Salvador Hernandez, 6 juin 2021
Cela se passe dans une rue en Colombie. La ville est couverte de décombres. La séquence, prise à partir d’un téléphone portable, commence avec l’image d’un policier anti-émeutes accroupi et pointant un lance-roquettes monté sur un trépied sur le trottoir. L’image du policier occupe tout l’écran. L’arme tire, un, deux, trois, quatre coups. Le caméraman recule un peu, ouvrant lentement l’angle de sa caméra. A côté du policier avec la Vanom, il y en a un autre qui semble le couvrir avec un bouclier en plastique. Derrière eux passe un char antiémeute, la caméra le suit et avec son mouvement révèle l’arrière-plan. On y voit trois garçons qui se protègent des tirs avec des boucliers faits à la main à partir de barils d’aluminium. Le char se dirige vers eux, les percute, et finit par disparaître dans la fumée des gaz lacrymogènes. Des images comme celle-ci d’une guerre urbaine et asymétrique entre la police et les manifestants, qui montrent un usage disproportionné et inutile de la force, ont inondé les réseaux sociaux depuis le 28 avril de cette année, alimentant l’indignation d’une explosion sociale qui avait été mise en hibernation par la pandémie et qui s’est manifestée sur toute la longueur et la largeur de la Colombie, atteignant dans son expansion les communautés de la diaspora colombienne à l’étranger. Un mois après le début de la grève nationale, les protestations se poursuivent et, compte tenu de leur intensité et de leur continuité, le gouvernement semble tomber dans le discrédit.
La dynamique du débordement social colombien ne semble pas exceptionnelle dans le contexte international, mais ce qui semble exceptionnel, c’est la brutalité de la répression appliquée pour le contenir, qui a déjà été dénoncée par les organisations nationales et internationales de défense des droits de l’homme. La violence ne constituerait pas le renversement de l’ordre, au contraire, elle serait un moyen d’établir un ordre historique, une modalité d’action concrète de l’État qui cherche à imposer un état de choses particulier. Cette action de construction d’une hégémonie basée sur la force, sur une répression constante et systématique du leadership venant des périphéries, d’en bas, a été une constante historique depuis les guerres du 19ème siècle et a traversé l’histoire moderne de la Colombie. Les images qui ont circulé dans les réseaux sociaux et qui ont mis le monde en état d’alerte en raison de la grave situation de violation des droits de l’homme en Colombie semblent être la preuve actuelle et graphique de cette hypothèse, de cette continuité historique. En témoignent les 6402 meurtres de “faux positifs” survenus entre 2002 et 2008 et rapportés par le JEP, les plus de 80 000 cas de disparition forcée survenus entre 1970 et 2018 et rapportés par le Centre national de la mémoire historique et, dernièrement, les 199 leaders sociaux qui ont été tués au cours de l’année 2020, en pleine pandémie. À la longue liste des victimes de la violence que le pays a vécue et continue de vivre, nous devons ajouter avec douleur ceux qui quitteront la longue liste des jeunes qui sont morts à cause de la répression des manifestations de la plus grande grève nationale que le pays ait connue dans son histoire moderne et qui, selon Indepaz, comptait déjà 72 personnes au 3 juin. Dans le cas de la Colombie, les protestations ont trait à la dénonciation de la majorité de la population qui vit en marge de la société contre l’appareil de mort qui a construit pendant des décennies la coexistence entre le trafic de drogue, le paramilitarisme et l’action de l’État justifiée par l’ennemi intérieur (les FARC). Les protestations proviennent des cinq millions de personnes qui ont été expulsées de leurs terres par les déplacements internes provoqués par les acteurs armés dans un processus d’accumulation par dépossession et qui, depuis les périphéries des villes, revendiquent leur droit à continuer d’exister et d’y retourner.
La réponse militaire et policière aux débordements sociaux est non seulement insuffisante mais aussi contre-productive ; l’indignation continue de croître face aux preuves de la disproportionnalité et du caractère inutile de l’action policière. Face à un problème social, la réponse doit être donnée en termes de politique sociale et d’inclusion politique et économique dans le long terme de 42% de la population en dessous du seuil de la pauvreté. La solution la plus viable à la protestation est d’établir de toute urgence un dialogue à plusieurs niveaux (dialogue national avec la direction de la grève et dialogues locaux avec les personnes aux points de résistance et de première ligne). Les dialogues doivent permettre un processus de coordination des demandes qui conduit à des changements tangibles dans le système politique et dans les relations entre les niveaux local et national. Une réforme de la police est nécessaire, qui sort du contrôle de la police de la sphère du ministère de la Défense, qui garantisse la vocation civile de l’organisation, qui réforme la police antiémeute et qui respecte l’autonomie des municipalités. L’accompagnement et la vérification internationale des violations de droits de la personne sont nécessaires pour rétablir un climat de confiance permettant une solution négociée à la crise.
Bien sûr, ces réflexions correspondent à ce qui est désirable, mais dans un contexte de forte concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif, qui comprend les organismes de contrôle, le ministère public et une partie importante du système judiciaire, le gouvernement se range vers une ligne dure de répression qui, dans le cadre d’une présumée légalité, garantit l’impunité pour une répression excessive et injustifiée. Ainsi, l’uribisme entend préserver à prix de sang et de feu, le maintien des privilèges des grands propriétaires terriens locaux (basés sur la dépossession des terres des paysans), du grand capital et des économies extractives. La militarisation des villes sous couvert de la figure juridique de l’assistance militaire, la remise en cause et l’attaque systématique de l’avancement des dialogues au niveau local, ainsi qu’une nouvelle offensive diplomatique et médiatique dans laquelle les personnes qui protestent sont accusées de « terrorisme de faible intensité » et font l’objet d’une persécution judiciaire impitoyable, témoignent de cette tendance. Le cri des jeunes des quartiers les plus pauvres de Cali, Popayán, Pereira : “ils (le gouvernement) sont en train de nous tuer, ils sont en train de nous faire disparaître ”, continue de secouer la diaspora des Colombiens dans le monde et la communauté internationale.