De l’exil à la communauté : l’immigration haïtienne à Montréal

Alain Saint Victor

De l’exil à la communauté. Une histoire de l’immigration haïtienne à Montréal (1960-90), Éditions Dami, 2020

 

Ce travail propose une analyse historique de l’immigration haïtienne à Montréal. Il s’agit d’analyser comment la communauté haïtienne s’est constituée historiquement, comment dans un premier temps, au cours des années 1960, cette immigration formée essentiellement d’un groupe restreint d’exilés s’est transformée en une véritable communauté avec l’arrivée de la deuxième vague d’immigrants au cours des années 1970. Cette transformation s’est effectuée, comme nous le verrons, au prix de combats continus et souvent difficiles, combats qui portent fondamentalement sur la volonté de s’intégrer, de se créer une place au sein de la société d’accueil. Les premiers immigrés, ceux qu’on a appelé la « première vague », formés principalement d’intellectuels et de professionnels, se sont perçus comme des exilés, c’est-à-dire comme des individus de « passage ». Leur lutte est essentiellement politique et idéologique, elle vise principalement le renversement du régime de Duvalier. L’idée de développer une communauté organisée qui puisse se positionner et défendre ses intérêts sociaux et économiques n’est pas à l’ordre du jour à ce moment.

La question de la « communauté » considérée dans sa singularité, c’est-à-dire ayant ses caractéristiques propres, n’est pas posée. Éduqués dans des écoles imprégnées de l’idéologie élitiste et de culture française, ces intellectuels de la « première vague » viennent pour la plupart de la petite bourgeoisie et beaucoup d’entre eux n’ont pas développé de réels contacts avec le peuple. L’arrivée massive, au début des années 1970, de la « deuxième vague » d’immigrés haïtiens, ceux qu’on considérait comme des ouvriers « non qualifiés », provoque un malaise relativement profond chez plusieurs de ces professionnels de la « première vague ». On ne pouvait plus, face à la société d’accueil, projeter l’image de l’« Haïtien » éduqué qui, en quelque sorte, et dans l’esprit de plusieurs, faisait la « fierté » du pays d’origine. La réalité culturelle et la situation socio-économique de cette « deuxième vague » d’immigrés comportaient d’importantes différences d’avec celles de la « première vague ». Ces différences paraissaient d’autant plus manifestes qu’au milieu des années 1970, les nouveaux arrivants faisaient face au chômage, à la discrimination et à l’exclusion. Cette réalité posait de facto, pour ainsi dire, les problèmes d’une communauté en gestation, formée d’une minorité ethnique non européenne[1]. C’est dans ce contexte particulier que naîtront les deux centres communautaires, la Maison d’Haïti et le Bureau de la Communauté chrétienne des Haïtiens de Montréal (BCCHM[2]). Comme on le verra, leurs objectifs consistent, au départ, à aider les immigrés de la « deuxième vague » à intégrer, en particulier, le marché du travail, et à s’adapter à la société québécoise. Néanmoins, si ces objectifs demeurent constants tout au long des décennies 1970, 1980 et 1990, des « pratiques » prenant la forme de luttes contre la déportation, le racisme et la discrimination constituent l’essentiel des activités de ces deux centres. Fondés et dirigés par des intellectuels de la « première vague », ils allaient représenter un lieu de solidarité, de rencontre et d’échanges entre les immigrés de la première et de la deuxième « vague ». Cette situation contribue grandement à former, malgré la réalité socialement hétérogène des Haïtiens de Montréal, une conscience communautaire qui se renforcera au gré des conjonctures.