Héla Yousfi, Libération, 6 avril 2020
Malgré la faiblesse de leurs infrastructures, les pays du Sud s’avèrent paradoxalement mieux outillés pour faire face à la crise. De Lisbonne à Cuba, les campagnes d’entraide et de solidarité se multiplient.
Le 11 février 2020, le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, déclare l’épidémie de coronavirus, désormais appelée Covid-19, une «très grave menace pour le reste du monde», qui doit être considérée par la communauté internationale comme «l’ennemi public numéro 1». Des discours aux tonalités martiales se sont succédé un peu partout dans le monde, affirmant un combat long contre la pandémie mais dont l’issue sera forcément victorieuse. Une guerre planétaire à l’artillerie numérique est mise en place par l’OMS contre le Covid-19. Elle prétend ouvrir la perspective de pouvoir parler à tout le monde, un chiffre universel, capable de traduire au-delà de la différence des langues, les morts et les vivants, les perdants et les gagnants. Mais alors l’humanité, munie de ce nouveau code universel, a-t-elle enfin trouvé un mythe fondateur dont le slogan serait «Tous unis contre le Covid-19» ? Peut-on réellement espérer, comme le suggèrent les plus optimistes, retrouver à la sortie de cette crise sanitaire globale, une humanité reconnectée avec la nature et débarrassée aussi bien de ses maux économiques et politiques que de ses angoisses existentielles ?
L’épreuve des frontières
Très vite, le mythe d’une tragédie, présentée comme une épreuve unissant toute l’humanité, s’effrite devant l’épreuve des frontières. D’un côté, des frontières internes à la zone de combat contre le Covid-19, qui sont les lieux de séparation entre les corps malades et les corps sains, les corps confinés et les corps travailleurs, les immigrés et les nationaux, etc. De l’autre, les frontières de la démarcation entre les Etats, qui établissent insidieusement une compétition entre les nations dans la course aux masques et aux respirateurs, réaffirmant les inégalités économiques structurelles entre les pays riches et les pays pauvres.
Ainsi, des scénarios désastreux confrontent les millions de personnes actuellement déplacées par la guerre et les conflits. Le monde arabe, par exemple, est le site du plus grand déplacement forcé depuis la Seconde Guerre mondiale, avec un nombre considérable de réfugiés et de populations déplacées, provoqué par les guerres en cours dans des pays comme la Syrie, le Yémen, la Libye, l’Irak et la Palestine. La plupart de ces populations vivent dans des camps de réfugiés et n’ont souvent pas accès aux droits et aux soins les plus rudimentaires.
Mais alors, dans quelle mesure la multiplication de ces frontières pourrait aider l’humanité à se défendre contre le virus ou à mieux se protéger contre la mort, comme le prétendent les experts de l’OMS ? La réponse nous vient du Premier ministre hongrois, Victor Orbán : «Nous menons une guerre sur deux fronts, celui de la migration et celui du coronavirus, qui sont liés parce qu’ils se propagent tous les deux avec les déplacements.» Le parallèle indécent entre le virus et l’étranger décrit le lien de proximité qui unit la violence et le mensonge, lequel s’exprime dans l’invisibilisation des soldats de ce combat. A cet égard, il est utile de rappeler que les travailleurs qui assurent les activités appelées «essentielles» en Europe sont majoritairement les immigrés et sont sur la première ligne du front du combat.
Traumatisme collectif
Les immigrés et/ou les peuples du Sud savent que ce qui est présenté comme «événement exceptionnel» en Europe, la mort associée à la pandémie défiant le progrès scientifique accompli en Occident, est une composante structurelle de la vie dans d’autres coins de la planète. La mort acceptée par les uns, faute de choix, est chassée en dehors des frontières par les autres par excès d’arrogance. Ce traumatisme collectif vient donc rappeler que le mythe de la modernité occidentale avec son versant colonial – qui a pu séparer pour un certain temps les civilisés des barbares, les morts des vivants, la nature de l’homme – longtemps maintenu par des propagandes organisées et mensongères de nations et de classes, ne peut être éternel à l’épreuve de la mort.
Or pour que ce rappel soit assuré de trouver durablement place dans la vie publique, il nous faut non seulement le témoignage de l’expérience sensorielle mais aussi celui des faits historiques. La faiblesse des infrastructures sanitaires observées dans la plupart des pays du Sud est la résultante de la manière dont ces Etats ont été historiquement insérés dans les circuits du capitalisme mondial. La rencontre entre la modernité occidentale, le colonialisme, le capitalisme et plus tard les épisodes répétés d’ajustement structurel imposés par les bailleurs de fonds – souvent accompagnés par des guerres, des sanctions économiques et/ou d’un soutien inconditionnel aux dirigeants autoritaires – ont systématiquement détruit les infrastructures économiques les plus élémentaires des Etats pauvres, les laissant ainsi mal équipés pour faire face aux grandes crises telles que celles déclenchées par le Covid-19.
L’ampleur de la crise actuelle ne peut donc pas se réduire à une question d’épidémiologie virale ou à un manque de considération des enjeux écologiques comme le postule le discours dominant. Cette crise est aussi politique et éthique, et elle est intimement liée à l’exploitation asymétrique historique des ressources et des peuples du Sud par les pays du Nord. En miroir, la faillite européenne à faire face à cette crise donne à voir une faillite politique : celle de l’Etat-nation et de sa conception de la souveraineté. Les cris vains au patriotisme avec sa rhétorique xénophobe, associés à la fermeture des frontières et l’avènement de l’autoritarisme, n’en sont que la preuve tragique.
Réinvention des rapports politiques
Simultanément, et comme dans un mouvement de balancier, des initiatives de solidarité se forment un peu partout. Elles viennent principalement des pays du Sud qui, malgré la faiblesse de leurs infrastructures, s’avèrent paradoxalement mieux outillés grâce à leur savoir accumulé et imposé par leurs statuts de «marginalisés», à faire face à la crise : des campagnes d’entraide sont formées dans les quartiers populaires en Europe, représentant d’une certaine manière le Sud dans les pays du Nord. Le Sud de l’Europe donne aussi l’exemple quand, le 28 mars, Lisbonne décide de régulariser tous les migrants donnant ainsi accès à toute la population résidant au Portugal au système de santé gratuit. Et enfin, les pays du Sud qui renouent de manière intéressante avec la tradition de solidarité internationale. C’est ainsi qu’une équipe cubaine qui a lutté contre l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest est prête à mettre son savoir au service de l’Europe. Dans le même registre, un projet de résolution remis par la Tunisie au Conseil de sécurité des Nations unies, soutenu par neuf pays non membres en début de semaine, propose «un cessez-le-feu humanitaire mondial» afin de lutter contre la pandémie.
Ce qui résulte dans l’ensemble de toutes ces nouveautés plus ou moins inconfortables, c’est certainement une réinvention des rapports politiques existants entre les pays du Sud et les pays du Nord qui est en cours. Le potentiel de violence et de pouvoir dont les puissances économiques peuvent disposer ne pourra bientôt plus fournir une indication valable de leur force réelle, ni une garantie certaine contre le risque qu’un tout petit virus ne parvienne à le détruire. Ainsi, la plus sérieuse objection qui peut être faite à la guerre actuelle menée contre le Covid-19, ce n’est pas tant son utilité limitée mais le fait qu’elle est dangereuse, car elle peut inciter les dirigeants à croire qu’ils comprennent et maîtrisent le cours des évènements, alors qu’il n’en est rien. La fécondité de l’imprévisible avec ses zones d’ombre et de lumière, excède de beaucoup le savoir des experts et dépasse d’une façon encore plus évidente toute la volonté des hommes de pouvoir.