Mallory Knodel — traduction Johan Wallengren
Cet article fut publié en anglais dans le journal commémoratif du 30e anniversaire d’Alternatives. Nous vous le présentons ici en français. La version originale suit. Pour l’obtenir sur le web, vous pouvez cliquer ici.
Perruques, systèmes de son, portables, enfants dans des remorques de vélo, chiens dans des sacs à dos : une foule d’un millier de personnes en bicyclette s’étire à perte de vue dans les rues de Westminster, à Londres. La foule s’est dirigée vers l’allée circulaire face au palais de Buckingham, où la fête de rue a véritablement pris son essor. C’était dans le cadre de l’événement Critical Mass (Masse critique), une manifestation de cyclistes se réappropriant les rues pour exhorter les municipalités et les gouvernements à concevoir des artères de transport sûres pour tout le monde sur la route, pas seulement les automobilistes. Le bruit de ces manifestations mensuelles d’édification d’un mouvement rempli de joie imprègne mes souvenirs.
À l’époque, je commençais à peine à me familiariser avec les nouvelles technologies, mais dans ces années-là, l’internet ne jouait qu’un rôle mineur dans l’activisme. Les sites web se résumaient à des tableaux d’affichage numériques. Des projets comme Indymedia ont fini par réaliser le potentiel de démocratisation des sites web pour la collecte et le partage d’informations aux fins d’action directe, de journalisme citoyen et de diffusion d’autres contenus — sur une idée qui allait finalement être labellisée «Web 2.0». Critical Mass, Indymedia, les zapatistes et d’autres mouvements sociaux s’ingéniaient à réinventer le mégaphone, générant de la solidarité et démontrant que le nombre assure la sécurité par, à la fois en ligne et hors ligne.
Cette idée qu’on peut recueillir des informations et les partager directement les uns avec les autres a rapidement fait son chemin dans les esprits durant ces années de transition. Mais les plateformes de médias sociaux d’aujourd’hui ont de façon bien réelle sapé le pouvoir réel des gens hors ligne, plutôt que de le démultiplier. L’espace civique n’a pas été renforcé, il a été affaibli, relégué à des bouffées d’activité plus ou moins mensuelles à Téhéran ou à Hong Kong.
Ce qui permet à ces espaces de fonctionner, c’est l’usage que nous en faisons dans la vie quotidienne. Ceux et celles qui utilisatent ces plateformes produisent concrètement le contenu des plus grandes sociétés au monde. Aujourd’hui, on leur demande en plus — journalistes, activistes, célébrités, agences publiques — de garder la haute main sur ce contenu. Les actes de consommation, d’assimilation, de promotion sur d’autres plateformes et de partage avec nos amis de contenu ont tous été «plateformisés», c’est-à-dire utilisés pour la capitalisation d’enchères publicitaires en temps réel.
Pourquoi ne pas canaliser notre joie, notre créativité, nos récits et nos sentiments — tout notre temps et toute notre énergie — vers la construction d’un espace social qui appartiendrait aux à ceux et celles qui l’utilisent ? Et ces nouveaux espaces sociaux peuvent-ils servir de catalyseur de mouvements sociaux?
Vingt ans se sont écoulés depuis Critical Mass et, lors de mes visites à Londres, je constate à quel point cette initiative a transformé la ville pour le mieux. On trouve également un réseau de pistes cyclables bien ordonné et étendu à New York, Washington et Montréal — dans tous ces endroits où j’ai vécu, fait du vélo et organisé des activités. Au cours de ces années de transition, j’ai consacré autrement plus de temps et d’énergie à travailler dans des organisations de défense des droits de la personne qu’à m’occuper de transformer les espaces en ligne. En ce qui concerne les espaces en ligne des grandes sociétés où la plupart d’entre nous se retrouvent, nous n’avons pas réalisé de progrès : nous n’avons fait que les renforcer. J’espère que la société civile dans son ensemble pourra porter toute l’attention qu’il y a lieu d’y consacrer à la mise en place de solutions de rechange servant directement les communautés d’utilisateurs et d’utilisatrices, telles que celles que nous avons toujours imaginées et que nous avons espéré voir prospérer en ligne.
Mallory Knodel est cheffe de la direction de la Social Web Foundation (Fondation du web social).
Megaphones to platforms: 30 years of technology and the information society
Wigs, boom boxes, kids in trailers, dogs in backpacks– a thousand people on bicycles stretching as far as the eye could see down the streets of Westminster in London. We headed to the circle drive in front of Buckingham Palace, where the street-party celebration really began. This was Critical Mass, a protest by cyclists who reclaimed the streets to urge councils, governments to design transportation arteries that are safe of all road users, not just motorists. My memories of those monthly protests are filled with the noise of joyful movement building.
I was just getting into tech then, but in those years, the internet played a minor role in activism. Websites were digital bulletin boards. Eventually projects like Indymedia recognized the democratizing potential of websites for collecting and sharing information for direct action, citizen journalism and other content— an idea that would eventually be commodified as “Web 2.0.” Critical mass, Indymedia, the Zapatistas and other social movements were reinventing the megaphone, building solidarity and demonstrating safety in numbers, both online and offline.
This idea that we can collect and share information directly with one another spread rapidly in these intervening years. But today’s social media platforms have in some real ways undermined real, offline people power, rather than expanding it. Civic space hasn’t been strengthened, it’s been weakened, relegated to bursts of activity more or less monthly in Tehran or Hong Kong.
What keeps these spaces running is how we use them in our daily lives. Users produce the actual content of the largest corporations in the world. Now those same users— journalists, activists, celebrities, public agencies— are being asked to do the work of policing that content, too. Engaging with content, curating it and promoting it across other platforms to our friends have all been “platformized”, e.g. capitalized for real-time ad bidding.
Why not pour our joy, creativity, reporting, care– all of our time and energy— into building social space that belongs to users? And can these new social spaces catalyze social movements?
It has been 20 years since Critical Mass and on my visits to London, I see how it transformed the city for the better. A tidy and sprawling network of bike lanes can also be found in New York, DC, Montreal– all places where I’ve lived, cycled and organized. In those intervening years, I’ve spent multitudes more of my time and energy working in human rights organizations to transform online spaces. When it comes to the corporate online space where most of us gather, we have not made progress: we have only made those corporates stronger. I am hopeful that civil society can collectively focus appropriate attention on building alternatives that directly serve end user communities, for whom we have always imagined and hoped to see thrive online.
Mallory Knodel is the executive director of the Social Web Foundation.