COVID : une épidémie révélatrice

Alain Coulombel, porte-parole national EE-LV et Eric Caumes, professeur de maladies infectieuses et tropicales, Libération,

 

L’année 2020 aura été marquée par la première traduction épidémique de la crise écologique planétaire. Si nous n’y prenons garde, d’autres épidémies suivront car les mêmes causes produiront les mêmes effets. Nous en connaissons l’impulsion, à savoir la transmission extrêmement rapide d’un coronavirus, virus ayant franchi la barrière des espèces et dont l’émergence est liée, notamment, à l’emprise humaine sur les espaces naturels, à la perte de la biodiversité et au commerce d’animaux sauvages. Le commerce de la faune sauvage a été multiplié par cinq ces quinze dernières années, en dépit de l’avertissement constitué par l’épidémie de Sars en 2002-2003 en Asie.

Tout au long de ces douze derniers mois, la Covid-19 a agi (et continue d’agir) comme un immense trou noir absorbant toute la matière informationnelle pour ne laisser place en France qu’au décompte journalier du nombre de morts, de places disponibles en réanimation, de l’hydroxychloroquine ou du vaccin. Plus de Hezbollah, de conflits au Yémen, en Syrie ou en Libye, de camps de réfugiés, de migrants sur leurs frêles embarcations, de réchauffement climatique, de nucléaire iranien, de réforme des retraites, mais une réalité planétaire engloutie dans le champ gravitationnel de la Covid-19. Jusqu’à saturer notre univers mental et spirituel. Plus de sport, plus de culture, plus de bistrot, plus de restaurant. Plus rien d’autre. Que le désarroi et la peur, l’emballement et le basculement dans une réalité terriblement anxiogène et indéterminée jusqu’à l’arrivée d’un vaccin.

Aucun espace pour la réflexion et la distance critique

Comme si l’évènement que nous viv(i)ons avait échappé à nos radars et à nos grilles de lecture familières, tout en nous rapprochant de la catastrophe planétaire si chère aux «collapsologues». Qui aurait pu imaginer, en ce début d’année 2020, l’emballement planétaire dont nous allions être les principaux protagonistes hébétés? Qui aurait pu deviner que des territoires entiers seraient confinés, des villes désertées, des activités de toutes sortes interrompues, des élections reportées, des responsables politiques et sanitaires, malades ou déboussolés, improvisant, jour après jour, des réponses trop souvent incohérentes ou inadaptées ?

Quelque chose semble s’être déréglé, là, soudain, dans cette belle mécanique des flux mondialisés, des traités de libre-échange et de la division internationale du travail, du tourisme de masse et des voyages low cost. Au cœur d’une époque déjà marquée par tant de soubresauts localisés, de crises à répétition, et d’autres emballements climatiques, boursiers, technologiques, médiatiques ou politiques…

Mais avec cette première crise écologique planétaire, c’est comme si l’emballement avait secoué notre petite planète bleue à une échelle et avec une intensité jusque-là jamais observées. De l’emballement des chaînes d’information en continu à celui des défenses immunitaires (orage cytokinique); de la multiplication des articles publiés dans les revues scientifiques autour de la Covid (jusqu’à 292 par jour !) à l’envolée de la dette publique et privée; de l’emballement de la décision politique concernant la mise sur le marché de médicaments (comme le remdisivir, payé au prix fort au laboratoire Gilead, et qui s’avérera inefficace) ou de vaccins (comme le Pfizer/BioNTech, premier arrivé sur le marché) à l’agitation des réseaux sociaux autour de l’hydroxychloroquine ou de Raoult, tout semble converger et s’accélérer pour ne laisser aucun espace à la réflexion et à la distance critique.

Paupérisation de notre système de santé publique

Nous savons depuis Paul Virilio ou Hartmut Rosa (1) que notre monde s’accélère, de crise en crise, de rupture en rupture, de dégradation en dégradation. Mais avec la Covid-19, nous sommes entrés dans l’ère des phénomènes systémiques globaux et planétaires, l’immédiateté et l’instantanéité du temps réel, à l’échelle du monde, nous plongeant dans un état d’urgence généralisé: urgence sanitaire, sécuritaire, économique, sociale et climatique. Il a suffi d’un virus, pour que notre mégamachine planétaire s’enraye, que la croissance s’effondre, que les cours de la Bourse s’affolent, que la pauvreté et la précarité explosent, que les équilibres géopolitiques soient profondément remaniés et que nous découvrions, ce que nous ne voulions pas savoir, la vulnérabilité de notre système-monde, et la fragilité de nos sociétés occidentales.

Quelles leçons provisoires pouvons-nous tirer de ce constat? D’abord, il ne saurait y avoir de solutions pérennes sans la remise en cause de l’idéologie du «zéro stock et des flux tendus», du time management et du pilotage par les indicateurs qui ont largement alimenté la vie de nos institutions (privées ou publiques), depuis les années 80. Avec pour résultat sanitaire, la paupérisation de notre système de santé publique mis en défaut face aux assauts répétés de la pandémie dans ses volets préventif comme curatif.

«One Health»

Or nous continuons, en France, de supprimer des lits, alors que la crise sanitaire a montré l’importance de personnels et de services bien dotés! Le second message est écologique et doit nous faire reconsidérer notre place parmi les vivants. Car il faut bien le reconnaître, notre système n’a eu de cesse de dégrader les conditions de vie sur Terre, sans égard pour l’homme comme pour l’animal, le minéral ou le végétal.

Le soin doit devenir l’objet d’une politique générale et le principe de toute action future. L’approche «One Health», qui considère, ensemble, santés humaine, animale et environnementale, est un pas dans la bonne direction. Nous ne pouvons ignorer notre dépendance à la Terre et aux conditions géophysiques de toute existence. La leçon vaut pour aujourd’hui et pour demain. Si nous devions l’oublier, une fois encore, trop pressés de refermer la parenthèse Covid-19, alors les pandémies du futur, associées à la perte de la biodiversité et au réchauffement climatique, pourraient être bien plus dramatiques avec un impact encore plus important sur nos sociétés humaines.

(1) Vitesse et Politique de Paul Virilio et Accélération d’Hartmut Rosa.