Entrevue avec Noam Chomsky, Democracy Now 6 août 2020
Militant politique célèbre dans le monde entier, linguiste et écrivain. Il est professeur distingué du département de linguistique de l’université d’Arizona et professeur émérite du Massachusetts Institute of Technology (MIT) où il enseigne depuis plus de 50 ans.
A l’heure où le président Trump se retire des principaux accords nucléaires avec la Russie et s’apprête à renforcer l’arsenal nucléaire américain, Noam Chomsky fait le point sur la menace de guerre nucléaire qui demeure l’un des problèmes les plus préoccupants auxquels l’humanité est exposée. Dans un discours prononcé à la Old South Church de Boston, Chomsky parle également de la menace que représente le changement climatique et de la fragilisation de la démocratie à travers le monde.
NOAM CHOMSKY : Je voudrais faire quelques observations au sujet de la terrible difficulté qu’il y a à maintenir et à instaurer la démocratie, au sujet des puissantes forces qui s’y sont toujours opposées, au sujet des résultats obtenus en la sauvegardant et en la renforçant, et au sujet de l’importance que cela aura pour l’avenir. Mais d’abord, quelques mots sur les défis auxquels nous sommes confrontés, dont vous avez déjà assez entendu parler et que vous connaissez tous.
Je n’ai pas besoin d’entrer dans les détails. Décrire ces défis comme « extrêmement graves » serait une erreur. L’expression ne rend pas justice à l’énormité des défis qui nous attendent. Et toute discussion sérieuse sur l’avenir de l’humanité doit commencer par la reconnaissance d’un fait critique, à savoir que l’espèce humaine est maintenant confrontée à une question qui ne s’est jamais posée auparavant dans l’histoire humaine, une question à laquelle il faut répondre rapidement : La société humaine survivra-t-elle longtemps ?
Comme vous le savez tous, depuis 70 ans, nous vivons à l’ombre de la guerre nucléaire. Ceux qui ont tiré un bilan ne peuvent que s’étonner que nous ayons survécu jusqu’ici. À maintes reprises, nous avons frôlé, parfois à quelques minutes près, le désastre final. Que nous ayons survécu relève d’une sorte de miracle. Les miracles ne durent pas éternellement. Il faut mettre fin à cette situation, et le faire de toute urgence.
La nouvelle Nuclear Posture Review [le document de doctrine nucléaire, NdT] de l’administration Trump accroît considérablement la menace d’un conflit qui serait de fait fatal à notre espèce. On se souviendra peut-être que ce document a été financé par Jim Mattis, qui a été considéré comme trop bien élevé pour rester dans l’administration – ça vous donne une idée du seuil de tolérance dans le monde Trump-Pompeo-Bolton.
En fait, il y avait trois grands traités sur les armes : le Traité ABM, sur les missiles anti-balistiques [les boucliers anti-missiles, NdT], le Traité FNI, sur les forces nucléaires intermédiaires et le Traité New START.
Les États-Unis se sont retirés du Traité ABM en 2002. Et quiconque croit que les missiles anti-balistiques sont des armes de défense se trompe sur la nature de ces systèmes. [Le traité ABM fut signé à Moscou le 26 mai 1972 dans le cadre des négociations sur la limitation des armes stratégiques et complété par le protocole du 3 juillet 1974 entre l’URSS et les États-Unis, puis confirmé par la Russie et les États de l’ex-URSS pour une durée illimitée.NdT]
Les États-Unis viennent de se retirer du Traité FNI, conclu entre Gorbatchev et Reagan en 1987, il réduisait considérablement la menace d’une guerre en Europe, guerre dont la généralisation serait très rapide [Le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire est un traité visant le démantèlement par les États-Unis et l’URSS d’une catégorie de missiles emportant des charges nucléaires ou conventionnelles NdT]. Ce traité a été signé dans le contexte des manifestations que vous venez de voir dans le film. Des manifestations de très grande ampleur ont servi de toile de fond à l’élaboration d’un traité qui a fait une différence très importante.
Il faut se souvenir de cela et aussi de bien d’autres occasions où un mouvement populaire militant fort a vraiment fait la différence. Les leçons sont trop évidentes pour les énumérer. Eh bien, l’administration de Trump vient de se retirer du Traité FNI ; les russes s’en sont retirés tout de suite après. Si vous y regardez de plus près, vous constatez que chacune des parties a une sorte de thèse crédible pour prouver que l’adversaire n’a pas respecté le traité.
Pour ceux qui veulent avoir une idée de la façon dont les Russes pourraient voir les choses, le Bulletin of Atomic Scientists, la principale revue sur les questions de contrôle des armes, a publié il y a quelques semaines un article de Theodore Postol soulignant la dangerosité des installations américaines de missiles anti-balistiques à la frontière russe – combien elles sont dangereuses et peuvent être perçues comme telles par les russes. Remarquez le bien, à la frontière russe ! La tension est croissante à la frontière russe. Les deux camps mènent des actions de provocation.
Nous devrions-dans un monde rationnel, des négociations auraient lieu entre les deux protagonistes, avec des experts indépendants pour évaluer les accusations que chacune porte contre l’autre, pour aboutir à une résolution du conflit, et pour rétablir le traité. Ca c’est dans un monde rationnel. Mais nous ne vivons malheureusement pas dans un tel monde. Aucune initiative n’a été entreprise dans ce sens. Ni ne le sera, à moins d’une intense mobilisation.
Voilà; il nous reste le traité New Start [Le New Start est le nom d’usage courant d’un traité de réduction des armes stratégiques nucléaires entre les États-Unis et la Russie. Il a été signé le 8 avril 2010 à Prague et, après sa ratification, est entré en vigueur le 5 février 2011 pour une durée de dix ans NdT]. Le traité New Start déjà qualifié par son porte-parole – qui s’est décrit en toute modestie comme le plus grand président de l’histoire américaine – de la même façon que tout ce qui avait été fait par ses prédécesseurs : c’est le pire traité jamais conclu au cours de l’histoire de l’humanité ; nous devons nous en débarrasser. En fait, la date de son renouvellement tombe juste après les prochaines élections ; il y a beaucoup en jeu. L’enjeu est de taille pour savoir si ce traité sera renouvelé ou non. Il a permis de réduire très sensiblement le nombre des armes nucléaires, certes à un niveau bien plus élevé que ce qu’il devrait être, mais bien en-dessous de ce qu’il était auparavant. Et cette tendance pourrait se poursuivre.
En attendant, le réchauffement climatique suit son cours inexorable. Au cours de ce millénaire-ci, chaque année, à une exception près, a été plus chaude que la précédente. Des articles scientifiques récents, notamment ceux de James Hansen, indiquent que le rythme du réchauffement de la planète, qui augmente depuis environ 1980, pourrait s’accélérer radicalement et passer d’une croissance linéaire à une croissance exponentielle, ce qui veut dire doubler tous les vingt ans.
Avec la fonte, la fonte rapide de l’Antarctique, des gigantesques banquises, nous approchons déjà des conditions d’il y a 125 000 ans, lorsque le niveau de la mer était environ 8 mètres au-dessus du niveau actuel. Nous pourrions – ce niveau pourrait être atteint. Les conséquences en sont difficilement imaginables. Je veux dire, je n’essaierai même pas de vous les décrire, mais vous pouvez rapidement imaginer ce que cela veut dire.
Et dans le même temps, pendant que tout ça se produit, vous pouvez régulièrement lire dans la presse des articles euphoriques sur les progrès réalisés par les États-Unis en termes de production de combustibles fossiles. Nous dépassons désormais l’Arabie saoudite. Nous sommes numéro 1 de la production de combustibles fossiles. Les grandes banques, comme JPMorgan Chase, injectent de l’argent en nouveaux investissements dans les combustibles fossiles, y compris les plus nocifs, comme les sables bitumineux du Canada. Et tout ceci est présenté avec enthousiasme et exaltation. Nous atteignons maintenant l’indépendance énergétique. Nous pouvons contrôler le monde, décider de l’utilisation des combustibles fossiles dans le monde.
À peine un mot sur ce que cela signifie, et qui est tout à fait évident. Ce n’est pas que les journalistes, les commentateurs ne le savent pas, que les PDG des banques ne le savent pas. Bien sûr que si, ils le savent très bien. Mais il s’agit là de pressions institutionnelles dont il est extrêmement difficile de s’extraire. Vous pouvez vous mettre dans la – essayez de vous mettre dans la position, disons, du PDG de JPMorgan Chase, la plus grande banque, qui consacre des sommes importantes pour investir dans les combustibles fossiles.
Il sait certainement tout ce que vous savez tous sur le réchauffement climatique. Ce n’est pas un secret. Mais quels sont les choix ? En gros, il a deux options. L’une est de faire exactement ce qu’il fait. L’autre est de démissionner et d’être remplacé par quelqu’un d’autre qui fera exactement ce qu’il fait actuellement. Ce n’est pas un problème individuel. C’est un problème institutionnel, qui peut être résolu, mais seulement si les citoyens exercent une pression considérable.
Et nous avons vu récemment, de façon très spectaculaire, comment c’est possible – comment on peut trouver une solution. Un groupe de jeunes, le Sunrise Movement, organisé, est allé jusqu’à organiser un sit in dans les bureaux du Congrès, ce qui a piqué l’intérêt des nouvelles personnalités progressistes qui ont réussi à se faire élire au Congrès. Sous la pression populaire, Alexandria Ocasio-Cortez, rejointe par Ed Markey, a mis à l’agenda le Green New Deal.
C’est une réussite remarquable. Bien sûr, il est la cible d’attaques de toutes parts : ça n’a pas d’importance. Il y a seulement deux ans, il était inconcevable qu’on en discute. Grâce à la mobilisation de ce groupe de jeunes, il est maintenant au cœur de l’agenda. Il faudra le mettre en œuvre, d’une manière ou d’une autre. C’est une question de survie, ce ne sera peut être pas exactement sous cette forme, mais en y apportant quelques modifications. L’engagement d’un petit groupe de jeunes a réussi à opérer un formidable changement. Cela vous montre le genre de choses qu’on peut faire.
Pendant ce temps, l’Horloge de l’apocalypse, publiée par le Bulletin of Atomic Scientists de janvier dernier, a été fixée à minuit moins deux minutes. C’est le plus proche de la fin du monde depuis 1947 [L’horloge de la fin du monde ou horloge de l’Apocalypse (Doomsday Clock en anglais) est une horloge conceptuelle créée peu de temps après le début de la guerre froide et mise à jour depuis 1947 par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago, sur laquelle minuit représente la fin du monde NdT].
L’annonce de cette nouvelle position de l’aiguille mentionne les deux principaux dangers bien connus : le risque de guerre nucléaire, qui augmente, et la menace du réchauffement de la planète, qui s’accentue toujours plus. Et pour la première fois, une troisième menace est venue s’ajouter : la fragilisation de la démocratie. C’est la troisième menace, avec le réchauffement climatique et la guerre nucléaire. Et c’était tout à fait justifié, parce qu’une démocratie qui fonctionne nous offre le seul espoir de triompher de ces menaces.
Ce ne sont pas les grandes institutions, que ce soit étatiques ou privées, qui agissent indépendamment de toute pression de la part de l’opinion publique qui s’y attelleront, ce qui signifie que les moyens d’un fonctionnement démocratique doivent être préservés, utilisés comme l’a fait le mouvement Sunshine, de la même manière que la grande manifestation populaire qui a marqué le début des années 1980, ou comme nous le faisons encore de nos jours.