ARTHUR DEVRIENDT, Médiapart, 21 AOÛT 2018
Selon P. Hartwig, qui effectue des recherches sur la gauche allemande, la « crise des réfugiés » syriens en Allemagne a conduit à de nombreux débats. Notamment, les mouvements de gauche non parlementaire, faibles numériquement mais fortement actifs en cette période, ont-ils, par leur non-participation aux joutes électorales et par leur situation à gauche de l’échiquier politique, doublement échappé aux regards des analystes. Après avoir étudié les « publications » de cette mouvance mobile — concentrée prioritairement à Hambourg, Berlin et dans les villes universitaires — l’auteur met en évidence trois types de discours :
- Le premier de ces discours voit dans les immigrés et réfugiés un nouveau « prolétariat ». Érigés en victimes du capitalisme, leur sort est une invitation à poursuivre le combat contre le système et ses institutions (à commencer par l’Union Européenne et l’État allemand). Particulièrement porté par des groupes comme «… ums Ganze! », « Radikale Linke Berlin »ou la revue World, ce discours critique une « aide aux réfugiés » perçue comme clientéliste et rejette toute forme d’accommodement ou de négociation avec les acteurs publics en charge de ces questions. Dès lors, seuls les individus ralliés à leur cause et désireux de s’engager à leurs côtés méritent d’être aidés et soutenus. La « crise des réfugiés » constitue donc une occasion pour ces groupes de réaffirmer leur vision politique propre, articulée autour de l’opposition entre « classe ouvrière », à laquelle sont assimilés l’ensemble des réfugiés, et « bourgeoisie ».
- Le deuxième type de discours identifié par l’auteur essaie de joindre dans le même temps une critique radicale des politiques en matière d’immigration et de droit d’asile, et une activité de soutien aux réfugiés et migrants. Historiquement portée par le réseau « kein Mensch ist Illegal »(KMII), fondé en 1997 et inspiré par le mouvement dit des « sans-papiers » en France, cette mouvance revendique une position tranchée sur les notions de frontière et de souveraineté nationale ainsi que sur les politiques d’immigration, jugées discriminatoires et attentatoires aux droits humains, tout en s’engageant dans des actions quotidiennes d’aide aux réfugiés et migrants (conseils juridiques, aide médicale, administration, logement) avec ce que cela peut charrier en termes de compromissions et de tensions entre « réformistes » et plus radicaux. Si le KMII, en tant que réseau structuré et coordonné au niveau national, est désormais de l’histoire ancienne, il est toujours utilisé comme slogan et « marque » par de nombreux mouvements, à l’image de « Lampedusa in Hambourg » qui a regroupé autour de lui d’autres groupes et initiatives présentes dans la ville de Hambourg (« ATEŞ∙H », « Recht auf Stadt », « Antira »).
- Le troisième et dernier discours étudié par P. Hartwig est celui des « Anti-Allemands ». Créé en 1990 par des dissidents de la gauche communiste non parlementaire d’Allemagne de l’Ouest, ce groupe se revendique de l’extrême-gauche, quand bien même ce label lui est très souvent contesté. Critique de l’anti-impérialisme, de l’antisionisme et d’un certain « islamogauchisme » — pour reprendre un terme en vigueur en France — qu’ils prêtent aux autres mouvements, les « Antideutsche »pressent la gauche radicale, notamment dans les colonnes de leur revue Bahamas, de défendre les acquis de « la modernité occidentale ». Face à un « Islam conquérant » et aux replis identitaires, il faudrait promouvoir, selon eux, une intégration « à l’occidentale » des réfugiés et immigrés, ce qui suppose un affranchissement vis-à-vis des « impositions de l’Islam ». Très critiques envers les projets politiques des groupes précédents, ils substituent à celui-ci un « projet de civilisation ».
En conclusion, l’auteur pointe le décalage qui existe chez certains acteurs, lesquels annoncent lutter contre le capitalisme et/ou les diverses formes d’oppression mais en viennent dans leurs discours à reproduire de strictes hiérarchies sociales et, à l’opposé d’une approche universelle, à conditionner leur soutien aux individus en fonction de leur degré d’adhésion aux thèses qu’ils portent (qu’il s’agisse de la « lutte des classes » ou de la défense de la « modernité occidentale »). Si la « crise des réfugiés » aurait pu, selon Pautz Hartwig, constituer une opportunité pour la gauche militante à se renouveler et à formuler un discours commun a minima, elle a en réalité plutôt contribué à réaffirmer et à renforcer la fragmentation des courants de pensée existant au sein de celle-ci