Correspondance de Cape Town
Pierre Beaudet
Cette semaine, l’ANC s’est dotée d’un nouveau chef, avec l’ancien syndicaliste devenu businessman multimillionnaire, Cyril Ramaphosa. Je l’avais un peu connu à l’époque où il dirigeait de puissantes grèves des mineurs dans les années 1980. C’était alors un jeune homme brillant avec un bon sens politique et de solides compétences organisationnelles et juridiques.
Les luttes syndicales, durant la dernière période de l’apartheid, ont probablement joué un rôle déterminant dans la transition démocratique qui a suivi dans la décade 1990. L’opinion générale admise à l’effet que c’est l’ANC qui a mis fin à l’apartheid est à mon avis faussée, ce qui ne veut pas dire que le mouvement identifié à Nelson Mandela n’avait pas sa place, même s’il constituait, en fin de compte, une pièce d’un puzzle plus vaste.
Pour revenir aux syndicalistes, ils étaient en montée dans le contexte d’une économie semi industrialisée, avec de grandes concentrations ouvrières. Les patrons avaient fini par comprendre qu’il valait mieux négocier avec les syndicats plutôt que d’espérer que l’État les écrase, comme cela avait été le cas dans les années 1950. Cette fronde syndicale avait un grand impact, d’une part pour menacer les profits, d’autre part pour stimuler un vaste mouvement de résistance civil non-armé, qui avait été dans une large mesure délaissé par l’ANC. Le mouvement de masse qui confrontait l’apartheid était avec des limites autonome, agissant sur un ensemble de revendications sociales et politiques et disposant d’un vaste réseau organisé.
En même temps, ce mouvement n’avait pas de perspective stratégique. Malgré l’opinion d’une certaine gauche syndicale qui rêvait de mettre en place une expression politique (dans le genre d’un « parti des travailleurs), l’idée dominante était qu’il fallait miser sur l’ANC, quitte à l’influencer « de l’intérieur ». Et c’est ainsi que Ramaphosa et bien d’autres dirigeants syndicaux ont après 1994 intégré l’ANC. Plusieurs centaines d’entre eux sont devenus députés ou ministres (après l’élection de 1994), en mettant de l’avant un programme audacieux de grandes réformes sociales. L’idée étant que la fin de l’apartheid devait rapidement ouvrir la porte à des changements majeurs dans l’économie et la société, notamment une réforme agraire, la nationalisation des grandes entreprises (qui étaient nés avec et par l’apartheid) et le réalignement de la politique extérieure vers l’Afrique. On sait maintenant que ce n’est pas cela qui s’est passé.
Le glissement
Rapidement après la mise en place de la nouvelle gouvernance sous Nelson Mandela, puis sous Thabo Mbeki, l’Afrique du Sud post apartheid est rentrée dans le rang. Sous la pression du puissant secteur industriel-financier privé, du FMI et de la Banque mondiale et des puissances impérialistes, le nouveau gouvernement a mis en place l’équivalent sud-africain des politiques de l’ajustement structurel, incluant la libéralisation du secteur financier et du commerce. Parallèlement, l’ancienne économie de l’apartheid, construite sur la main d’œuvre à bon marché et l’absence d’infrastructures sociales, a été en gros préservée, remettant les grandes réformes à la semaine des quatre jeudis.
L’oligarchie économique entre-temps, très majoritairement blanche, s’est efforcée d’intégrer une partie des classes dites « moyennes » noires, incluant cadres et techniciens, qui ont été promus ici et là dans l’entreprise privée. Des transferts d’actifs vers de nouvelles entreprises ont alors permis la création d’une « bourgeoisie » africaine, dont plusieurs anciens dirigeants politiques et syndicaux, comme Ramaphosa justement, qui est devenu en quelques années le PDG de plusieurs grandes entreprises qu’il a pu acquérir à des conditions très avantageuses.
Cela explique en partie, mais pas totalement, la transformation de l’ANC de mouvement de libération en gestionnaire néolibéral, quitte à sauver les apparences par quelques mesures timides (notamment dans la construction de logements) et surtout, l’imagerie d’un mouvement et de son chef historique.
Dès le début des années 2000, des luttes sociales ont repris contre les conditions de travail et de vie dans les townships, les industries et les mines. Il faut dire que la situation sociale s’est alors beaucoup détériorée, avec le triplement du taux de chômage (plus de 35 % de la population active actuellement). Les grandes entreprises parallèlement ont transféré une partie de leurs actifs financiers et industriels en dehors de l’Afrique du Sud, d’où la stagnation des investissements.
Pendant que Ramaphosa et d’autres se sont sortis de la scène politique, l’ANC a été « reprise » par une nouvelle génération d’opérateurs politiques, aspirants politiciens professionnels, entourés d’entrepreneurs affamés prêts à contribuer à la « caisse ». Le président actuel, Jacob Zuma (que Ramaphosa doit bientôt remplacer) a été bien représentatif de ce virage marqué par une gigantesque corruption qui va dans certaines provinces du pays jusqu’à la criminalisation des structures étatiques au profit de mafias largement présentes dans l’ANC.
Un pays « émergent » sur le bord de l’effondrement
La Banque mondiale et d’autres institutions mandatées par le noyau dur du capitalisme globalisé avait baptisé l’Afrique du Sud, il y a quelques années, de puissance « émergente » (comme la Chine, le Brésil, l’Inde, etc.). Sur le papier, il y a en effet encore de bonnes affaires à faire dans ce pays, mais en réalité, à cause des structures tordues héritées de l’apartheid et de la « capture » de l’État par une voyoucratie déguisée en « nationalistes », le pays est entré dans un processus descendant qui continue jusqu’à aujourd’hui.
La structure même de l’économie, basée sur les ressources minières, pose problème, dans un monde restructuré par la finance et la technologie. L’absence de réformes sociales qui auraient pu, jusqu’à un certain point, relancé la production locale, a aggravé ce glissement. Aujourd’hui, l’Afrique du Sud se retrouve en tête du peloton des pays les plus inégalitaires au monde.
C’est dans ce contexte que l’ANC est entrée dans une série de crises qui viennent d’aboutir à l’élection interne de cette semaine.
Capitalistes contre voyous
Le clan Zuma, qui a dominé depuis 8 ans, a fait tomber une partie des apparences. Une partie importante de la base de l’ANC s’est effritée, d’où la création d’un nouveau parti, les Economic Freedom Figthers (EFF) qui vont chercher 10-12 % du vote dans les quartiers populaires des grandes villes (lors des élections municipales de l’an passé, l’ANC a été battue dans ses bastions comme Johannesburg, Pretoria, Port Elizabeth). En vue des prochaines élections nationales (2019), on peut présumer que cette tendance va continuer.
C’est dans ce contexte que l’ancien syndicaliste se présente comme le « sauveur ». Deux clans bien organisés sont présentement dans une véritable guerre interne. Si Ramaphosa a remporté de justesse la présidence (contre la candidate promue par Zuma, Nkosazana Clarice Dlamini-Zuma), le nouveau comité exécutif de l’ANC reste fortement sous l’influence du clan mafieux, dont l’un des représentants, Ace Magashule, occupe maintenant le rôle très important de secrétaire général. Ce personnage aux accointances très douteuses règne d’une main de fer dans l’État libre (Free State), où les exactions contre les organisations communautaires, les médias et les défenseurs des droits humains abondent.
En tout cas, le clan mafieux ne se laissera pas facilement déloger, car il en va de l’avenir de ceux qui en profitent. En effet, si le processus judiciaire pouvait aller jusqu’au bout, Zuma lui-même et plusieurs de son entourage proche, seraient probablement condamnés à de lourdes peines de prison. Il y aurait aussi plusieurs centaines d’élus dans les structures nationales, provinciales et municipales, qui ont largement profité de l’immense système de patronage, qui perdraient beaucoup également.
Ramaphosa qui a promis de nettoyer l’écurie aura une très lourde tâche. Plusieurs s’interrogent sur sa réelle capacité de changer les choses en profondeur. Pour le moment, il a l’appui de l’oligarchie financière, inquiète de la dérive Zuma qui fait penser un peu à la dérive de Robert Mugabe au Zimbabwe. Il a aussi l’appui du Parti communiste, petit en nombre, mais influent dans les institutions, et de ce qui reste de la centrale syndicale COSATU qui a cependant perdu plus de 30% de ses membres durant les dernières années.
Cette convergence anormale entre le monde des affaires et l’ancien base militante de l’ANC reste fragile et pourrait mener à une incapacité d’aller de l’avant par des politiques pour relancer l’économie et répondre aux attentes de la grande masse. En réalité pour la majorité de la population, le problème dépasse de loin la corruption et les exactions du clan Zuma, mais relève de quelque chose de plus profond et de plus systémique que plusieurs qualifient ici de néo apartheid, et où l’abolition des anciens privilèges raciaux, au lieu de conduire à des réformes fondamentales, a mené au relookage du système avec l’intégration de 10-15% de la population africaine dans le circuit du capitalisme globalisé et de l’État, ce qui laisse cependant la grande masse africaine là où elle était au temps du capitalisme racialisé.
Confrontations
Ces développements ont profondément déstabilisé depuis 25 ans un mouvement populaire formidable qui avait non seulement résisté mais précipité la crise finale de l’apartheid. Le carcan nationaliste établi par l’ANC, l’appui inconditionnel d’une partie de l’ancienne gauche syndicale et du Parti communiste, ont été des facteurs qui ont limité les luttes sociales des dernières périodes, sans pour autant effacer le sentiment de plus en plus de gens que quelque chose de pourri règne au pays de Mandela.
Malgré ces faits, des réseaux de résistance se sont rétablis dans certaines régions du pays, plus particulièrement dans les townships où les politiques néolibérales ont fait très mal (chômage, infrastructures déficientes, violences, etc.). Des luttes plus ou moins organisés éclatent sans cesse contre l’absence de logements, les coupures dans l’approvisionnement en eau et en électricité, et contre les détournements massifs de fonds vers les structures politiques locales.
Parallèlement, une partie importante du syndicalisme a fait défection, délaissant COSATU, d’où une nouvelle fédération qui est en train de devenir dominante dans le secteur privée (SAFTU). Les étudiants sont en colère, en constatant le sombre avenir qui guette le nombre croissant de « chômeurs diplômés). Ici et là, l’idée de constituer de nouvelles expressions politiques surgit régulièrement. Une partie de la gauche estime que les EFF sont un projet viable, même s’il reproduit, dans les grandes lignes, l’ancien proje, pour créer une « néo ANC », ce qui n’est pas très probant en tenant compte de l’histoire récente du mouvement de libération.
L’idée d’une nouvelle force politique de gauche est encore présente, mais n’est pas un projet à court terme. À peu près tout le monde convient qu’il faut d’abord redynamiser le mouvement de masse, relancer des luttes sociales et recréer un climat politique et sociale porté par l’auto organisation des masses, comme cela a été le cas dans le passé. Ce n’est pas demain que cela va arriver.
Car les obstacles sont formidables, dont le désespoir d’une partie croissante de la population, trop occupée à survivre au jour le jour. Et il y a aussi le cercle d’acier animé par les diverses mafias, souvent politiquement liées à l’ANC, qui n’hésitent pas employer une violence comme on la connaissait au temps de l’apartheid. En 2012, 34 mineurs en grève ont été froidement abattus par des policiers de toute évidence de mèche avec l’employeur, un grand conglomérat minier (Lonmin), dont l’un des actionnaires principaux porte le nom d’un certain Cyril Ramaphosa …