Comprendre le populisme en Amérique latine

Maristella Svampa, extrait d’un texte publié par la Fondation Rosa Luxemburg, août 2019

 

Il y a quelques années encore, l’Amérique latine représentée par des gouvernements progressistes s’opposait au processus de radicalisation du néolibéralisme qui traverse actuellement l’Europe et les États-Unis, avec pour conséquences des inégalités croissantes, la xénophobie et l’anti-mondialisme. Néanmoins, des vents idéologiques changeants balaient maintenant la région. La fin du cycle progressiste, du moins tel que nous l’avons connu, est maintenant un fait définitif en termes de gouvernement, d’alliances régionales et d’ambiance.

Les éléments modulaires qui distinguaient le langage commun des expériences progressistes étaient

  • La remise en cause du néolibéralisme, caractéristique des années 1990;
  • Un discours égalitaire visant l’inclusion sociale, notamment par le biais de programmes sociaux et de l’impulsion de la consommation;
  • La mise en œuvre de politiques économiques hétérodoxes;
  • Et, enfin, l’aspiration à construire un cadre latino-américain, nécessaires à la réalisation de l’intégration régionale.

 

Sans aucun doute, la consolidation de cette hégémonie politique progressiste associée à ces quatre éléments modulaires était liée à la flambée des prix internationaux des produits de base.

 

Tout au long du cycle (2000-2015), certains ont eu tendance à identifier progressisme et gauche, plus ou moins automatiquement. Aux niveaux national et régional toutefois, la clarification de ce que l’on entendait par « progressisme » faisait l’objet de débats difficiles et d’interprétations de la part des gauches, notamment en ce qui concerne les questions relatives à la conception du changement social, au rôle des mouvements sociaux, aux stratégies de développement. Ces affrontements ont révélé la tension croissante entre différents récits politiques, en particulier entre le récit national-développementaliste et le récit indigéniste, qui ont tous deux joué un rôle important dans la remise en cause de l’hégémonie néolibérale et dans l’ouverture d’un nouveau scénario politique. Le récit développementaliste, actualisé en termes de néo-extractivisme, a fini par incorporer d’autres dimensions typiques de la tradition populiste profondément enracinée dans nos latitudes sous la forme d’un populisme de haute intensité[1].

Ainsi, vers la fin de la première décennie du XXIe siècle, la catégorie du populisme caractérisait de plus en plus les gouvernements progressistes, jusqu’à devenir un lieu commun et un champ de bataille politique et interprétatif. D’une part, les secteurs des médias et le camp de droite ont fortement lié le concept de populisme à la démagogie politique et économique, au personnalisme et à la corruption. D’autre part, les milieux universitaires ont tenté d’abandonner la vision unidimensionnelle et péjorative de leurs détracteurs et de reconnaître que les populismes latino-américains du XXIe siècle – à l’instar de leurs prédécesseurs du XXe siècle – étaient ambivalents, complexes et multiformes.

Les populismes – au pluriel – constituent un phénomène politique complexe et contradictoire qui entraîne une tension constitutive entre des éléments démocratiques et non démocratiques. Les populismes peuvent être définis comme une dimension structurante de la politique, une manière de comprendre – et de partiellement scinder – la verticalité du lien social qui apparaît condensée en une certaine conception du changement social en faveur des secteurs considérés comme les plus défavorisés. Traditionnellement, il existe une typologie variée allant des populismes de droite associés à un discours xénophobe et protectionniste plus fréquent dans les pays du centre à ceux à caractère progressiste liés à différentes variantes de nationalismes périphériques, comme cela a été traditionnellement le cas dans la région latino-américaine.

Le problème des populismes est qu’ils comprennent la politique en termes de polarisation et de conceptions binaires, ce qui a plusieurs conséquences : d’une part, ils contribuent à simplifier l’espace politique en divisant les choses en blocs antagonistes (le bloc populaire et le bloc oligarchique) ; d’autre part, ils encouragent la sélection et la hiérarchisation de certains antagonismes au détriment d’autres, dont la pertinence tend à être niée ou minimisée. Ils sous-estiment également l’importance du pluralisme politique et social. En outre, en ce qui concerne les relations entre dirigeants et organisations, le modèle que les populismes adoptent historiquement est celui d’une participation sociale contrôlée, qui assure la subordination des acteurs collectifs par rapport au dirigeant, sous le regard vigilant de l’État.

Dans cette optique, les populismes latino-américains du XXIIème siècle présentent des similitudes avec les populismes classiques du XXIème siècle (ceux des années 1930-1950). Certes, les gouvernements de Hugo Chávez, Néstor Kirchner et Cristina Fernández, Rafael Correa, Evo Morales et même ceux de Lula Da Silva et Dilma Rousseff dans des pays à tradition notoirement populiste ont permis le retour de populismes de forte intensité. Ceux-ci étaient structurés autour de l’État en tant que constructeur de la nation, en lien avec des organisations sociales, menant l’exercice de la politique en tant que contradiction permanente entre deux pôles antagonistes; et, enfin, ces populismes plaçaient le chef en tant que personnage central.

Au-delà du langage de la guerre, la principale caractéristique des populismes du XXIème siècle a été la consolidation d’un système de gouvernance, d’un pacte social dans lequel la tendance à l’inclusion sociale (expansion des droits, avantages pour les secteurs les plus négligés, et inclusion par la consommation) ont coexisté avec un pacte avec le grand capital (agro-industrie, industries extractives, et même avec les secteurs financiers dans certains cas). Dans cette optique, et malgré les processus de nationalisation (qui doivent être analysés au cas par cas et par pays), les progressismes populistes ont noué des alliances avec de grandes sociétés transnationales, renforçant ainsi leur poids dans l’économie nationale. En Équateur, par exemple, les sociétés les plus importantes ont augmenté leurs bénéfices par rapport à la période précédente. En Argentine se sont produites une plus grande concentration et une internationalisation accrue du leadership commercial au cours du cycle de Kirchner; et au Brésil, où le consensus « luliste » a conclu une alliance avec le secteur agroalimentaire tout en favorisant également le secteur financier.

Cela dit, et compte tenu de la fin du cycle progressif, il convient de se demander quels facteurs ont renforcé la visibilité et la légitimation des valeurs conservatrices, y compris les valeurs autoritaires / réactionnaires. Était-ce le processus de polarisation et la personnalisation du leadership ? La consolidation de régimes politiques plus traditionnels – populismes plébéiens ou de classe moyenne – a-t-elle facilité la transition vers des options plus radicales et à droite? Alternativement, le lien entre les progressismes existants et le virage conservateur est-il plus indirect, par l’affaiblissement des mouvements sociaux? On peut également se demander si l’émergence d’une nouvelle droite est encore l’exception en Amérique latine et si celle-ci ne découle pas d’une tendance globale indirectement liée à la disparition du progressisme en Amérique latine.

Le sociologue Aníbal Viguera (1993) établit deux dimensions pour définir le populisme : l’une, selon le type de participation; et l’autre, en fonction des politiques sociales et économiques. À cet égard, le populisme de faible intensité est lié à son caractère unidimensionnel (style et leadership politiques, qui peuvent coexister avec des politiques néolibérales), et le populisme de forte intensité, qui associe le style politique aux politiques sociales et économiques visant l’inclusion sociale.

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