Dépendance et impérialisme : à la mémoire de Theotonio Dos Santos

 

Pierre Beaudet

Le prestigieux économiste et sociologue brésilien Theotonio Dos Santos, vient de décéder à Rio de Janeiro des suites d’une longue maladie. Dos Santos avait accompagné les luttes dans son pays et ailleurs en Amérique latine dès les années 1970. Il s’inscrivait dans le courant des théories de la dépendance qui confrontaient l’impérialisme américain et exprimait le projet d’émancipation émanant des mouvements socialistes latino-américains.

Pour Dos Santos comme pour plusieurs autres chercheurs de gauche de sa génération (notamment André Gunder Franck, Samir Amin, Arghiri Emmanuel), le capitalisme avait transformé le monde en capitalisant sur pratiques coloniales et en les « modernisant » sous la forme de l’impérialisme :

La dépendance est une situation dans laquelle un certain groupe de pays ont leur économie conditionnée par le développement et l’expansion d’une autre économie à laquelle la leur est soumise. La relation d’interdépendance entre plusieurs économies et entre celles-ci et le commerce mondial prend la forme de dépendance quand certains pays (ceux qui dominent) peuvent s’étendre et se donner une auto-impulsion, alors que d’autres pays (ceux qui sont dépendants) peuvent le faire seulement comme réflexe de cette expansion, qui peut agir de manière positive ou négative sur leur développement immédiat. De toute façon, la situation basique de dépendance conduit à une situation globale des pays dépendants qui provoque leur retard et les met sous l’exploitation des pays dominants. Les pays dominants disposent d’une prédominance technologique, commerciale, socio-politique et de capital sur les pays dépendants (avec prééminence de certains de ces aspects selon les divers moments historiques) qui leur permet de leur imposer des conditions d’exploitation et de leur prendre une partie des excédents qu’ils produisent. La dépendance est donc fondée sur une division internationale du travail qui permet le développement industriel de certains pays et limite ce même développement dans d’autres, en les soumettant aux conditions de la croissance instiguée par les centres de domination mondiale[1].

C’est ce qu’on définira comme le « pillage du tiers-monde » où le capitalisme du « centre » (des pays impérialistes) impose un système de surexploitation de la « périphérie » (les pays dominés du tiers-monde). Les « nations-prolétaires » du tiers monde luttent alors contre un marché mondial qui polarise. Par l’échange inégal, le processus d’« accumulation » impose un système de domination où le tiers-monde se trouve dans l’incapacité de développer ses capacités productives, reste essentiellement un fournisseur de matières premières, ce qui confine la majorité de la population dans la misère.

Cette dépendance explique Dos Santos produit « une situation dans laquelle l’économie de certains pays est conditionnée par le développement et l’expansion d’une autre économie à laquelle elle est subordonnée. La relation d’interdépendance entre deux économies ou plus, entre celles-ci et le commerce mondial, prend la forme de la dépendance quand certains pays (les pays dominants) connaissent l’expansion et l’autosuffisance, tandis que d’autres (les pays dépendants) ne peuvent espérer y parvenir que comme sous-produit de cette expansion (…). Nous voyons que les relations mises en place par ce marché mondial sont inégales et combinées »[2]. Pour se libérer, les peuples du tiers-monde devaient alors mener simultanément une lutte contre le capitalisme et contre l’impérialisme, selon le schéma proposé par la révolution cubaine.

Par la suite, les limites et les contradictions des théories de la dépendance sont apparues plus clairement, Selon Michel Husson, elles aboutissaient à des impasses en renvoyant à « un rôle excessif accordé à la sphère de la circulation et popularise l’image de pays dont la richesse est continuellement pompée de l’extérieur, avec une tendance symétrique à exagérer l’importance de ces transferts pour les pays impérialistes [3]». Dans les années 1980 et encore plus dans les années 1990, le capitalisme a rebondi dans ce qu’on appelait à l’époque les pays « nouvellement industrialisés » où les entreprises multinationales sont délocalisé une partie importante de leurs activités. Dans le cas de la Chine et de quelques autres pays « émergents », le capitalisme d’État s’est inséré dans les circuits de la mondialisation néolibérale. Certes, la majorité des pays du sud reste dans l’étau de dépendance qu’avait évoqué Dos Santos, mais la théorie selon laquelle les pays dominés ne pouvaient pas se développer à l’ombre des puissances a été reléguée. D’ailleurs, Dos Santos lui-même a évolué sur cette question en tentant d’expliquer les nouvelles configurations de classe et des résistances sociales dans le sillon d’un environnement capitaliste passablement transformé[4].

Aujourd’hui, le marché capitaliste financiarisé s’étend partout en transformant et en bousculant les systèmes productifs locaux. C’est dans un sens une autre « dépendance » qui se structure via la dette, la domination de l’extractivisme et l’interventionnisme des entités multilatérales du G7, tant sur le plan militaire (OTAN) que politique et économique (Union européenne, ALÉNA, FMI, etc.).

Pour Michel Husson, « on est passé d’une internationalisation à une mondialisation du capital qui conduit à l’organisation de la production à cheval sur plusieurs pays. L’image de l’économie mondiale ne doit plus être seulement celle d’un face à face asymétrique entre pays impérialistes et pays dépendants, mais celle de l’intégration de segments des économies nationales, sous l’égide des firmes multinationales qui tissent une véritable toile enserrant l’économie mondiale »[5].

 

[1] Dos Santos Theotonio, « La crise de la théorie du développement et les relations de dépendance en Amérique latine ». L’Homme et la société, N. 12, 1969.

[2] Theotonio Dos Santos, « The structure of dependence », American Economic Review, mai 1970.

[3] Michel Husson, “De l’impérialisme à l’impérialisme”, Nouveaux Cahiers du socialisme, numéro 13, hiver 2015.

[4] Mónica Bruckmann et Theotonio Dos Santos « Les mouvements sociaux en Amérique latine : un bilan historique », ALTERNATIVES SUD, VOL. 18-2011 / 221

[5] Michel Husson, “De l’impérialisme à l’impérialisme”, Nouveaux Cahiers du socialisme, numéro 13, hiver 2015.

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