Oxfam International, septembre 2920
Nous traversons une période terrible. Depuis que l’Organisation mondiale de la Santé l’a qualifié de pandémie mondiale il y a six mois, la COVID -19 a fait plus de 800 000 victimes. On estime que 400 millions de personnes, dont une majorité de femmes, ont perdu leur emploi. D’ici la fin de la pandémie, un demi-milliard de personnes pourraient sombrer dans la pauvreté.
La pandémie n’a fait que souligner davantage le profond fossé qui sépare une petite minorité de privilégié-e-s de la grande majorité. Alors que les travailleur -se-s, leurs familles et les entreprises – en particulier les petites et moyennes entreprises – peinent à survivre, certaines grandes entreprises sont parvenues à se protéger des impacts économiques de la pandémie, voire à tirer profit de la catastrophe.
Les conséquences économiques liées à la crise de la COVID-19 ne constituent pas un phénomène naturel ni un accident historique. Elles auraient pu être atténuées et les retombées économiques auraient pu être supportées de façon plus équitable. Les États auraient pu être mieux préparés, les travailleur-se-s auraient pu être mieux protégé-e-s et les entreprises en difficulté ont révélé leur fragilité face au choc économique.
Or les grandes entreprises ont exacerbé la crise économique engendrée par la COVID-19, et ce de trois grandes manières :
- Les dividendes record versés aux actionnaires en amont de la crise ont fragilisé les entreprises, les travailleurs et les pouvoirs publics, en les rendant vulnérables face au choc de la pandémie
Si elles n’avaient pas fait ce choix de privilégier leurs actionnaires, les plus grandes entreprises mondiales auraient pu disposer de beaucoup de liquidités et de réserves pour protéger leurs travailleur-se-s, ajuster leurs modèles économiques et éviter les renflouements publics coûteux lorsque la crise est arrivée. Les dix dernières années ont été la décennie la plus rentable de tous les temps pour les plus grandes entreprises du monde. Les entreprises du Global Fortune 500 ont vu leurs bénéfices augmenter de 156 %, passant de 820 milliards de dollars en 2009 à 2100 milliards de dollars en 2019. Cette hausse de leurs bénéfices a largement dépassé celle du PIB mondial, ce qui leur a permis de s’emparer d’une part toujours plus grosse du gâteau économique mondial.
Pourtant, les bénéfices réalisés avant l’actuelle crise ont presque exclusivement été empochés par un petit groupe d’actionnaires, majoritairement riches, au lieu d’être réinvestis dans des emplois de qualité ou dans des technologies vertes. Entre 2010 et 2019, les sociétés qui figurent à l’indice S&P 500 ont versé 9 100 milliards de dollars de dividendes à leurs riches actionnaires, soit plus de 90 % de leurs bénéfices réalisés au cours de cette période.
De nouveaux travaux d’Oxfam révèlent que les quatre années précédant la COVID-19, les plus grandes entreprises mondiales ont fait le choix d’augmenter la part de leurs bénéfices versés aux actionnaires. Entre l’exercice 2016 et 2019, les 59 entreprises les plus rentables au monde ont distribué près de 2 000 milliards de dollars à leurs actionnaires. Ces paiements aux actionnaires représentaient en moyenne 83 % du bénéfice net de ces sociétés. Plusieurs entreprises ne se sont pas contentées de reverser l’intégralité de leurs bénéfices aux actionnaires, mais elles sont allées jusqu’à s’endetter ou à puiser dans leurs réserves pour rémunérer leurs riches investisseurs. Parmi les entreprises qui ont reversé la plus grande part de leurs bénéfices en dividendes au cours de l’exercice 2019, on trouve Chevron, Procter & Gamble et BP. En montant de dividendes versés, Apple arrive en tête du peloton : rien qu’en 2019, le géant de la Big Tech a distribué 81 milliards de dollars à ses actionnaires.
De nombreuses entreprises actuellement en difficulté financière ont consacré la plupart de leurs bénéfices à rémunérer leurs actionnaires, et ce pas plus tard que l’année dernière. Dix des plus grandes marques de vêtements ont à elles seules versé un total de 21 milliards de dollars (une moyenne de 74 % de leurs bénéfices au cours de l’exercice 2019) à leurs actionnaires sous forme de dividendes et de rachats d’actions. Aujourd’hui, des millions de travailleur-se-s de l’habillement, du Bangladesh au Mexique, ont perdu leur emploi parce que des entreprises ont annulé des commandes et refusé de payer leurs fournisseurs.
La manne pour les actionnaires n’a pas pris fin avec l’apparition de la COVID-19. Depuis janvier, selon les rapports d’activités des entreprises, Microsoft a versé plus de 21 milliards de dollars à ses actionnaires et Google 15 milliards de dollars. Alors même que la demande de ses produits chute depuis la pandémie, le constructeur automobile Toyota a distribué aux actionnaires plus de 200 % des bénéfices qu’il a réalisés depuis janvier. BASF, le géant allemand de la chimie, a versé plus de 400 % de ses bénéfices aux actionnaires au cours des six derniers mois. Le géant pharmaceutique américain AbbVie a déjà distribué 184 % de ses bénéfices nets aux actionnaires au cours des deux premiers trimestres de 2020. Et trois des plus grandes entreprises américaines qui s’activent à mettre au point des vaccins contre la COVID-19 avec des milliards de dollars de fonds publics, à savoir Johnson & Johnson, Merck et Pfizer, ont déjà distribué 16 milliards de dollars à leurs actionnaires depuis janvier.
Les entreprises rentables ne sont pas les seules à avoir continué de payer leurs actionnaires. Les six plus grandes compagnies pétrolières mondiales, à savoir Exxon Mobil, Total, Shell, Petrobras, Chevron et BP, ont enregistré une perte nette combinée de
61,7 milliards de dollars entre janvier et juillet 2020, ce qui ne les a pas empêchées de verser 31 milliards de dollars aux actionnaires au cours de la même période. Seplat Petroleum, la plus grande compagnie pétrolière du Nigeria, a versé 132 % de ses bénéfices à ses actionnaires au cours des six premiers mois de 2020, alors même que le pays frôle l’effondrement économique.
Les dividendes record versés aux actionnaires contribuent à creuser les inégalités, dans la mesure où ils sont principalement destinés à des personnes déjà fortunées au lieu d’être utilisés pour augmenter les salaires, et où ils incitent les PDG à s’inscrire dans une démarche de recherche de profit à court terme. Ce phénomène a aussi pour effet d’exacerber les inégalités de genre, dans la mesure où ce sont des hommes qui détiennent la majorité des actions d’entreprise et parce que l’immense majorité des PDG sont des hommes (on ne compte que 14 femmes PDG – 2,8 % – des sociétés du Global Fortune 500 et pas une parmi les PDG des sociétés cotées aux principaux indices boursiers au Brésil, en Afrique du Sud, en France ou en Allemagne).
- Les entreprises gagnent de l’argent mais font peu pour soutenir les fonds publics consacrés à la lutte contre la pandémie
La COVID-19 a montré le rôle indispensable d’un État efficace et responsable dans la gestion des problèmes qui touchent l’ensemble de la société. Alors que certaines entreprises ont réalisé d’énormes bénéfices pendant la pandémie, ces bénéfices n’ont guère été mis à contribution pour soutenir la lutte des pouvoirs publics contre la COVID-19.
L’analyse d’Oxfam montre à quel point certaines entreprises réalisent des bénéfices exceptionnels depuis le début la pandémie. En étudiant les états financiers des entreprises les plus rentables aux États -Unis, en Europe, au Japon, en Corée du Sud, en Australie, au Brésil, en Inde, au Nigeria et en Afrique du Sud, Oxfam a constaté que le chiffre d’affaires pour 2020 de 32 entreprises devrait être considérablement supérieur à celui des années précédentes déjà très rentables : ces 32 devraient engranger à elles seules 109 milliards de dollars de plus pendant la pandémie que ce qu’elles avaient engrangé en moyenne comme bénéfices pendant les quatre années précédentes, qui étaient déjà bien rentables. Étant donné que de nombreux milliardaires du monde figurent également parmi les plus grands actionnaires de ces entreprises, les 25 milliardaires les plus riches de la planète ont vu leur richesse augmenter de 255 milliards de dollars, une somme colossale, sur la seule période comprise entre la mi-mars et la fin mai.
D’aucuns feront valoir que les entreprises compensent cela par les impôts qu’elles paient et par la générosité de leurs actes de philanthropie, or il n’en est rien dans les faits. Au contraire, on estime que l’État américain aurait perdu environ 135 milliards de dollars de recettes en raison de l’évasion fiscale des entreprises en 2017. En revanche, les actes de philanthropie des entreprises s’élèvent à moins de 20 milliards de dollars par an. De même, en Inde, les contributions de 6 milliards de dollars des entreprises en matière de responsabilité sociale des entreprises font pâle figure par rapport à la perte annuelle estimée de 47 milliards de dollars de recettes publiques due à l’évasion fiscale des entreprises.
Au niveau mondial, les travaux d’analyse d’Oxfam ont révélé que les dons des plus grandes entreprises du monde au cours de la crise de la COVID-19 équivalaient en moyenne à 0,32 % de leur résultat opérationnel pour 2019. Force est de constater que cette contribution n’est pas à la hauteur de cette crise comparée à l’ampleur des bénéfices réalisés par ces entreprises.
Au lieu de compter sur des contributions volontaires, les États devraient recourir à des moyens plus efficaces pour mobiliser les ressources des grandes entreprises afin de lutter contre la COVID-
- Au vu de la flambée des bénéfices que réalisent certaines entreprises tandis que de nombreuses autres sombrent dans un marasme économique, un sursaut de solidarité s’impose pour adopter enfin une méthode efficace de taxer les bénéfices colossaux des grandes entreprises.
Un impôt sur les bénéfices exceptionnels réalisés pendant la pandémie COVID-19, similaire à celui pratiqué pendant la Seconde Guerre mondiale rapporterait des milliards de dollars de recettes nouvelles, nécessaires pour répondre à l’aggravation des inégalités économiques, raciales et de genre engendrée par la pandémie. Si l’on se concentre uniquement sur les 32 entreprises mondiales qui profitent le plus de la COVID-19, on estime qu’il serait possible de lever 104 milliards de dollars de fonds en 2020 pour lutter contre la pandémie. Pour mettre ce montant en perspective, il permettrait de payer les tests de dépistage de la COVID-19 et les vaccins anti-COVID-19 pour chaque habitant de la planète et de disposer de 33 milliards de dollars en plus pour investir dans le renforcement d’un personnel de santé de première ligne pour le 21e siècle.
- Les entreprises qui font passer les bénéfices avant les populations ont aggravé la crise de la COVID-19
- Pour gagner de l’argent, il faut que ses travailleurs travaillent mais on ne se soucie pas de leurs conditions de vie. L’usine de volaille continue de tourner et continue de gagner de l’argent… Pour mon mari, si on s’était soucié de sa santé, si on l’avait informé au sujet de sa fièvre, c’est sûr qu’il serait encore en vie aujourd’hui. »
Malgré les beaux discours sur la redéfinition d’une nouvelle finalité pour les entreprises et de la nécessité de « reconstruire en mieux » après la COVID-19, peu de changements importants sont mis en œuvre depuis à la direction des grandes entreprises. Au lieu de cela, à quelques exceptions près, les réponses des entreprises à la COVID-19 ont révélé l’écart entre les paroles et les actes.
Oxfam a relevé plus de 100 cas dans le monde entier (impliquant plus de 400 entreprises) d’entreprises qui :
- continuent de verser des dividendes à leurs actionnaires et maintiennent leurs programmes de rémunération des cadres, et ce alors qu’elles touchent des aides publiques et licencient leurs travailleur-se-s ;
- ne font pas le nécessaire pour assurer la sécurité des employés et empêcher les violations du droit du travail ;
- font supporter les coûts et les risques en amont des chaînes d’approvisionnement ;
- profitent des programmes d’aide publique, et ce en l’absence de mérite ou d’éligibilité ; et
- font pression auprès de leur gouvernement en faveur de la déréglementation des protections environnementales, fiscales et sociales.
L’aggravation des inégalités économiques à cause de la COVID-19 n’est pas le fruit du hasard. C’est le résultat d’un modèle économique qui génère des bénéfices pour une minorité de privilégiés, alors que c’est la majorité qui crée la richesse. Ce n’est certes pas la pandémie qui a créé les injustices économiques, raciales et sexistes, mais elle a eu pour effet de les révéler et de les amplifier.
Le choix de privilégier le cours de la bourse et d’accroître les versements de dividendes s’explique par la pression des riches actionnaires et par les choix stratégiques des grandes entreprises obnubilées par la recherche du profit à court terme. Ce choix a également été perpétué par le double discours de la part des entreprises, se cachant derrière de nobles engagements, de normes volontaires et de dons à des organisations caritatives, autant d’actions qui ont entravé la réalisation de changements plus fondamentaux de notre système économique.
- moins que nous ne changions de cap, les inégalités économiques ne feront que se creuser alors qu’un nombre toujours plus restreint de grandes entreprises exerceront un pouvoir économique et politique accru au détriment des petites entreprises, des travailleur-se-s et des institutions démocratiques.
Le moment est venu pour que les États mettent en place des incitations et des restrictions afin de limiter radicalement le pouvoir des entreprises, de transformer en profondeur les modèles économiques et de partager équitablement la valeur avec celles et ceux qui la créent. C’est ce qui permettrait de créer une économie post-COVID au service de tou·te·s qui sera plus à même de résister aux chocs futurs – y compris à l’impact du changement climatique – tout en protégeant les populations les plus pauvres.
C’est l’ambition de ce rapport. La crise de la COVID-19 a montré combien il était indispensable de bâtir un modèle économique qui inscrit les individus en son centre, protège les plus vulnérables, partage les bénéfices équitablement et repose sur des valeurs démocratiques. Pour commencer, il faut imposer les bénéfices colossaux réalisés pendant la pandémie par une poignée d’entreprises pour le bien commun.
Ce rapport appelle les décideurs politiques et les chefs d’entreprise à agir sur 4 volets :
- Finalité de l’entreprise : redéfinir « pourquoi » l’entreprise existe
- Société et population : sur les populations et la société au cœur du modèle économique de l’entreprise en tenant compte de l’impact de l’activité
- Richesses : assurer un partage équitable des richesses pour toutes les parties prenantes
- Pouvoir : transformer la gouvernance des grandes entreprises pour prendre en compte l’intérêt de toutes les parties prenantes