Manuel Gari. À L’Encontre, 7 février 2020
Le philosophe José María Ripalda affirme qu’«il nous est très difficile de penser contre le capital». Et ce n’est pas une mince affaire. C’est l’un des problèmes qui pèsent politiquement sur ceux qui, conscients des calamités du capitalisme, sont (nous sommes) incapables de formuler un diagnostic complet de l’évolution du système ni une alternative éco-socialiste cohérente. Cette difficulté explique également pourquoi la majeure partie de la gauche sociale et politique – malgré les preuves de la gravité de la crise de civilisation formée par le ciment de l’inégalité, de la pauvreté et de la détérioration de la biosphère (totalité des écosystèmes) – a jeté l’éponge et cherche désespérément des mesures visant simplement à réguler le système afin de le brider, de «l’humaniser» et, sans le changer à la racine, de le rendre durable sur le plan environnemental.
Pendant ce temps, du côté des partisans du profit privé comme moteur de l’économie, on trouve des formulations sévères comme celles de Donald Trump qui, sans aucune ambiguïté, non seulement nient la réalité du changement climatique, mais voient dans l’inégalité une incitation à l’amélioration sociale, et dans la défense tribale de leurs intérêts nationaux le principe directeur des relations entre les peuples (qui sont à piller) ainsi que dans l’autoritarisme la meilleure façon de gouverner. Mais, en même temps, et dans le but de préserver l’avenir du capitalisme, il y a des secteurs entrepreneuriaux, tel celui représenté par un George Soros, qui, face à l’évidence des problèmes susmentionnés et face à la détérioration croissante de la démocratie, cherchent des solutions qui puissent en tempérer les effets les plus destructeurs. Mais cela dans le cadre du marché et sous la prémisse dogmatique de la primauté du maintien du taux de profit comme critère directeur des politiques à suivre. Le secteur financier dirige un secteur (banques, assurances, fonds d’investissement, fonds de pension…)qui ne nie pas l’évidence, mais qui est seulement capable d’imaginer des solutions en maintenant, avec des corrections, le système qui a créé les problèmes. Et il n’est pas seul.
Périodiquement, des voix critiques et des doutes sur l’avenir du capitalisme apparaissent chez les hommes d’affaires, les politiciens, les banquiers, les universitaires et les analystes. C’est surtout après la crise financière de 2007 et ses suites – la crise économique de 2008 – que le mot «refondation» est devenu populaire. Il suffit de consulter les archives des médias. Ainsi, le président français Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas solennellement déclaré [le 21 janvier 2010 au Worl Economic Forum de Davos]: «En privilégiant la logique du court terme, nous avons épuisé les ressources non renouvelables, abîmé l’environnement. Il ne peut y avoir de développement durable quand le profit immédiat et la valeur pour l’actionnaire sont les seuls critères. Je ne dis pas que ce sont des critères illégitimes, je dis que cela ne peut être le seul critère. En dérégulant à l’excès, qu’est-ce qui s’est passé? Nous avons eu les dumpings, et une concurrence qui n’était plus loyale mais déloyale. Nous avons laissé s’installer une mondialisation fondée sur la croissance externe, où chacun cherche à se développer en prenant les entreprises, les emplois, les parts de marché des autres […]. Entendons-nous bien, et je veux être compris ici: il ne s’agit pas de nous demander par quoi nous allons remplacer le capitalisme mais de savoir: “quel capitalisme voulons- nous?” La crise que nous traversons n’est pas une crise du capitalisme. C’est une crise de la dénaturation du capitalisme.»
Des décennies après l’occupation par la finance du poste de commandement et la mise en œuvre d’une déréglementation sauvage – via l’autorégulation des entreprises –, le pillage des peuples paupérisés par les transnationales et les puissances industrielles a été stimulé. Dans l’Union européenne, douze ans d’application des mesures d’austérité contrôlées par la Troïka (BCE, FMI, Commission européenne) ont abouti à des réductions des dépenses publiques et à des baisses de salaires, ce qui conduit à des différenciations croissantes de revenus. Dans ce contexte, le 1er octobre 2019, «surgit» la personne de Kristalina Georgieva. Après la Banque mondiale et la vice-présidence de la Commission européenne, elle accède au poste de présidente du Fonds monétaire international (FMI). Un organisme qui, depuis des décennies, prescrit les réductions d’impôts et de salaires urbi et orbi comme solution magique pour la reprise économique. Kristalina Georgieva a récemment déclaré que «le début de cette décennie rappelle inévitablement les souvenirs des années 1920: des inégalités importantes, un développement technologique rapide et des rendements élevés dans la sphère financière». Elle a osé redécouvrir la «bonté» de la fiscalité comme stabilisateur du système. [Le Figaro du 8 octobre 2019, traduit de la sorte son discours: «Les taxes sur le carbone sont efficaces pour lutter contre le changement climatique mais elles doivent être assorties de réductions d’impôts et d’incitation à l’investissement dans les infrastructures propres pour assurer la transition.»]
Il y a aussi des secteurs réformateurs, au sein de courants dominants, qui conçoivent des solutions progressistes pour le système, de l’intérieur. C’est le cas d’économistes tels que Joseph Stiglitz (2020) avec la proposition qui donne son nom à son livre sur un capitalisme supposé progressiste [en français Peuple, Pouvoir&Profits. Le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale, Ed. Les liens qui libèrent, septembre 2019]. La ministre espagnole des Affaires étrangères, récemment nommée, Arancha González Laya, rejoint la tendance auto-réformatrice et insiste sur le mantra: «réinventer le capitalisme au XXIe siècle pour les gens, la planète et la prospérité».
Les essais de la réinvention capitaliste
Cette année, le WEF (Davos) a concentré son attention sur le refrain désormais ancien et défraîchi de la responsabilité sociale (et environnementale) des entreprises et sur ses différentes variantes. Le Manifeste de Davos 2020, intitulé L’objectif universel d’une entreprise dans la Quatrième Révolution Industrielle, consiste en une série de conseils moraux et de bonnes pratiques des firmes sans réflexion sur les causes effectives des problèmes sociaux et environnementaux identifiés. Son but est de promouvoir la régénération morale du capitalisme afin qu’il recouvre une éthique qui, dans l’idéal, faisait partie de la quintessence du système et qu’il a perdue à un moment donné. En bref, le changement viendra d’un retour vers l’éthique (et l’esthétique) sans remettre en cause la matérialité et les relations sociales qui sous-tendent le modèle.
Ces théoriciens semblent oublier que le capitalisme «décent» des «trente glorieuses» qui a prévalu dans certains pays industrialisés (une minorité) a duré une brève période, exceptionnelle, qui a commencé en 1945 [ou en 1950] et est né sous la menace de l’extension d’une possible révolution, avec du pétrole bon marché et grâce au pillage d’autres pays et peuples. Cette expérience s’est clôturée sous Reagan [1981-1989] et Thatcher [1979-1990] face à la crise. Ils ont orchestré la fuite en avant du néolibéralisme dans une tentative (pour l’instant vaine) de conjurer une longue vague de récession, qui a conduit à la financiarisation actuelle de l’économie mondialisée. Le WEF de Davos propose un nouveau modèle d’entreprise capitaliste idyllique fondé sur la coopération entre les parties prenantes [stakeholder] – parties intéressées: actionnaires, dirigeants, clients, fournisseurs, employés… – comme élément de base d’une «économie circulaire, partagée et régénératrice».
Nous pouvons conclure que, pour le WEF de Davos, la solution aux problèmes provoqués par le capitalisme ne se trouve pas dans une nouvelle politique et un nouveau modèle de production ainsi que de rapports de production et d’échange qui réorganiserait l’appropriation de la plus-value et de la richesse entre les classes, au niveau mondial, tout en respectant les limites de l’offre et le «fardeau» porté la biosphère. La solution du WEF se trouve simplement dans une nouvelle façon de faire du business. Une forme qui ne remet pas en cause la propriété privée et, par conséquent, le noyau dur qui détient les commandes de l’économie.
Le mentor du Forum de Davos, Klaus Schwab, indique la ligne à suivre pour réinventer le monde en critiquant les bas taux d’intérêt, la nocivité du fardeau de la dette (publique et privée) qui en découle, la cupidité des entreprises et la nécessité d’une nouvelle éthique pour les grandes firmes qui gouvernent et déterminent le destin économique. Dans ce but, il soutient la création d’un groupe de travail afin d’élaborer une «bible» de la bonne entreprise. Qui dirige ce groupe de sages? Le PDG de Bank of America [Brian Thomas Moynihan], ce qui nous rappelle la fable du «Renard libre dans le poulailler libre». Le Forum économique mondial, dans sa 50e édition de janvier 2020, reste fidèle au rôle de l’intellectuel organique collectif du capital et, comme chaque année, de manière récurrente et répétitive, à l’instar de la pénitence du Carême des catholiques, rend publics le mea culpa et les propositions d’amendements, tandis que, de manière discrète, les grands décideurs de monde des affaires et de la politique élaborent leurs plans et leurs alliances pour dynamiser leurs entreprises transnationales mondialisées.
L’une de leurs préoccupations est d’éviter une recrudescence de la concurrence internationale sans règles, placée sous le patronage des tweets de Trump, et de ne pas renoncer au sacro-saint (et fictif) principe de la concurrence sur les marchés. Le WEF parie sur le capitalisme productif (autour de la numérisation et de la robotique) par opposition au capitalisme spéculatif. Cela sans tenir compte de la réalité: l’imbrication de la production et de la spéculation qui a transformé l’argent en la principale marchandise mondiale ainsi que la création de celle-ci par la toile complexe de la finance (ancienne et nouvelle), sous la forme majoritaire d’une «frappe» de la monnaie, hors du contrôle des Etats [shadow banking, entre autres]. L’économie financière mondiale représente aujourd’hui un montant près de 10 fois supérieur au PIB mondial. L’économie réelle et l’économie financière sont les deux faces d’une même médaille. Et ceux qui sont présents au WEF le savent. On pourrait dire qu’à Davos, les choses ne sont dites qu’à moitié et que, par contre, sont décidées des dispositions complètes.
D’une part, les effets du fonctionnement du système sont détectés et, d’autre part, les causes sous-jacentes sont cachées. C’est ce double langage qui conduit à la conclusion que les finances parallèles sont planifiées et conditionnées par les discours de Davos – pour reprendre l’expression [de l’ouvrage] de Francisco Louça et Michael Ash (2019) – et que sous Davos ces finances parallèles sont décidées en quelque sorte sous forme d’embuscades et de manière barricadée .
De quoi s’inquiètent les seigneurs de l’argent à Davos? Ils ont été clairs à ce sujet: l’ampleur de la désaffection sociale, le risque de perte de légitimité des institutions politiques et du système économique lui-même et, avec lui, le risque de compromettre la croissance de l’économie. Le FMI déclare dans son rapport sur les perspectives de l’économie mondiale présenté à Davos que «l’aggravation des troubles sociaux dans de nombreux pays – due dans certains cas à la détérioration de la confiance dans les institutions traditionnelles et au manque de représentation dans les structures de gouvernance – pourrait perturber l’activité [économique], compliquer les efforts de [contre]réforme et avoir une incidence sur les attitudes, ce qui entraînerait une croissance plus faible que prévu. Cette sincérité peut être appréciée. Mais, nous ne sommes pas dupes. Dans cette approche, la préoccupation n’est pas celle de la situation concrète des personnes, du travail ou de la nature. Elle porte sur l’ingouvernabilité et le business.
La vision alternative
Rompre l’adjuration dominante paralysante, regarder en face le capital relève d’un défi de la plus haute importance afin de formuler des hypothèses et un projet stratégique antagoniste à celui néolibéral, marqué par le «il n’y a pas d’alternative» ou par «il n’y a pas d’avenir», fruit d’une défaite antérieure. Et pour ce faire, nous devons tout d’abord essayer de comprendre ce qui se cache sous le tapis du capitalisme du XXIe siècle. A première vue, un modèle extractiviste apparaît qui épuise de manière vorace les ressources diverses et les sources d’énergies fossiles, ce qui est à l’origine du réchauffement climatique; ce qui met en danger la reproduction sociale et qui, pour éviter une baisse du taux de profit, ne dispose pas d’autre mécanisme que l’exploitation du travail et de la nature. Ce système place ses espoirs dans la numérisation de l’économie (et de la vie sociale) face à sa crise. Une économie fortement financiarisée lui est parfaitement fonctionnelle et nécessaire; y compris une économie dans laquelle la financiarisation est hégémonique. On est loin du discours de Davos sur l’économie dématérialisée, collaborative et démocratisée.
Il y a vingt-deux ans, Thomas Coutrot (1998, pp. 223-224) avait déjà averti que la brutalité et la durée de la crise étaient dues au fait que, à un moment où ses effets irrationnels sont de plus en plus évidents, «pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, la vieille loi de la valeur de Marx, par le mouvement de capitaux d’une branche ou d’une société à une autre, agit non seulement à moyen et long terme, mais aussi à court terme. (…) La mondialisation des marchés financiers, ainsi que les progrès décisifs des techniques de l’information, signifie notamment que, pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, les profits des grandes entreprises de la plupart des pays de la planète sont comparés quotidiennement, au moins potentiellement, par une multitude d’opérateurs financiers qui peuvent décider de sanctionner une différence trop flagrante.»
Pour comprendre et actualiser la dimension de cette déclaration, il est utile de lire Sombras. El desorden financiero en la era de la globalización de Francisco Louça et Michael Ash. Dans l’introduction de la version en espagnol, Boaventura Dos Santos [sociologue portugais renommé] écrit que la finance de l’ombre est le lieu où se décide tout ce qui a un impact décisif sur notre vie. Pour F. Louça, ses constats ne sont pas d’ordre technique, ils sont politiques. Ces décisions ne sont pas adoptées par de mystérieux marchés mais par une poignée d’oligarques à travers un dense réseau de pouvoir basé sur un modèle d’organisation sociale. Cet ouvrage aide à saisir un avenir instable, présidé par une longue stagnation d’un capitalisme, plus fragile qu’il n’y paraît, qui a besoin d’une croissance continue pour survivre mais qui, en même temps, n’atteint pas ses objectifs, mais nous lègue ses excès.
De là, des propositions réalistes peuvent être formulées, bien que difficiles à mettre en œuvre: la propriété sociale et publique des moyens de production, de la finance, du crédit et de la monnaie; la planification démocratique comme moyen de traduire la volonté de la majorité sociale et de satisfaire ses besoins tout en respectant les contraintes et limites de la biosphère; et le fait de placer la vie au centre de l’économie et de la politique. Résoudre les problèmes mentionnés implique un démantèlement – et non pas seulement une régulation – du régime social actuel.