La « crise » des réfugiés : vers une théorie marxiste des frontières

Nicholas De Genova, extraits d’un texte paru dans Contretemps,  3 juin 2019

Depuis que Marx et Engels ont proclamé dans Le Manifeste communiste que les travailleurs n’ont pas de patrie, le fait que nous soyons internationalistes constitue un principe élémentaire et déterminant de la politique marxiste. Par ailleurs, il n’y a jamais eu de preuve plus claire que le stalinisme impliquait une trahison radicale du marxisme, que la proposition sournoise et égoïste selon laquelle il était possible de construire le « socialisme dans un pays ». En fait, l’importance du mot « international » dans le nom de cette revue est destinée à confirmer son engagement dans une politique socialiste spécifiquement marxiste, tout en se distinguant catégoriquement du misérable héritage contre-révolutionnaire du stalinisme. Il est instructif de prendre cette perspective internationaliste fondamentale pour toute véritable politique marxiste comme point de départ de toute réflexion marxienne sur les questions de la migration et des frontières. Après tout, nous sommes aux prises avec un paradoxe très sérieux et important : les travailleurs n’ont pas de patrie et pourtant nous vivons dans un monde de « pays » supposément séparés et distincts — un monde partitionné en États « nationaux ».

Une politique marxiste de l’internationalisme doit nécessairement offrir une critique rigoureuse du nationalisme, mais il ne peut y avoir de critique adéquate du nationalisme sans une théorie de l’État, particulièrement du fait que « l’ » État renvoie un peu partout à une multiplicité d’États séparés et distincts, qui se constituent généralement assez clairement comme « nationaux ». Compte tenu de la configuration globale de l’économie mondiale du capitalisme, nous devons donc être capables d’expliquer pourquoi, à la place d’un État mondial, nous avons une grande prolifération d’États (nations) territorialement définis et délimités. Par conséquent, comprendre le processus même par lequel est ainsi délimité territorialement — comprendre, en d’autres termes, comment un État en vient à être défini par des frontières — devrait constituer un problème central dans l’approche des rapports entre l’État (« national ») territorialement défini et le capital mondial. Plus encore, si les travailleurs, en tant que classe à l’échelle mondiale, n’ont pas de pays, il n’y a sûrement pas de meilleur exemple vécu et incarné de cette proposition que ces travailleurs migrants qui traversent les frontières des États-nations. En résumé, la migration internationale n’est jamais séparable de la mobilité globale du travail et tout internationalisme socialiste sérieux doit commencer par ce point. Dans ce contexte, théoriquement parlant, il ne peut littéralement y avoir d’internationalisme socialiste viable qui ne prend pas les travailleurs migrants comme objet premier de toute politique radicale de la classe ouvrière.

La prolifération de la « crise »

La prétendue « crise » entourant l’afflux de migrants et de réfugiés en Europe — et le spectacle que cela génère aux frontières— n’est exposée nulle part de façon plus extraordinaire qu’en mer Méditerranée. En effet, depuis plusieurs années maintenant, l’Union européenne (UE) a converti la Méditerranée en fosse commune. Avant le nombre record de morts au bilan de 2015, d’innombrables dizaines de milliers (habituellement sans nom) de réfugiés, migrants et leurs enfants ont été envoyés vers une mort effroyable, anormale et prématurée par naufrage et noyade, succédant souvent à l’épreuve prolongée de la faim, de la soif, de le froid et de l’abandon en haute mer. De possibles naufrages de bateaux transportant des migrants ont peut-être été évités par intermittence (et inégalement) au cours d’une ou l’autre période d’intensification des recherches et d’opérations de sauvetage par les divers hommes de main des frontières de l’Europe. Mais il est pareillement probable que d’innombrables accidents potentiels provoquant la mort en masse de migrants et de réfugiés aient été évités par la pure flexibilité des mouvements migratoires, les migrants et les réfugiés ayant cherché des routes alternatives dans les terres à la suite de telles tragédies humaines. Ainsi, après le naufrage d’avril, bien qu’il ait continué à y avoir des taux records de nombre de migrants à travers la Méditerranée centrale pendant des mois, il y a également eu des preuves croissantes d’une réorientation massive du mouvement migratoire vers des itinéraires terrestres à travers les Balkans.

Quels que soient les sites et formes spécifiques de « frontiérisation » (bordering), les vies des migrants et des réfugiés ont été sacrifiées sans merci — généralement avec un mépris impitoyable, occasionnellement avec une hypocrisie moralisatrice — pour répondre aux intérêts de l’institution d’une « nouvelle » Europe encerclée de frontières toujours plus militarisées et sécurisées. Ainsi, suite aux rapports concernant le naufrage du 19 avril, comme cela est arrivé à maintes reprises avant et depuis, les autorités européennes ont immédiatement été catapultées dans une frénésie politique de réparation de cette « tragédie aux proportions épiques ». Comme on pouvait le prévoir cependant, malgré les déclarations obligées d’idéaux humanitaires exaltés, le discours qui s’en est suivi se préoccupait de façon compulsive d’immigration « illégale » et des prédations « criminelles » des « passeurs » et « trafiquants » comme prétexte à des tactiques renouvelées et étendues d’interdiction militarisée, incluant des suggestions de bombardement des côtes libyennes d’où étaient parties de nombreuses personnes franchissant la frontière par voie maritime ou même de déploiement des troupes au sol. Avec un discours dominant qui compare stratégiquement la migration à travers la Méditerranée (aujourd’hui assimilée à du « trafic d’êtres humains ») à l’esclavage, l’invocation de la tragédie a été cyniquement mobilisée pour fournir le prétexte à la fortification de différentes formes de contrôle des frontières. Cela n’a servi qu’à exacerber les conditions de possibilité matérielles et pratiques de l’augmentation en flèche des décès de migrants, servant inévitablement à rediriger la mobilité humaine illégale vers des routes et modes de passage toujours plus périlleux. Si le « trafic » de migrants peut être véritablement comparé au commerce d’esclaves, ce sont précisément les autorités européennes qui ont le pouvoir de l’éliminer complètement (et plus ou moins immédiatement) — en renversant l’application même des frontières, qui en fait une nécessité absolue.

Face à la prolifération consécutive de discours alternants et en apparence interchangeables sur la « crise des réfugiés » ou des « migrants », la première question qui doit sans cesse être posée est : la crise de qui ? Décrire la situation comme une « crise » apparaît précisément comme une ruse pour autoriser des mesures gouvernementales exceptionnelles ou d’« urgence » destinées à renforcer et étendre la mise en application de la surveillance des frontières et de l’immigration. Le spectacle de la « crise des migrants » de l’Europe est largement assimilé, par conséquent, à une crise du contrôle des frontières apparentes de l’Europe.

Luttes des frontières

Les spectacles brutaux à la frontière de l’« exclusion » ont notamment souvent exposé leurs propres dynamiques obscènes d’« inclusion » subalterne de migrants (illégaux). Les différents déploiements de troupes ou de la police anti-émeute contre les migrants et les réfugiés, la construction de barricades de barbelés et les assauts contre les familles de migrants et de réfugiés à coups de gaz lacrymogène, de grenades incapacitantes et de matraques de caoutchouc ont alterné avec la facilitation directe de ces mêmes mouvements de migrants par la mise à disposition de bus et de trains pour accélérer le transit. Ainsi, on a abondamment montré les tactiques frontalières étatiques ont été abondamment montrées comme des formations réactionnelles compulsives, répondant toujours au primat de la pure autonomie des migrations. Cela n’a sans doute été nulle part plus dramatiquement manifeste que lors de la mobilisation, le 4 septembre 2015, de réfugiés et migrants qui campaient à la gare de Budapest-Keleti. La police anti-émeute hongroise avait commencé par leur refuser l’accès aux trains par lesquels ils espéraient partir en Autriche et en Allemagne et avait tenté d’évacuer une partie d’entre eux par la force. Après plusieurs affrontements avec la police anti-émeute dans le camp de fortune des réfugiés dans la gare, puis un réacheminement sournois des trains par les autorités vers des camps de « transit » (détention) en dehors de la ville, au moins 1000 migrants et réfugiés chantant « Liberté ! » se sont rassemblés avec indignation en une marche de protestation ad hoc (rapidement désignée comme la « Marche de l’espoir »). Suivant la direction déterminée d’un homme unijambiste, ils se sont engagés sur une autoroute à six voies menant hors du pays. Cette action a rapidement débouché sur la capitulation et la mise en conformité des autorités de l’État hongrois, bien que de façon cynique et intéressée, avec l’urgence de la détermination des réfugiés à aller librement de l’avant sur les itinéraires qu’ils ont choisi. La marche a été dotée d’une escorte policière puis de bus pour transporter les réfugiés et migrants indisciplinés plus loin le long de leur chemin vers la frontière suivante.

Le jour précédent, le Premier ministre hongrois de droite Victor Orbán avait proclamé que la prétendue magnanimité de l’Europe envers les réfugiés et les migrants était de la « folie », et avait expliqué que ses tentatives pour fermer la frontière avec la Serbie avec une clôture de fil barbelé étaient une question de défense des « racines chrétiennes » de l’Europe contre la menace musulmane. Comme l’Italie, Malte, la Grèce et la Bulgarie, la Hongrie — assurant maintenant la défense « en première ligne » des frontières de l’UE — en est venue à résister activement à l’obligation de faire le proverbial « sale boulot » consistant à isoler les États membres de l’UE les plus riches des mobilités des migrants et des réfugiés cherchant au final à se réinstaller là où leurs perspectives semblent être les meilleures.

De tels partenaires subalternes dans la frontiérisation fragmentée et externalisée de l’« Europe » — comprenant les États membres de l’UE (comme la Hongrie), les États européens non-membres de l’UE (comme plusieurs des pays des Balkans) et des États « non européens » sous-traitant l’anticipation des mouvements migratoires avant qu’ils ne puissent atteindre le territoire européen (de la Turquie, à travers l’Afrique du Nord et même plusieurs pays d’Afrique subsaharienne) — ont été décrits de façon poignante comme les « gardiens du régime frontalier de l’Europe ». En effet, comme dans le cas de la Hongrie, les tactiques les plus agressives dans les zones frontalières étendues de l’Europe ont parfois servi proactivement (et cyniquement) à rediriger les mobilités humaines vers d’autres frontières, au sein des juridictions d’autres États.

Ce qui est fondamentalement un moment d’impasse gouvernementale – en bref, une « crise » du pouvoir d’État territorialement défini sur la mobilité humaine transnationale, transfrontalière – a été mobilisé et stratégiquement déployé comme « crise » pour la reconfiguration de tactiques et techniques de contrôle des frontières et renforcement des lois d’immigration et d’asile. La géopolitique inégale du contrôle des frontières de l’« Europe » et les tactiques hétérogènes de différentes nations pour gérer la « crise » qui en résulte a, comme nous l’avons vu, divisé le projet d’intégration européenne et d’harmonisation des frontières avec ses propres contradictions irréconciliables. Entre-temps, les citoyens de l’UE ont organisé des campagnes de solidarité sous la bannière de « Refugees Welcome » et, de façon plus poignante encore, ont organisé des caravanes pour fournir, ouvertement, une assistance matérielle et pratique aux réfugiés dans l’accomplissement de leurs trajets à travers les frontières, de la Hongrie jusqu’à l’Autriche et l’Allemagne, au mépris flagrant des interdictions légales, qui peuvent interpréter de tels actes de compassion et de solidarité comme du « trafic » ou du « passage » de migrants « illégaux » et, par conséquent, comme des infractions pénales. Ces actions ont seulement permis d’amplifier la fracture entre les États européens et un grand nombre de leurs propres citoyens, qui se placent du côté des luttes des migrants et des réfugiés. En d’autres termes, de tels mouvements de solidarité aident à mettre en évidence une fracture entre la souveraineté présumée des pouvoirs de l’État et les collectivités par ailleurs considérées comme les communautés à partir desquelles de telles demandes de pouvoir souverain sont présumées être « démocratiquement » issues. Ainsi, les processus conflictuels plus larges de frontiérisation de l’« Europe » ont généré une crise politique encore plus grande pour l’Union européenne de façon générale. De ce point de vue, c’est l’autonomie invétérée de la migration qui a suscité une crise pour l’« Europe » en tant que telle.

Théoriser la « crise » des migrants-réfugiés-frontières

Les frontières ne sont pas des « choses » inertes, fixes ou cohérentes. Comme dans les analyses du capital de Marx, les frontières sont plutôt à envisager comme des rapports sociopolitiques. Ce qui est en jeu dans ces rapports, qui sont d’ailleurs des rapports de lutte, c’est de faire de ces frontières des réalités chosales (thing-like) en apparence fixes et stables, avec un semblant d’objectivité, de durabilité et de pouvoir intrinsèque. Ainsi, la cohérence agonistique et la fixité ostensible des frontières — leurs qualités chosales — émergent seulement comme l’effet de processus actifs par lesquels les frontières doivent être faites pour apparaître comme des choses. En d’autres termes, elles doivent être continuellement objectivées à travers des pratiques et discours répétitifs. Ce processus même de transposition de ce qui est en fait un rapport social non résolu en un semblant de réalité objective durable implique, cependant, que l’objectivation des frontières est intrinsèquement tendue et antagoniste. Les luttes aux et autour des frontières sont des luttes autour du processus illimité d’objectivation continuelle des frontières (le processus consistant à faire des frontières des objets, ou des faits objectifs) et donc leur prêtant la qualité fétichisée des réalités incontestables avec leur propre pouvoir.

L’objectivation et la fétichisation des frontières, par conséquent, peuvent être mieux appréhendées si l’on comprend que frontiériser (bordering) est en effet un verbe, qui désigne un processus de fabrication de frontière. Pour le dire simplement, frontiériser — l’activité de fabriquer une frontière — induit une activité productive, une sorte de travail. Les actes et processus mêmes qui produisent les frontières, cependant, sont exactement la même activité sociopolitique qui, ultérieurement, finit par ressembler à un certain résultat naturel et inévitable des frontières en tant que telles. En d’autres termes, plutôt que de voir les frontières comme l’effet cumulatif des divers actes de frontiérisation (comme les contrôles des passeports, la surveillance, les clôtures, etc.) — autrement dit, plutôt que de voir « la frontière » comme le produit de tout ce travail — nous sommes incités à voir toutes ces activités humaines hétérogènes comme de simples éléments subsidiaires ou dérivés émanant de la réalité en apparence déjà existante et de l’objectivité des frontières en tant que telles.

Une fois objectivées donc, on peut néanmoins reconnaître que les frontières sont en permanence productives. Les frontières, en ce sens, peuvent être considérées comme une sorte de moyen de production — pour la production de l’espace, précisément la production de la différence dans l’espace. En tant que mises en œuvre dans et sur l’espace, comme n’importe quel moyen de production, les frontières doivent elles-mêmes être produites et continuellement reproduites. Pourtant, en tant que moyen de production, les frontières génèrent de plus grands espaces, différenciés par les rapports qu’elles organisent et régissent, facilitent ou entravent. Habituellement, nous avons peut-être été enclins à concevoir ces différences spatiales comme la différenciation des espaces des États-nations, mais comme le confirment aisément l’espace supranational convulsif de l’UE ou les espaces historiques d’un empire, les espaces définis territorialement de formation de l’État ont toujours été historiquement spécifiques, contingents et hétérogènes. Toutefois, les différences que les frontières semblent naturaliser — entre « nous » et « eux », entre « ici » et « là-bas » — sont en fait générées précisément par l’incapacité réelle des frontières à maintenir et appliquer toute séparation rigide et stable.

Les frontières, aujourd’hui, ont l’air d’être devenues inséparables de la migration et sont faites pour apparaître, paradoxalement, à la fois comme « le problème » et « la solution ». Les frontières, par conséquent, sont notamment perçues comme toujours déjà violées et, ainsi, perpétuellement inadéquates ou dysfonctionnelles, si ce n’est franchement corrompues. Et ceci est vrai malgré la sécurisation frontalière toujours croissante ; en effet, la sécurisation des frontières ne fait qu’accentuer le sentiment qu’elles sont en fait toujours fragiles, alimentant le principal site de la mise en scène de la demande perpétuelle de davantage de sécurisation. Peu importe le nombre d’arrestations à la frontière ou d’expulsions, elles ne suffiront jamais à maintenir le semblant de « sécurité », mais seulement la vérification apparente d’une tâche ingrate et incessante, un travail qui ne peut jamais être achevé.

Un peu comme la force subjective (créative, productive) de travail précède toujours nécessairement sa réification comme capital, le primat de l’autonomie et de la subjectivité de la liberté humaine de mouvement est une force récalcitrante et rebelle qui précède et excède toutes les capacités des autorités frontalières d’organisation et de contrôle complets. Une fois délimitées, c’est-à-dire une fois assujetties à l’une ou l’autre des tactiques de frontiérisation, l’autonomie et la subjectivité des différentes mobilités humaines qui sont par conséquent considérées comme des franchissements de frontières en viennent à être appelées « migration ». Ainsi, l’autonomie et la subjectivité de la mobilité humaine suscitent toujours les formations réactionnelles de frontiérisation qui convertissent des formes particulières de mobilité humaine en formations sociales délimitées que nous en sommes venus à appeler (seulement rétrospectivement) « migration ». Par conséquent, s’il n’y avait pas de frontières, il n’y aurait pas de migrants — seulement de la mobilité. En effet, les régimes migratoires signifient précisément la politisation de la liberté humaine fondamentale de mouvement en assujettissant les circulations humaines au pouvoir étatique.

Ces processus de subordination des circulations humaines au pouvoir souverain des États et régimes frontaliers sont fondamentalement impliqués dans la production plus large de la différence spatialisée que j’ai identifiée avec les frontières. Autrement dit, la frontiérisation des mobilités est aussi un processus pour la production de différence, et ses effets sont distribués de façon différentielle. C’est pourquoi, bien que les frontières soient construites et saluées idéologiquement comme si leur objectif réel était simplement l’« exclusion » — fonctionnant comme une barrière qui « protège » ce qui est à l’intérieur en tenant à l’écart ce qui est à l’extérieur — elles opèrent en fait de manières bien plus équivoques, comme des zones amorphes qui peuvent être infiltrées et transgressées et, ainsi, comme des sites de rencontre et d’échange. Malgré le semblant d’insuffisance ou de dysfonctionnement, à cause duquel les frontières semblent être minées par des « crises » en raison du fait qu’elles sont constamment violées ou transgressées, les frontières servent néanmoins de façon plutôt efficace et prévisible comme des filtres pour l’échange inégal de différentes formes de valeur. Le caractère filtrant des frontières est particulièrement visible dans ces instances où le contrôle accru des points de passage des frontières les plus faciles relègue les circulations migratoires illégales dans des zones de passage plus difficiles et potentiellement létales, comme nous l’avons vu avec la conversion de la Méditerranée en espace de mort de masse. Dans un processus de sélection artificielle de facto, ces courses d’obstacles mortelles servent à trier les plus valides, favorisant de façon disproportionnée les plus jeunes, les plus forts et en bonne santé parmi les migrants (comme main d’œuvre potentielle) et favorise de façon disproportionnée les hommes par rapport aux femmes. De surcroît, la militarisation et la fortification manifeste des frontières se révèlent plus fiables, pour mettre en œuvre une stratégie de capture, que les simples technologies de l’exclusion. Une fois que les migrants ont franchi avec succès de telles frontières, les lourds risques et coûts du départ et de la tentative ultérieure pour les franchir à nouveau deviennent démesurément prohibitifs.

Plus le contrôle des frontières devient excessif, plus il participe, en fait, à ce que j’ai appelé le spectacle de la frontière — impliquant de façon persistante et répétitive l’importance de pratiques de mise en application de la loi aux frontières dans la production symbolique et idéologique d’une scène fortement éclairée de l’« exclusion », qui est toujours en réalité inséparable d’un fait obscène d’inclusion subalterne (illégale) qui transparaît dans son ombre. En effet, on risque d’échouer à voir que l’« irrégularité » (l’« illégalité ») migratoire est elle-même un élément très régulier et prévisible de la routine et du fonctionnement systématique des régimes de mise en vigueur en matière de frontières et d’immigration, et par conséquent, nous risquons d’être involontairement complices du monologue suprême du Spectacle de la Frontière lui-même, en résumant son thème dominant à l’« exclusion ». Ainsi, plutôt que d’adopter des positions politiques traitant les frontières comme pratiquant purement l’exclusion et de promouvoir en conséquence des slogans tels qu’« Ouvrez les frontières ! » dans l’esprit (libéral) d’une promotion d’une plus grande « inclusion », ce dont nous avons vraiment besoin pour avancer, c’est l’abolition de toutes les frontières, en tant que caractéristique fondamentale et déterminante de l’État capitaliste. A travers les frontières, les États produisent et arbitrentjuridiquement et politiquement les différences sociales et spatiales sur lesquelles le capital peut alors capitaliser et qu’il peut exploiter.

Ici, il est important de souligner que l’illégalisation ou l’irrégularisation des migrants — précisément en tant que travail — est toujours une sorte d’incorporation subalterne. Cette forme d’inclusion peut être décrite comme obscène, précisément parce que celle-ci n’est pas simplement dissimulée, mais aussi révélée de manière sélective. Ce qui constitue l’obscène n’est pas que cela reste caché, mais plutôt que ce soit exposé. Ainsi, le spectacle du contrôle de la frontière met en scène le système de réglementation en vigueur en matière d’immigration comme toujours assailli par l’inexorable « invasion » ou « inondation » de migrants « illégaux », et sert couramment, de cette manière, à vérifier précisément la régularité de l’inclusion obscène « irrégulière » des migrants, ainsi que la banalité absolue de leur présence méprisée au sein de l’espace de l’État.

Si les frontières produisent des différences de manière matérielle et pratique, il est alors essentiel de noter qu’elles n’impliquent pas seulement des propriétés physiques (à travers la mobilisation de différentes pratiques et technologies matérielles de frontiérisation), mais entretiennent aussi une métaphysique précise. La métaphysique des frontières joue un rôle central dans la concrétisation de la politique (comme élément du rapport global du travail et du capital). La politique est ainsi rendue particulière en fonction d’histoires distinctes de lutte dans des lieux spécifiques. Mais la forme dominante généralisée pour ce rapport politique mondial implique une universalisation ainsi qu’une normalisation de la forme étatique « nationale ». La forme « nationale » (définie et délimitée territorialement) de l’État est ainsi devenue le cadre standard de la « politique » dans un ordre mondial nationaliste. Pour le dire simplement, les frontières réaffirment constamment l’image idéologique d’un mode composé de « nations » et d’États « nationaux », auxquels tout territoire — et, ce qui est important, toutes les personnes — doit toujours et exclusivement correspondre. Cette métaphysique des frontières joue un rôle à une échelle véritablement mondiale. En effet, on peut se rappeler ici de la description mémorable de Hannah Arendt (après la Deuxième Guerre mondiale) de « la nouvelle situation politique mondiale » en tant qu’« humanité complètement organisée » ressemblant à un « labyrinthe de barbelés ». Les frontières, telles que nous les connaissons, ne se contentent pas de marquer les limites extérieures officielles du territoire de l’État et d’instituer la division entre un espace de pouvoir souverain et un autre, mais subdivisent aussi la planète dans son ensemble. Ce faisant, les frontières subdivisent aussi l’humanité dans son ensemble. Par conséquent, dans un monde où les travailleurs n’ont réellement pas de patrie, ils apparaissent néanmoins comme étant avant tout les « ressortissants » (ou « citoyens ») d’un État ou d’un autre.

 

 

 

 

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