Michel Benasayag, CEDETIM, 15 mars 2020
Disons-le clairement, nous n’avons strictement aucune idée de ce que nous sommes en train de vivre. Et si une seule chose nous paraît aujourd’hui certaine, c’est que nous n’avons pas fini de compter nos morts et de constater les dégâts sanitaires, humains et économiques causés par la diffusion mondiale du coronavirus.
Nous savons aussi qu’au bout du compte, c’est la tristesse et la misère qui nous attendent. Et comme toujours, elles toucheront plus durement les plus fragiles d’entre nous. Pour le reste, on ne sait rien. On doute, on se noie, heure après heure, dans les informations pour en arriver à la conclusion que les ministres et les puissants de ce monde n’en savent guère plus que nous.
Et pourtant, si l’on ouvre bien grand nos yeux et nos oreilles, on sera surpris d’apprendre qu’il est possible au niveau d’un pays, et même d’un continent, de prendre des mesures radicales pour protéger les populations. Ces mêmes mesures dont on nous dit pourtant depuis une décennie qu’elles sont impossibles lorsqu’il s’agit de lutter contre le réchauffement climatique, de mettre un terme à la pollution aux pesticides ou encore d’interdire purement et simplement les perturbateurs endocriniens. Jugées nécessaires et appliquées aujourd’hui sans hésitations, ces mesures visant à renforcer nos systèmes sanitaires étaient pourtant hier encore sacrifiées au nom d’un réalisme économique qui nous prévenait catégoriquement qu’elles n’étaient pas viables.
Celles et ceux qui s’opposaient à la destruction de notre structure sociale, qui appelaient une utilisation différente de nos ressources économiques, ont été trop souvent traités d’idéalistes, de populistes ou de rêveurs naïfs. Malheureusement, on constate aujourd’hui le prix que le « réalisme » nous fait payer face à une crise sanitaire majeure, face à une situation bien « réelle ». On aurait donc presque du mal à y croire. En quelques jours, les responsables politiques ont su miraculeusement trouver le volontarisme et les ressources (éthiques et
financières) qui leur faisaient défaut quand il était question de réguler l’industrie automobile, d’accueillir dignement réfugiés et migrants ou de renforcer la structure sociale de nos pays.
Voilà donc au moins ce que nous aurons appris : le fatalisme économique, la destruction de nos écosystèmes au nom de logiques industrielles, la boulimie anthropophagique des banques, les dictats du FMI (et la conséquente destruction de nos services publics), toutes ces réalités que les gauchistes œdipiens n’acceptaient pas, peuvent sauter. Certes, on tentera probablement de nous expliquer, une fois l’horreur passée, que ces mesures étaient nécessaires parce que la vie était en danger.
Les plus perspicaces d’entre nous répondront alors que la chimie de synthèse, la pollution atmosphérique et l’industrie pétrolière écrasent concrètement le vivant non pas demain ou après-demain, mais depuis longtemps.
Seulement voilà, « les plus perspicaces d’entre nous » sont loin d’être la majorité des gens. La menace du désastre écologique paraît à la plupart plus lointaine et moins immédiate. D’abord, semble-t-il, car elle ne touche pas encore directement (ou du moins, elle le fait sans que les gens s’en aperçoivent) une partie de la population mondiale qui vit dans le confort. Ensuite, car cette menace inclut un nombre considérable de variables qui restent inconnues ou obscures à la majorité des personnes qui, dans la difficulté de se les représenter, peine à se sentir concernée et agir. Au contraire, une menace comme celle de la pandémie que nous vivons actuellement apparaît comme immédiate : on peut en mourir, aujourd’hui, maintenant. Il faut se protéger, agir. La question est donc de savoir ce qui détermine le caractère d’immédiateté de la menace. S’agit-il réellement d’une propriété intrinsèque à cette pandémie, qui la différencierait, par exemple, de la menace écologique ? En regardant de près la situation, il nous semble que ce qui a contribué de manière décisive à rendre cette pandémie une menace immédiate est en bonne partie lié à l’action des gouvernements et au dispositif disciplinaire mis en œuvre. Autrement dit, ce qui l’a rendue immédiate n’est pas la mortalité du virus (caractère intrinsèque) mais plutôt l’action disciplinaire des gouvernants. Cela constitue pour nous une leçon fondamentale dont il faudra se souvenir : si tout ce que l’on perçoit n’est pas forcément aperçu (au sens de Leibniz), il est certain que pour passer d’une perception (ce dans quoi nous sommes immergés) à une aperception (une image claire à partir de laquelle et par rapport à laquelle nous pouvons
agir) il faut une action. Dans ce cas particulier, il a fallu l’action coercitive des gouvernements. C’est donc l’acte de découpage et d’identification d’une menace comme immédiate qui peut nous faire passer d’une perception diffuse à une aperception claire. Pourquoi dès lors, n’arrivons-nous pas à agir de même pour les autres menaces ? Car, pour l’heure, il faut bien reconnaître qu’il existe encore qu’une minorité de gens (certes, une minorité croissante) qui aperçoit la menace immédiate du désastre écologique (beaucoup de scientifiques, des figures-symbole comme Greta Thunberg…). En revanche, ce qui n’existe pas, c’est une action des gouvernements et un mouvement de légitimation (pas forcément
disciplinaire) de cette aperception d’une minorité, c’est-à-dire un acte de découpage nécessaire à l’action.
On ne sait pas qui sera là demain et qui nous devrons pleurer. Mais on sait au moins qu’il nous faudra ne pas perdre la mémoire. Car cette pandémie n’est pas un « accident », mais un événement auquel on s’attend depuis 25 ans. Comme dans Crime et Châtiment, ceux qui ont commis et perpétuent tous les jours l’écocide savent qu’ils sont coupables, connaissent leurs crimes et attendent le « châtiment ». Ne perdons pas la mémoire, non pas seulement pour ériger des monuments, mais aussi pour se rappeler qu’il est possible de limiter la barbarie économiciste et que les (ir)responsables peuvent et doivent appliquer des plans de protection de la vie et de la culture. Ne perdons pas la mémoire, par rapport à la capacité qu’ont montrée les gouvernements, lorsqu’ils le veulent vraiment, de rendre une menace immédiate et apercevable.
Essayons demain de ne pas faire confiance à ces (ir)responsables qui nous parleront encore de cette sacro-sainte « réalité économique ». Une fois la pandémie derrière nous, qu’on se souvienne que nous avons su et que nous avons agi en suivant notre désir de liberté, même sans posséder un savoir complet sur la situation. Sachons donc agir dans et pour une époque obscure et complexe, c’est-à-dire s’engager avec un certain degré d’incertitude, sans attendre la dernière information capable de déclencher l’action. S’il est un non-savoir structurel qui se situe au cœur de toute situation complexe, souvenons-nous que nous savions, même dans l’obscurité, qu’il est possible d’agir autrement, que la seule chose « réelle » qui existe est la non-volonté des gouvernants du monde d’agir dans une certaine direction et de manière responsable. Que notre désir de liberté, non pas d’un savoir totalisant, soit la lumière qui nous guide dans l’obscurité de la complexité.