John Freddy Gómez, Camila Andrea Galindo, CADTM, 26 novembre 2019
En Colombie, dans le conflit qui oppose les classes subordonnées et le gouvernement central, le gouvernement veut imposer, par le sang et le feu s’il le faut, ses politiques et sa vision de la société, selon lesquelles : 1) La société est subordonnée aux relations du marché néolibéral ; 2) Le peuple doit rester stoïque, léthargique et zélé ; 3) Le capital et les privilèges de classe sont prioritaires sur la vie et la dignité ; 4) La différence est niée et le différencié doit disparaître ; 5) Le manichéisme, la haine et l’exclusion restent les sources du pouvoir ; 6) le bruit assourdissant d’une Colombie qui s’effondre doit être mis sous silencieux.
Cette dynamique, qui, en Colombie et dans une grande partie de Notre Amérique, a survécu depuis l’époque coloniale, qui s’est reproduite depuis l’indépendance et s’est intensifiée dans l’étape néolibérale en raison des relations directes avec l’empire américain, a fait de notre continent l’un des plus inégaux au monde et de la Colombie le deuxième pays le moins égalitaire du continent américain et elle est parmi les dix pays les plus inégalitaires de la planète. (Monterrosa, 2017)
Cette inégalité se traduit par une violence directe contre le peuple colombien et trouve sa source dans l’augmentation incontrôlée de l’exploitation, de la dépossession, de l’oppression et de l’exclusion de la part d’une classe capitaliste à caractère féodal et violent, qui s’est incrustée dans les structures historiques de l’Etat colombien. Un Etat qui, selon certaines institutions, est la plus ancienne « démocratie » d’Amérique latine, considérant comme « démocratiques » le génocide comme pratique sociale, l’exclusion de la politique de 99% du peuple colombien, les inégalités dans la gestion gouvernementale, la léthargie et la haine comme pierre angulaire des rapports sociaux et économiques.
Après cette brève introduction des relations qui prévalent dans Notre Amérique et dans notre pays, la Colombie, ces derniers mois c’est un cri ¡Basta ya ! qui s’entend face à tant de haine, d’exclusion politique et sociale, de politique de guerre, face à un système qui bénéficie à 1% de la société, au racisme, au patriarcat, au sexisme, à l’écocide comme modèle de développement, entre autres éléments désastreux imposés par la violence dans notre territoire.
Sous le gouvernement d’Ivan Duque et de son régent Alvaro Uribe Velez, on a observé une augmentation exponentielle de la violence dans le pays avec l’assassinat d’environ 746 leaders sociaux, hommes et femmes, entre 2009 et juin de cette année, et une augmentation de 75% de cette violence pour la seule année 2019 (La opinión, 2019) Ces assassinats et intimidations sont le résultat de la mise en œuvre d’une politique gouvernementale de guerre empêchant l’application des Accords de paix.
La violation des droits de l’homme est une constante du gouvernement colombien. On vit dans une angoisse permanente car la persécution de l’opposition politique est un pilier de la gestion du gouvernement, ainsi que la criminalisation de la protestation même si c’est un droit fondamental mais que l’on a essayé de limiter en le règlementant sur le plan légal. Cela est lié à un contexte où tous les processus sociaux, politiques et communautaires sont délégitimés, et occultés , grâce à un contrôle de classe sur les médias.
Un exemple de ces violations permanentes des droits de l’homme et du droit international humanitaire est l’affaire dénoncée devant le Congrès de la République lors de l’élaboration de la motion de censure qui visait l’ancien ministre de la Défense Guillermo Botero, qui montrait le meurtre de 8 à 18 enfants dans un bombardement de l’armée dans la zone rurale de San Vicente del Caguán dans le département du Caquetá. Ces filles et ces garçons ont été présentés comme des « morts au combat » ce qui a rappelé au peuple colombien les cas d’exécutions extrajudiciaires de la période 2002-2008 mal nommées les « Fausses positives ». Un cas qui continue d’être contesté après avoir appris que, selon les récits des habitants de la région, les mineurs encore en vie ont été persécutés et criblés de balles par les forces militaires. (Unité d’enquête, 2019) Ce mitraillage avait reçu l’aval du ministre de la Défense de l’époque et du président Iván Duque.
La peuple colombien a manifesté sa réprobation de cette action militaire déplorable, et la pression publique a été telle que le Ministre de la Défense a présenté sa démission, tandis que le Président Duarte lui rendait hommage pour les bons offices rendus au pays, un comble ! Ce n’est là que l’un des centaines de cas qui prouvent l’implication directe et indirecte du gouvernement dans la violence que connait le pays.
De la même manière, les politiques économiques du gouvernement d’Ivan Duque ont entraîné l’appauvrissement des classes subalternes tandis que les intérêts des élites économiques sont privilégiés par rapport aux besoins d’un pays qui connait de grands écarts sociaux et nécessite des dépenses publiques à même d’offrir un meilleur bien-être et la pleine satisfaction des droits économiques, sociaux, culturels, politiques et environnementaux dans le pays. (Gómez & Galindo, 2019)
Et comme si cela ne suffisait pas, avec le Plan national de développement 2018-2022 et la Loi de finance, le gouvernement et ses ministères, et en communion avec les think tank du grand capital colombien tels que FEDESARROLLO et ANIF, entre autres, ont présenté de nouvelles réformes dans les domaines du travail, des retraites et de l’administration du Trésor public qui portent atteinte aux droits et à la dignité des Colombiens.
Le projet de réforme du travail inclut, entre autres points, la flexibilisation et la déréglementation du monde du travail avec l’introduction du travail horaire, la réduction de 25% du salaire pour les moins de 28 ans, la suppression des heures supplémentaires, des majorations pour le travail de nuit et lors des jours fériés et des indemnités de licenciement.
De même, la réforme des retraites vise à relever le montant des cotisations et l’âge de départ à la retraite, à supprimer le régime de la caisse primaire publique de retraite et à transférer les charges de cotisation de l’employeur à l’employé, entre autres dynamiques totalement régressives qui ne bénéficient qu’au grand capital et au capital financier, et accroit le taux de surexploitation du travail pour le peuple colombien. (Semanario Voz, 2019)
Une autre politique qui va coûter cher, c’est la consolidation de la Holding Financière, qui transfère le caractère discrétionnaire de l’administration des entreprises publiques de l’État à un organisme autonome et répondant aux besoins du privé et qui sous-tend une transition vers leur privatisation afin de promouvoir les Partenariats Public-Privé, ce qui n’est rien de plus qu’un transfert de fonds publics vers le grand capital.
Face à cette avalanche de réformes néolibérales dans le
pays, à l’augmentation de la violence, à la criminalisation et à la
stigmatisation des mouvements sociaux, ainsi qu’au non-respect permanent des
accords passés avec les étudiants, les paysans et les peuples autochtones, une
grève nationale a été décidée pour le 21 novembre afin d’exiger le plein
respect des accords économiques et la mise en œuvre des accords de paix, le
rejet de toute réforme économique régressive et la construction d’une économie
axée sur le bien-être de la société, entre autres revendications tout à fait
légitimes qui ont abouti à une mobilisation permanente et critique qui a pris
pour cible les ennemis du peuple colombien, comme le gouvernement d’Ivan Duque,
et les institutions financières internationales comme le FMI,
la Banque mondiale
ou l’OCDE.
Le 21 novembre, le peuple colombien est descendu dans la rue, dans des
proportions sans précédent, dans à peu près toutes les villes du pays, de
Guajira à Leticia, de Buenaventura à Cúcuta, contre le paquet d’Iván Duque,
l’OCDE, la Banque mondiale et le FMI.
Cette mobilisation massive a non seulement révélé le ras-le-bol des politiques néolibérales du gouvernement d’extrême droite à l’oeuvre en Colombie, mais elle a aussi fracturé le pouvoir des élites colombiennes, l’espoir prenant le dessus sur la peur , criant haut et fort son aspiration à une société de paix et de justice sociale, et se fixant pour objectif la transformation de la structure économique responsable de la violation généralisée des droits dans le pays ; c’est sans doute l’éveil d’une société qui a toujours été réprimée tout au long de l’histoire et qui clame avec une force irrésistible sa soif de dignité.
Cet éveil et cette communion entre les classes subalternes du pays ont dépassé la mobilisation du 21 novembre pour s’inscrire dans la continuité avec des mobilisations pacifiques, des bruits de casseroles, des sit-in, des activités culturelles, autant d’activités qui ont permis de briser le silence et de placer le gouvernement et ses élites économiques en position défensive avec la militarisation des villes et les couvre-feux, où les droits de l’homme sont systématiquement violés et où la violence s’intensifie avec la répression des manifestations et leur stigmatisation par les médias, la propagation de la peur pour faire accepter l’État sécuritaire, entre autres dynamiques hostiles et répressives qui font de plus en plus fermenter la lutte populaire.
Le gouvernement d’Ivan Duque continue à faire la sourde oreille. Tandis que l’indignation et la mobilisation grandissent dans le pays, il tente d’y mettre fin par la violence, une culture historique en Colombie, et non par le dialogue, même si c’est ce qui est exprimé dans les discours présidentiels. D’heure en heure, des réseaux de solidarité se constituent, les problèmes du pays apparaissent au grand jour et les responsables sont identifiés, la fête démocratique a lieu dans les rues et la dépolitisation de certains secteurs du pays diminue à pas de géants.
La Colombie et une grande partie de Notre Amérique vit un temps d’espoir, d’amour et de solidarité où nous, hommes et femmes, avec nos différences, nous retrouvons pour construire une société digne, juste, équitable et pacifique.