Dulce Vivar, membre du collectif Jeunesse au FSMI 2025
Une file silencieuse serpente déjà dans les couloirs de l’UQAM avant 10 h. Ce matin, ce n’est pas une simple conférence qui attire la foule, mais une rencontre rare : celle avec Kimberlé Crenshaw, intellectuelle afro-américaine de renom, théoricienne du concept d’intersectionnalité, figure incontournable du féminisme noir.
La salle est comble. L’atmosphère, chargée d’attente, est à la fois feutrée et vibrante. Le public est majoritairement jeune, féminin, racisé, ancré dans les luttes sociales d’aujourd’hui. Cette matinée s’annonce moins comme un exposé universitaire que comme un moment de communion politique. Et c’est exactement ce que Crenshaw nous offrira.
Un souffle, un ancrage, une parole incarnée

Dès les premières phrases, le silence devient écoute. Kimberlé Crenshaw n’impose pas, elle rassemble. Par sa présence enracinée, son ton chaleureux, elle ne cherche ni à briller ni à convaincre : elle tend une voix comme on tend une main. Chaque mot est pesé, chaque idée s’enracine.
Elle rappelle l’essence même de l’intersectionnalité : un outil d’analyse né de l’expérience vécue, forgé dans la douleur et la résistance des femmes noires. Loin d’être une mode académique ou une case de formulaire administratif, l’intersectionnalité, dit-elle, est une boussole pour naviguer dans les mondes fracturés par le racisme, le sexisme, le classisme, l’homophobie et bien d’autres formes d’oppression.
Une métaphore lumineuse : cuisiner nos luttes
Au cœur de son intervention, une image simple et bouleversante :
« Imaginez une personne qui cuisine un grand repas pour tout le monde. Chaque personne apporte un ingrédient, parfois modeste, parfois précieux, mais ensemble, on prépare un festin qui nourrit toute une communauté. »
Cette métaphore n’est pas anodine. Elle parle à nos corps autant qu’à nos esprits. Elle renverse l’idée de la lutte solitaire ou hiérarchique pour proposer une co-construction des résistances. L’entraide n’est pas une option, mais une condition pour survivre et rêver ensemble.
Ce que l’on fait avec ce qu’on reçoit
En écoutant Crenshaw, une question surgit, urgente : que faisons-nous, collectivement, avec ce que nous recevons dans ces espaces ?
Plusieurs prennent des notes. D’autres enregistrent. Peu se parlent ensemble.
Sommes-nous disponibles à transformer cette parole en action ? À tisser des liens durables, au-delà de l’événement ? À faire de l’intersectionnalité une pratique, et non un mot creux ?
Une parole, mille échos

Dans les silences, on entend aussi. On sent les présences discrètes, les militant·es de l’ombre, les artistes qui créent dans les marges, les personnes qui ressentent sans parler. Il y a une poétique du politique, une nécessité de reconnaître ces formes de savoir non-dits, non académiques, mais fondamentaux.
Crenshaw ne livre pas une solution. Elle pose un cadre, ouvre un espace, donne une posture. À nous, maintenant, de remplir ce cadre avec nos luttes, nos vécus, nos solidarités. Pas pour cocher des cases, mais pour cohabiter autrement.
Et maintenant ?
Quand la salle se vide, une question reste suspendue :
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- Sommes-nous disponibles à vivre l’intersectionnalité au quotidien ?
- À la pratiquer dans nos choix, nos cercles, nos institutions ?
- À écouter autrement, agir autrement, être autrement ?
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La conférence touche à sa fin. Les gens sortent vite, en silence, sans vraiment se regarder. Chaque personne prend une direction, seul, sans échange, sans mot, comme si la vibration collective s’éteignait au seuil des portes.
Un cercle informel d’échange, juste après, aurait été précieux. Un espace pour déposer les émotions, les questionnements, pour faire vivre cette intersectionnalité dans nos rapports humains immédiats. Mais rien ne se crée. L’élan collectif s’évapore. Le discours était commun, l’après s’est révélé tristement individuel.
Et pourtant, tout était là : les ingrédients, la recette, l’envie palpable. Reste maintenant à savoir si, ensemble, nous sommes disponibles à cuisiner nos luttes — et à les partager vraiment. Kimberlé Crenshaw nous a tendu une recette. Reste à savoir si nous aurons la volonté, le courage, et la patience de la cuisiner ensemble