Critiquer Israël, ce n’est pas de l’antisémitisme

Jasmin Zine, Greg Bird et Sara Matthews (professeurs de sociologie à l’Université Wilfrid Laurier), The Conversation, 11 janvier 2021

 

L’été passé, le recrutement de Valentina Azarova en tant que directrice du programme d’études internationales sur les droits de la personne de la Faculté de droit de l’Université de Toronto a suscité la controverse.

Des membres du corps professoral ont accusé le doyen d’avoir retiré l’offre d’emploi faite à la professeure parce que des personnalités publiques se sont montrées réticentes face à ses critiques académiques sur le bilan d’Israël en matière de droits de la personne.

Cet incident est particulièrement préoccupant pour les universitaires qui mènent des recherches sur la Palestine et Israël. Nombreux sont celles et ceux qui considèrent qu’il s’inscrit dans une tendance croissante à assimiler la critique des politiques de l’État israélien à de l’antisémitisme.

Partout dans le monde, les universitaires qui critiquent Israël doivent mener une bataille acharnée pour protéger leur liberté académique.

Redéfinir l’antisémitisme

La nouvelle définition de l’antisémitisme par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) est au cœur de la question. Ses défenseurs font partie de ce que certains appellent un nouveau mouvement d’antisémitisme qui vise à qualifier d’antisémite toute critique d’Israël.

Lutter contre l’antisémitisme est essentiel, mais les critiques canadiens de la définition de l’IHRA affirment que cette nouvelle formulation risque de « freiner toute velléité de critique politique d’Israël et de soutien des droits du peuple palestinien ».

La définition de l’IHRA est imprécise. Elle fait abstraction du lien entre l’antisémitisme et les autres formes de racisme. Elle semble viser davantage à faire taire les critiques à l’endroit d’Israël qu’à contrer les menaces antisémites des suprémacistes blancs de l’extrême droite.

L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte.

Des universitaires de plusieurs pays, dont le Canada, le Royaume-Uni et Israël, ont publié des lettres ouvertes mettant en garde contre l’adoption de la définition.

Le problème principal que pose la définition de l’antisémitisme de l’IHRA ne tient pas de sa courte définition de 41 mots, mais plutôt des 11 exemples présentés de l’antisémitisme. Sur ces onze exemples, sept assimilent la critique d’Israël à l’antisémitisme. Deux d’entre eux font référence à Israël sans mentionner le peuple juif.

Au même titre que tous les pays, Israël ne devrait pas être à l’abri des critiques.

L’un des premiers rédacteurs de la définition de l’IHRA, Kenneth Stern, dit maintenant que le nouveau langage a comme effet de « militariser » la définition de l’antisémitisme.

Le musellement et le harcèlement académique

Plus tôt cette année, en Allemagne, où la définition de l’IHRA et ses exemples ont été adoptés à l’échelle nationale, l’éminent professeur Achille Mbembe (enseignant actuellement à l’University of the Witwatersrand à Johannesburg) a été accusé de racisme et d’antisémitisme par des personnalités et des institutions publiques en raison de son soutien au mouvement BDS (boycottage, désinvestissement, sanctions). Ce mouvement palestinien milite pour la liberté, la justice et l’égalité pour le peuple palestinien.

Aux États-Unis, la définition de travail de l’IHRA a été adoptée par plusieurs états, alors plusieurs universités et collèges sont désormais confrontés à des enquêtes portant sur des allégations d’antisémitisme notamment : Rutgers UniversityDuke University, the University of North Carolina et Williams College, avec la possibilité d’une autre enquête à la New York University.

Dans chaque cas, le soi-disant « discours antisémite » faisant objet de l’enquête relève d’une critique d’Israël.

Au Royaume-Uni, les universités sont confrontées à des pertes de financement si elles n’adoptent pas la définition de l’IHRA. Des universités ont annulé des événements, ont imposé des sanctions à des membres du corps professoral et ont expulsé des étudiants critiques envers Israël.

Des sites Internet gérés par des groupes néoconservateurs sur les campus diabolisent, harcèlent et intimident les universitaires qui soutiennent les droits des Palestiniens, encouragent le BDS et critiquent la politique d’Israël. Ces attaques ciblées ont un effet paralysant sur les cours, la recherche et la culture politique sur les campus.

Sur les campus canadiens

Sur les campus canadiens les associations étudiantes de l’Université Ryerson et de l’Université McGill ont intégré la définition de l’antisémitisme de l’IHRA au sein de leurs politiques anti-discrimination. Ainsi, ils pourront potentiellement bloquer l’accès aux ressources du campus aux personnes critiques d’Israël.

Une conférence tenue récemment à l’Université de Winnipeg a porté sur la décision de l’administration Trump de déménager son ambassade en Israël à Jérusalem. S’appuyant sur la définition de l’IHRA, l’université a condamné la tenue de la conférence et a déclaré que certaines affirmations exprimées lors de la conférence constituaient une violation de la politique de lutte contre le harcèlement de l’institution.

Le 26 octobre, le gouvernement de l’Ontario a abandonné son projet de loi controversé 168 « Loi de 2020 sur la lutte contre l’antisémitisme », et a plutôt recouru au décret 1450/2020 pour faire adopter la définition de l’IHRA. Un décret adopté par le Conseil a pour effet de court-circuiter le processus législatif, y compris tout débat public sur le projet de loi.

Selon le texte du décret, le gouvernement de l’Ontario reconnaît « la définition opérationnelle de l’antisémitisme adoptée par l’IHRA ».

Alors que le projet de loi 168 était à l’étude au sein du Comité permanent de la justice en Ontario, des syndicats de des professeurs de toute la province ont adopté des motions pour s’y opposer.

Au début de l’année, le premier ministre ontarien Doug Ford a posé un ultimatum aux universités : adopter des politiques de liberté d’expression ou risquer de perdre leur financement. En Ontario, la nouvelle définition de l’antisémitisme de l’IHRA semble remettre en cause l’exigence gouvernementale selon laquelle les universités doivent respecter la liberté d’expression et la liberté académique.

Il reste cependant à déterminer si l’adoption de la définition opérationnelle de l’IHRA comprend les exemples. Faute d’une position claire sur ce point, la liberté académique dans cette province reste vulnérable aux ingérences politiques.

Liberté académique de critiquer le racisme

À l’échelle internationale, les arguments avancés par de nombreuses personnalités du monde académique renferment des déclarations critiques à l’égard de la violence et du racisme de l’État d’Israël. Ces écrits pourraient très bien faire l’objet de censure en vertu de la nouvelle définition.

Ce genre de censure légale pourrait menacer les professeurs qui enseignent de grandes figures juives ayant critiqué Israël, comme Hannah Arendt et Judith Butler, le légendaire postcolonialiste Edward Saïd la militante pour la libération des Noirs Angela Davis et bien d’autres, en raison de leur travail critique sur Israël.

Au Canada, le gouvernement fédéral a adopté la définition de l’IHRA et ses exemples. D’autres provinces et institutions pourraient dans la foulée se sentir obligées d’emboîter le pas.

Le fait d’assimiler la critique d’Israël à de l’antisémitisme compromet la contribution importante des universitaires à la lutte contre le racisme et à la décolonisation.

L’adoption, en Ontario, de la définition de l’IHRA fragilise les universitaires et les étudiants. La promulgation de lois ou l’adoption de déclarations qui visent à criminaliser la critique de la violence et du racisme d’État, compromettent les luttes des communautés marginalisées pour la justice sociale. Ces décisions créent un dangereux précédent.