-là mêmes qui étaient à leur service pouvaient se mettre au service d’autres, notamment iraniens. Et combien d’entre eux ont depuis retourné leur veste ?
LA TERRE DE GILGAMESH ET D’AL-MOUTANABBI
Les contestations d’aujourd’hui sont surprenantes du fait qu’elles réactualisent, au milieu d’une réalité rendue absolument désespérante et oppressive, une « irakianité » passionnée. Celle-ci demeure une caractéristique tout au long de l’histoire de ce pays enraciné dans son passé, solide malgré sa diversité, berceau de l’agriculture, où les systèmes d’irrigation les plus complexes, des canaux, des voies et des barrages ont été mis en place du temps des Sumériens (4 500 ans avant J. C.), afin de se partager l’eau et de dompter la nature sauvage. Des systèmes qui nécessitent une participation collective et un travail de longue haleine, difficile et laborieux, et sont encore enseignés dans les plus prestigieuses universités du monde, car ils incarnent le génie humain et une forme originale d’organisation sociale réglementée, caractérisée par son égalitarisme.
Plus encore, l’Irak est la terre d’Abraham et du sage Hammourabi de Babylone ; et elle a été avant lui la terre de l’épopée de Gilgamesh à Sumer, qui a précédé l’Iliade de quelques siècles et a laissé son empreinte dans les trois religions monothéistes. C’est également la terre du grand poète Al-Moutanabbi (915-965), d’Al-Jawahiri (1899-1997) et de tous ceux qui ont vu le jour entre ces deux-là ; la terre d’Al-Jahedh (776-867) et de tous les grands écrivains de renommée mondiale qui sont toujours enseignés aux élèves dans la région arabe.
L’irakianité est donc un mélange de cette longue histoire. Mais elle d’autant plus revendiquée que ce pays détient la deuxième plus grande réserve mondiale de pétrole, tandis qu’il souffre du manque d’électricité, puisque que les États-Unis ont décidé de le ramener à la préhistoire. Ils ont ainsi détruit ses institutions et y ont laissé faire leurs vassaux, qui ont été récupérés, adoptés et érigés en héros par l’Iran.
LES « CHIITES DES AMBASSADES »
L’histoire du Liban est moins dramatique que celle du « pays des deux fleuves », malgré la guerre civile. C’est une histoire plus mélangée, plus imbriquée aussi. Au final, le Liban est plus simple que l’Irak, et plus enclin à accepter les compromis, c’est même son principal trait de caractère, n’eût été l’attitude prédatrice et désinvolte de ses dirigeants. Ici, une nouvelle accusation touche les contestataires : ce sont les « chiites des ambassades »3. Mais ce qui pourrait sonner comme une accusation contre des individus peut-il s’appliquer à des groupes entiers ?
Y a-t-il des collaborateurs d’Israël et des États-Unis (et d’autres puissances) au Liban (ou ailleurs) ? Évidemment oui. Il y en a dans tous les milieux et dans tous les groupes, y compris à l’intérieur même du Hezbollah. Des cas récurrents dévoilés et qui ont été réglés discrètement. Ce phénomène est normal, et il ne concerne pas un parti en particulier, mais se multiplie selon l’importance du parti ou du mouvement politique en question. Ce fut le cas dans les rangs de la résistance palestinienne, et qui — contrairement au Hezbollah — souffrait de beaucoup de négligence sur les questions de sécurité. Malgré cela, cette résistance a réussi dans des conditions bien plus difficiles que celles qu’a connues le Hezbollah (qu’on arrête donc de fanfaronner et de comparer l’incomparable !) le miracle de transformer des réfugiés opprimés vivant dans de misérables camps en un peuple qui a un « État » sans avoir de terre. Et ce fait historique a remis la Palestine sur la carte du monde, abstraction faite de tous les échecs qui ont suivi.
Même si les pouvoirs en place s’avéraient sincères dans leur intention de mener cette lutte contre la colonisation en général et Israël qui en est le fer de lance dans notre région, ils sont voués à l’échec lorsqu’ils ne sont pas soutenus par la population, et que celle-ci n’est pas prête à se sacrifier dans une bataille longue et féroce. En 2006, au Liban, c’est la résilience des gens et leur acceptation de payer le prix fort qui ont permis la victoire face à Israël, bien que ce dernier ait été directement soutenu par les États-Unis, tant sur le terrain que sur le plan politique, mais également par les pays du Golfe et les collaborateurs des ambassades parmi les Libanais. La secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice avait alors passé plusieurs jours à l’ambassade de son pays à Beyrouth, menant les batailles et organisant elle-même les négociations, de sorte à servir les intérêts israéliens et à obliger la résistance à capituler ou à accepter un compromis humiliant.
Ce n’était pas juste une lutte uniquement militaire. Ni une question de missiles, aussi puissants soient-ils, car les missiles de l’ennemi et ses avions seront toujours plus destructeurs que les nôtres. C’est la résilience des gens qui a mis en valeur l’entraînement intensif des combattants du Hezbollah et leur formidable courage, de même qu’elle a mis en valeur les plans très précis et les préparatifs minutieux. Ceux qui pensent le contraire sont soit ignorants de ce qu’a été cet affrontement, soit des bavards qui ne réalisent pas la préparation nécessaire pour mener une telle bataille.
Est-ce que nous voulons vaincre Israël et la colonisation ? La réponse est oui. Car c’est là une condition sine qua non de la libération de nos sociétés du poids d’une misère aux multiples facettes, à commencer par celle du quotidien et jusqu’à la capacité de se réaliser au sens civilisationnel et historique. Cette condition de libération, nous la partageons avec le reste du monde. Car la solidarité mondiale avec la cause du peuple palestinien n’est pas une forme de pitié que l’on témoigne à une poignée de misérables. Et les centaines de personnes qui sont venues des quatre coins du monde au Liban, durant ce mois de bombardement un certain été 2006 ne sont pas folles. Elles prenaient ainsi parti pour une cause qui les concerne : le rêve utopique d’une humanité qui pourrait vivre sans exploitation ni oppression, sans humiliation, pour produire, créer, écrire… Ici, sur cette terre.
CONTRE LES CHOIX BINAIRES
Enfin, nous avons maintes fois connu ce défi auquel doivent faire face les révoltés et les tenants d’une critique radicale devant un choix binaire. Vous êtes socialistes ou communistes ? Ne critiquez donc pas l’URSS (ou la Chine), car cela renforce l’impérialisme américain (ou avant lui le britannique ou le français). Ignorez les défauts, les manquements, les dérives, et concentrez-vous sur votre ennemi principal. Vous reconnaissez l’importance de Gamal Abdel Nasser ? Ne critiquez donc pas le héros de la nationalisation, du haut barrage d’Assouan ou de l’éducation gratuite, qui a fait sortir des millions d’Égyptiens de la misère et de l’ignorance ; le héros de la guerre de Suez et de la conférence de Bandung, qui a inventé avec ses camarades des différents coins du monde l’idée des Non-Alignés.
Vous êtes contre l’invasion américaine de l’Irak ? Ne vous opposez donc pas à Saddam Hussein. Après tout, il a fait beaucoup pour son pays, et ceux qui gouvernent l’Irak poussent les gens à nuancer les critiques de ce qu’a été son régime puisqu’ils disent : « Mille Saddam, mais pas ceux-là ! » (les autorités actuelles). Comment pouvez-vous vous opposer en même temps aux Américains et à Saddam ?
Nous savons comment tout cela s’est terminé. L’URSS s’est effondrée, et avec elle tout le bloc socialiste, d’abord et avant tout parce qu’ils étaient minés de l’intérieur. Il y a eu la défaite de 1967, cette deuxième Nakba ; Anouar El-Sadate a succédé à Nasser et il a signé la paix avec Israël. Les Irakiens n’ont pas accueilli les soldats américains avec des roses et ne les ont pas considérés comme une armée libératrice comme les États-Unis l’auraient souhaité, ou imaginé, mais elle a quand même envahi le pays et l’armée irakienne n’a pas pu l’arrêter toute seule.
Une bataille géostratégique importante se déroule actuellement entre les États-Unis et l’Iran. Nous ne voulons pas de la victoire de Washington, mais cette bataille ne résume pas toute la situation de notre région. Et surtout, l’Irak ni le Liban ne doivent en payer le prix. Il faut le reconnaître, le jeu iranien dans toute la région alimente des conflits confessionnels destructeurs, et nuit à l’objectif de vaincre les Américains dans cette confrontation.