Un article intitulé «Le Covid-19 Maladie de l’Anthropocène » est paru en mai 2020 sur le site de la US National Library of Medicine, National Institutes of Health (NIH)[1]. Il retrace l’histoire des maladies nées depuis une quarantaine d’années d’une transmission virale d’espèces animales sauvages vers l’homme, qui ont précédé le coronavirus. J’en cite des passages substantiels.
Il y a d’abord la pandémie du sida :
« Un antécédent proche et tragique de Covid-19 a été le syndrome d’immunodéficience acquise (SIDA) causé par une infection par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH). Cette maladie est apparue en 1981 et, en 2018 elle avait touché environ 40 millions de personnes et causé plus de 750 000 décès. Les virus VIH résultent de multiples transmissions entre les espèces de virus de l’immunodéficience qui infectent naturellement les primates africains. La plupart de ces transferts ont probablement entraîné des virus qui se sont propagés de façon limitée chez l’homme jusqu’à ce que l’une de ces transmissions, qui portait sur un virus d’immunodéficience des chimpanzés dans le sud-est du Cameroun, entraîne la principale cause de la pandémie chez l’homme. La transmission d’un virus d’une espèce animale sauvage à l’homme n’est pas un événement rare. En fait, une forte proportion d’agents pathogènes humains sont d’ordre zoonotique ou étaient d’origine zoonotique avant d’être transmis uniquement aux humains. Depuis l’émergence du sida, de nombreuses autres maladies infectieuses épidémiques, comme Ebola, le SRAS et le MERS, pour ne citer que les plus récentes, ont été causées par la transmission de virus d’espèces animales sauvages à l’homme. »
« Ces transmissions entre les espèces animales et de celles-ci aux humains ne sont pas le résultat du hasard. Il existe des preuves solides que les changements écologiques ont entraîné une augmentation des taux de maladies dans les pays émergents telles que le paludisme, le syndrome pulmonaire du hantavirus, le virus Nipah et la maladie à virus Ebola. L’activité humaine transforme de plus en plus de façon perturbatrice les habitats et les écosystèmes naturels de la terre en modifiant intensément les schémas et les mécanismes d’interaction entre les espèces et en facilitant la transmission des maladies infectieuses entre les espèces et les humains. »
L’étude cite le chercheur chinois PJ Li[2] qui explique que
« depuis des années, les tentatives du gouvernement chinois de réglementer le commerce de viande d’espèces sauvages ont été contrecarrées par un puissant lobby commercial, dont les avantages dépendent du maintien de l’accès à la consommation de ces animaux par un secteur majoritairement aisé de la société chinoise. Pour compléter la chaîne causale, les avertissements des scientifiques sur les effets potentiellement catastrophiques du risque de maladies infectieuses émergentes n’ont souvent pas été entendus. Dans le cas de l’éclosion précédente du SRAS, le commerce des chauves-souris est soupçonné d’avoir mis des animaux infectés en contact avec des hôtes d’amplificateurs sensibles, comme le palmier à civette masqué (Parguma larvata) à un moment donné de la chaîne d’approvisionnement de la faune, établissant un cycle dans lequel des personnes ont ensuite été infectées. Li rapporte que deux experts chinois bien connus du SRAS, Zhong Nanshan et Guan Yi, avaient mis en garde contre la possibilité d’une pandémie provenant des marchés de viande sauvage en Chine et sur la nécessité d’interdire de telles pratiques commerciales. »
Sous-jacent à l’Anthropocène il y a le Capitalocène
Il y a dans l’étude des chercheurs de la NIH quelque chose de très inattendu de la part de scientifiques des sciences naturelles, à savoir l’affirmation qu’il faut remonter à l’origine de ces processus et bien définir quelle en est la force motrice, à savoir
« la consommation de combustibles fossiles pour l’énergie, la déforestation et la conversion d’habitats naturels en terres agricoles ou en bétail. Elles sont parmi les principales sources d’émissions de gaz à effet de serre, et en même temps facilitent l’émergence de nouvelles zoonoses, telles que le SRAS-CoV-2, avec un potentiel pandémique. L’extraction du pétrole et du bois dans les zones forestières primaires implique l’ouverture de routes dans les zones difficiles d’accès, l’encouragement des contacts entre les humains et la faune, et la facilitation de la chasse et la consommation de viande de brousse. Faire progresser la frontière agricole pour répondre aux systèmes alimentaires actuels augmente la fréquence des écotones, des zones clés dans l’apparition des maladies infectieuses. Et dans le même temps, la destruction des habitats causée par ces activités est la principale cause de la perte de biodiversité, qui est également associée à l’émergence de maladies infectieuses. »
Sous-jacent à l’Anthropocène se trouve donc ce qui est nommé le Capitalocène. Pour Jason Moore à qui on doit cette notion, le capitalocène est
«une manière d’organiser la nature, à la fois en faisant de la nature quelque chose d’externe à l’homme, et en faisant de la nature quelque chose de “cheap”, dans le double sens que ce terme peut avoir en anglais: ce qui est bon marché, mais aussi le verbe “cheapen” qui signifie rabaisser, déprécier, dégrader»[3].
La position dominante des théoriciens de l’Anthropocène comme nouvelle ère géologique est de le dater des années 1830-1850 au moment du plein essor et du début d’internationalisation de la révolution industrielle. Jason Moore soutient que le tournant est bien antérieur. Il le fait remonter à l’économie de plantations et à un rapport d’exploitation des ressources naturelles qui va de pair avec le recours massif à la main-d’œuvre esclave. L’anthropocène qui doit être nommé capitalocène peut
«être daté symboliquement de 1492. Les émissions de CO2 se sont intensifiées à partir du XIXe siècle, mais la manière capitaliste de traiter la nature date de bien avant.»[4]
Il faut s’attendre à ce que d’autres pandémies encore frappent la planète si la déforestation et la perte de biodiversité se poursuivent à leur rythme catastrophique actuel. Telle est la conclusion de rapports qui seront présentés fin septembre au Sommet des Nations Unies sur la biodiversité sous le thème «Action urgente sur la biodiversité pour le développement durable»[5]. Une étude étatsunienne constate qu’actuellement les États-Unis investissent relativement peu dans la prévention de la déforestation et la réglementation du commerce des espèces sauvages, malgré des recherches bien menées qui démontrent un rendement élevé de leur investissement dans la limitation des zoonoses et en conférant de nombreux autres avantages. Comme le financement public en réponse au Covid-19 continue d’augmenter, notre analyse suggère que les coûts associés à ces efforts de prévention seraient considérablement inférieurs aux coûts économiques et de mortalité qui résultent de la réponse à ces agents pathogènes une fois qu’ils seraient apparus.[6]
Le cas de la Chine
Aujourd’hui nous n’en sommes pas à de futures mesures de prévention, mais à un état de choses où la reprise de la production et de la consommation et de la croissance est conditionnée en premier lieu par le recul de la pandémie, c’est-à-dire par le moment où nous verrons la commercialisation d’un vaccin efficace et sans effets secondaires graves et d’ici là par l’efficacité des mesures prises par chaque gouvernement pour contenir la diffusion du Covid-19 et permettre le retour des salariés à leurs lieux de travail. C’est le cas de la Chine. Point de départ de la pandémie, il est aussi le pays où elle a été combattue avec le plus de succès (en dehors de Taïwan et de la Corée du Sud). Alors que de grands pays dont les Etats-Unis en sont toujours dans la première phase de l’extension de la pandémie et d’autres, dont plusieurs grands pays européens, font face à une forte résurgence qui les place le long de la courbe en pointillé de la figure 1, la Chine a retrouvé des taux de croissance qui en feront selon l’OCDE la seule économie à terminer 2020 avec un taux annuel positif.[7]
Ce rebond tient au succès de la campagne sanitaire. Celle-ci mérite d’être examinée. Un article publié par une organisation s’auto-situant à l’extrême gauche étatsunienne (très favorable au régime cubain et au régime vénézuélien) met le doigt sur des facteurs politiques et sociaux importants. Il passe totalement sous silence les traits totalitaires du régime chinois (la répression massive contre les Ouïghours en est une des illustrations), ainsi que la non-prise en considération par les autorités des indications sur la pandémie possible faites par des médecins dès fin novembre 2019. Mais il souligne, en dehors de ses aspects ayant des trait propagandistes pro-gouvernement chinois, le type de mesures prises pour faire face à une pandémie dans un pays de la dimension démographique de la Chine.[8]
« Le virus est apparu pour la première fois à Wuhan à la fin décembre 2019.[9] En deux à trois semaines, il s’est rapidement propagé à travers la ville comme une traînée de poudre, prenant tout le monde au dépourvu. Le 23 janvier, le gouvernement chinois a ordonné la mise en quarantaine totale de Wuhan, une ville de 11 millions d’habitants. C’était le plus grand confinement de l’histoire. Deux jours plus tard, toute la province du Hubei, qui touche un total de 45 millions de personnes, a été fermée pour les trois mois suivants afin d’arrêter complètement la propagation du virus. L’ordre de confinement a imposé à tous les résidents de ne pas sortit de chez eux pour les trois mois qui ont suivi. Ce sont quelque 580 000 bénévoles venus de la campagne ou d’autres villes qui ont été mobilisés pour aider les résidents et pourvoir à leurs besoins. Comme personne ne pouvait sortit faire des courses, les conseils de quartier [qui se confondent certes avec les conseils de surveillance liés au parti] ont organisé ces bénévoles qui sont devenus les «régleurs de problèmes» pour les tâches de tous les jours. Ils aidaient les aînés, organisaient les livraisons de nourriture et se déplaçaient tous les jours pour livrer des médicaments aux familles. »
« Quelques heures après le début du confinement [strict et prolongé], de médecins volontaires de tout le pays ont commencé à arriver pour soutenir Wuhan et Hubei. 35 000 sont arrivés entre fin janvier et avril à Wuhan, épicentre de l’épidémie. D’autre part en 10 jours, 12 000 travailleurs sont arrivés pour construire deux hôpitaux spéciaux d’infection de campagne, Huoshenshan et Leishenshan, qui ont été en mesure de traiter des milliers de malades du Covid-19. L’armée chinoise a également envoyé 340 équipes médicales militaires soit plusieurs milliers de médecins militaires ainsi que des équipes logistiques à Wuhan et dans la province de Hubei. Beaucoup étaient des étudiants en médecine militaire dans leur vingtaine. »
« Le soutien logistique a été très important pour combattre le virus avec succès. Début janvier, au début de l’épidémie, la Chine a rapidement manqué d’équipement de protection individuelle (EPI). Les besoins quotidiens de Wuhan en EPI comprenaient 60 000 combinaisons de protection, 125 000 masques médicaux et 25 000 lunettes médicales. Or la Chine ne produit normalement que 30 000 combinaisons de protection par jour. Le gouvernement a rapidement pris les mesures, notamment la mobilisation des entreprises d’État à travers le pays pour accélérer la production existante d’EPI et construire de nouvelles lignes de production. En quelques semaines, à la mi-février, la crise de l’EPI était terminée. Chaque membre du personnel médical était protégé par des combinaisons. En outre, afin de renforcer les capacités de dépistage et de recherche immédiate le gouvernement a rapidement mobilisé, coordonné la mise en place d’installations de dépistage publiques et privées avec des kits d’essai. Ainsi la une société de génétique et de dépistage du nom de BGI a construit quelques jours le laboratoire Huo-Yan, un centre de dépistage Covid-19 entièrement fonctionnel à Wuhan capable de tester des dizaines de milliers de personnes. »
Quelques traits de la crise au point de vue économique
Revenons un instant au rapport du FMI de juin. On y lit que le trait le plus spécifique et le plus notable du Grand Confinement c’est que «le ralentissement est profond et se fait sentir simultanément dans le monde entier».[10] Le texte anglais est plus parlant, «a synchronized, deep downturn». Pour ceux qui font la comparaison avec la Grande Dépression qui a suivi le krach de 1929 à Wall Street dans les années 1930, on notera qu’aucune synchronisation de ce genre n’a eu lieu. La Grande-Bretagne et l’Allemagne, à savoir la deuxième puissance industrielle de l’époque, n’ont été touchées qu’en 1931. La crise des années 1930 n’a pas été mondiale au sens où la crise présente se développe dans le cadre de la mondialisation du capital du XXIe siècle. L’URSS était en marge du marché mondial, tout comme la Chine, engagée dans une longue guerre civile. L’Argentine et le Brésil ont pu se protéger par des barrières commerciales et réduire leur dépendance à l’égard des exportations.
En 2020 la synchronisation très forte montrée dans la figure 1 plus haut tient à ce qu’en l’espace de quelques semaines le confinement a été appliqué dans tous les pays du monde avec des effets immédiats sur les échanges commerciaux (biens et services).
« Le fait que le ralentissement survienne au même moment partout dans le monde a amplifié les perturbations économiques dans chaque pays.»
Le FMI observe que
« dans la plupart des récessions, les consommateurs puisent dans leur épargne ou s’appuient sur les dispositifs de protection sociale et sur le soutien familial pour lisser leurs dépenses; ainsi, la consommation souffre relativement moins que l’investissement. Mais, cette fois-ci, la production de services et la consommation ont elles aussi baissé sensiblement. Ce schéma est le fruit d’une conjonction singulière de facteurs: la distanciation physique, les mesures de confinement qu’il a fallu mettre en place pour ralentir la transmission et permettre aux systèmes de santé de traiter un nombre de cas en augmentation rapide, des pertes de revenus considérables, et l’érosion de la confiance des consommateurs. »
Une autre caractéristique de la crise aux conséquences très graves est la distribution très inégale du chômage.
« Ce sont les travailleurs peu qualifiés n’ayant pas la possibilité de travailler depuis leur domicile qui ont le plus souffert du choc sur le marché du travail. Il semblerait également que les hommes et les femmes n’aient pas été affectés de la même manière par les baisses de revenus: dans les couches les plus modestes de la population de certains pays, les femmes pâtissent davantage de la crise que les hommes. Le BIT estime que près de 80% des deux milliards de travailleurs du secteur informel au niveau mondial ont été fortement touchés par la crise. »
La crise a frappé tous les pays, mais là, à la différence des pays avancés, les pays émergents subissent plusieurs types de chocs simultanément. D’abord la crise sanitaire qui met en lumière parfois des carences du système de santé dont la gravité dépend en partie de leur niveau de développement. Ensuite les chocs économiques où interviennent la taille du pays et notamment la dépendance de sa croissance à la demande extérieure. Une dépendance très forte à un seul secteur d’activité peut fragiliser le pays. Puis il y a les marges de manœuvre en termes de politiques économiques pour chacun des pays, monétaires et budgétaires. Enfin la situation politique et sociale peut avoir un impact non négligeable sur la capacité du pays à faire face à la crise.
Un secteur financier optimiste
Une haute responsable du secrétariat du FMI a posté en juin une étude sur le blog de l’organisation. L’un de ses constats est
« une divergence frappante entre les marchés financiers et l’économie réelle: les indicateurs financiers laissent entrevoir des perspectives de reprise plus fortes que celles suggérées par l’activité réelle. Malgré une récente correction, l’indice S&P 500 a recouvré la plupart de ses pertes depuis le début de la crise; l’indice FTSE pour les pays émergents et celui pour l’Afrique connaissent une nette amélioration; le Bovespa a augmenté de manière sensible malgré la récente envolée des taux d’infection au Brésil; les flux d’investissements de portefeuille vers les pays émergents et les pays en développement se sont stabilisés. »[11]
La correction dont l’auteure parle a été de courte durée. Dès juillet les cours ont repris leur ascension. A la mi-septembre l’indice a baissé de nouveau du fait de l’inquiétude des investisseurs du non-contrôle de la pandémie aux Etats-Unis et de sa nouvelle aggravation en Europe ainsi que des tensions entre les Etats-Unis et la Chine. Certains titres sont extrêmement surévalués. C’est le cas de Tesla dont les revenus ont augmenté de 5%, ses flux de trésorerie d’un peu plus de 20%, mais dont cours de l’action a explosé à la hausse de 750%. Pourtant la société offre plus ou moins les mêmes produits qu’il y a un an, a la même direction et opère sur le même marché. Il n’est pas étonnant que les commentateurs boursiers parlent d’un moment extrêmement dangereux.[12]
Il est important de revenir à la panique boursière de mars. Le 12 février 2020 le Dow Jones Industrial Average (DJIA) a atteint un record historique de 29 551 points. Puis, les investisseurs ont soudain ouvert les yeux sur la pandémie. Le 9 mars, il a plongé de plus de 2000 points et a continué de tomber, jusqu’à 18 321 le 23 mars. La chute a été stoppée par une intervention sans précédent de la Fed qui s’est précipitée au secours des investisseurs financiers. Alors que le marché boursier new-yorkais plongeait à mesure que la pandémie se propageait, elle a agi en grande vitesse pour fournir des liquidités aux marchés, augmentant le passif de son bilan de 12,4% dans la seule semaine au 26 mars, dépassant la somme de 5 billions de dollars pour la première fois de son histoire. A partir de mai alors qu’aux Etats-Unis le chômage montait en flèche semaine après semaine, l’indice DJIA en faisait de même. Cet écart est appelé à se poursuivre et le soutien de la Fed aux marchés aussi. Son président, Jerome Powell, a reconnu à la mi-mai que les perspectives pour l’emploi étaient sérieuses, mais inquiétant même The Economist[13], il a insisté sur le fait que la Fed continuerait à prendre des mesures extraordinaires pour soutenir le secteur financier. D’où l’écart de plus en plus grand entre la situation des travailleurs et des classes moyennes, celle de la classe professionnelle aisée propriétaire d’actions, sans parler de celle de la strate du 1% et même du 0,1%.
La divergence entre les cours boursiers et «l’économie réelle» doit être examinée sous un second angle. Le fort recul de la production et le niveau très élevé du chômage signifient que le montant de la plus-value approprié par les groupes industriels même en accentuant la pression sur leurs sous-traitants est faible. Comme l’exemple de Tesla le montre, les bourses ont rompu tout lien avec l’économie réelle et vivent en vase clos. Aujourd’hui leur fonctionnement relève de façon paroxystique de la caractérisation faite par Rudolf Hilferding :
« L’achat et la vente des titres d’intérêt sont un simple déplacement dans le partage privé de la propriété, sans aucune influence sur la production ou la réalisation du profit (comme pour la vente des marchandises). Les gains ou les pertes de la spéculation ne proviennent par conséquent que des différences des appréciations à chaque moment des titres d’intérêt. Ils ne sont pas du profit, une participation à la plus-value, mais ne proviennent que des différences d’appréciation concernant cette partie de la plus-value qui revient aux propriétaires d’actions, différences qui, nous le verrons, ne sont pas provoquées par des changements dans le profit vraiment réalisé. Ce sont de simples gains différentiels. Tandis que la classe capitaliste en tant que telle s’approprie une partie du travail du prolétariat sans équivalent et obtient son profit de cette manière, les spéculateurs ne gagnent que les uns sur les autres. La perte de l’un est le bénéfice de l’autre. Les affaires, c’est l’argent des autres. La spéculation consiste en l’utilisation du changement de prix. »[14]
La nécessité pour chaque gestionnaire de fonds de placement de faire des gains différentiels, aussi minuscules soient-ils, aux dépens des concurrents est d’autant plus impérative que les taux d’intérêt sont très faibles. Cette faiblesse est le résultat de l’accumulation pendant trente ans de capital porteur d’intérêts et de dividendes[15] à laquelle s’est ajoutée la politique de soutien des banques centrales aux banques.
Avec le virus, une société divisée en classes et ultra-polarisée
L’OCDE appelle ses pays membres à s’habituer à vivre sous la menace de la pandémie. En page de garde du rapport de septembre on lit que «le rétablissement de la confiance sera crucial pour le succès avec lequel les économies se rétabliront, et pour cela nous devons apprendre à vivre en toute sécurité avec le virus». Deux idées donc, le rétablissement de la confiance et la «sécurité avec le virus». Celle-ci peut désigner plusieurs choses. Voyons d’abord la situation sur le front des vaccins. Les vaccins candidats à une homologation sont soumis à des essais. Les essais de phase 1 visent principalement à tester l’innocuité du vaccin, à déterminer les dosages et à identifier les effets secondaires potentiels chez un petit nombre de personnes. Les essais de phase 2 explorent davantage l’innocuité et commencent à étudier l’efficacité dans de plus grands groupes de personnes. La dernière étape, les essais de phase 3, que peu de vaccins atteignent, impliquent des milliers ou des dizaines de milliers de personnes. Ils visent à confirmer l’efficacité du vaccin et à identifier les effets secondaires rares qui n’apparaissent que dans de grands groupes. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) classe les candidats vaccinaux aux différentes étapes des essais cliniques. Pour le Covid-19 en juin il y en avait sept en phase 3 (cinq chinois, un américain et un russe), deux en phase 2/3 (un britannique et un allemand), treize en phase 2, trois en phase 2/3 et dix en phase 1.[16] Depuis, une vingtaine d’autres sont entrés dans la phase 1 dont celui de l’Institut Pasteur. De plus, entre les premières familles de vaccins et les suivantes, existe généralement un degré d’efficacité croissant.
Pour contenir la pandémie mondialement, il faudra un ou plusieurs vaccins, mais il les faudra aussi en très, très grande quantité. Il faudra littéralement des milliards de doses pour protéger suffisamment de personnes à travers le monde pour repousser le virus. Même si un ou plusieurs candidats vaccinaux s’avèrent à la fois sûrs et efficaces, aucun industriel ne pourra produire plus que quelques centaines de millions de doses, du moins au début. La solution idéale aurait été que pour augmenter les chances de soutenir un vaccin efficace les gouvernements mettent en commun leurs ressources. C’est «râpé» pour les vaccins. Cela peut encore se faire pour la production, au moins entre certains pays. Des associations dont le COVID-19 Vaccine Global Access Facility (COVAX Facility) et Gavi Covax Advance Market Commitment (AMC) ont été créées pour y parvenir. La Commission européenne s’y est jointe[17].
Pendant de longs mois la vie quotidienne en sécurité avec le virus va donc dépendre des mesures prises par chaque gouvernement. Les résultats ne sont guère encourageants. En titre du numéro du 26 septembre de l’hebdomadaire The Economist on lit «Why so many governements are getting it wrong» face au Covid-19. Ici encore je cite un long passage:
« Les reconfinements généralisés comme en Israël sont coûteux et intenables. Des pays comme l’Allemagne, la Corée du Sud et Taïwan ont utilisé des dépistages et des traçages très fins pour repérer les sites particuliers de super-diffusion. L’Allemagne a identifié des abattoirs, la Corée du Sud a contenu des flambées de virus dans un bar et dans des églises. Si les dépistages sont lents, comme en France, ils échoueront. Si l’on ne fait pas confiance au traçage par contact, comme en Israël, où le travail est assuré par les services de renseignement, les gens échapperont à la détection. Les gouvernements doivent trouver les compromis qui ont le plus de sens économique et social. Les masques sont bon marché et pratiques et ils fonctionnent. L’ouverture des écoles doit être une priorité, mais celle de lieux bruyants et insouciants comme les bars ne devrait pas l’être. Les gouvernements, comme celui de la Grande-Bretagne, qui donnent des ordres qui changent tout le temps et sont contournés en toute impunité par leurs propres fonctionnaires constateront que leur respect est faible. Ceux qui, comme celui de la Colombie-Britannique (Canada), établissent des principes et invitent les particuliers, les écoles et les lieux de travail à élaborer leurs propres plans pour les mettre en œuvre seront en mesure de soutenir l’effort dans les mois à venir. Lorsque le Covid-19 a frappé, les gouvernements ont été pris par surprise et ont tiré le frein d’alarme. Aujourd’hui, ils n’ont pas une telle excuse. Dans la course à la normalité, l’Espagne a baissé la garde. Les dépistages en Grande-Bretagne ne fonctionnent pas, bien que les cas de contamination aient grimpé depuis juillet. Les Centres américains de contrôle et de prévention des maladies, autrefois les organismes de santé publique les plus respectés au monde, ont été victimes d’erreurs, un mauvais leadership et un dénigrement présidentiel. Les dirigeants israéliens ont été victimes de leur orgueil et luttes intestines. La pandémie est loin d’être terminée. Elle va s’atténuer, mais les gouvernements doivent se ressaisir. »
En guise de conclusion
Ce n’est donc pas auprès de travailleurs encore en activité, des chômeurs et des très pauvres que le gouvernement cherche un rétablissement de la confiance. Dans leur cas l’injonction d’apprendre à «vivre avec le virus» ensemble avec les méthodes de « maintien de l’ordre » mises en place par les gouvernements successifs a valeur de menace. Les rapports de force sont favorables au capital à un degré qu’ils n’ont peut-être jamais atteint à aucun moment antérieur.
[9] Dans son récit, «Un hiver à Wuhan», Verticales, septembre 2020, Alexandre Labruffe fait remonter les premières inquiétudes dans l’hôpital où il a enquêté au 31 décembre. Voir aussi sur le site A l’Encontre l’article du spécialiste de la Chine Frédéric Koller: http://alencontre.org/asie/chine/coronavirus-et-si-loms-avait-ecoute-taiwan.html
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