Par Rachel Knaebel, Basta, publié le 21 mai 2020
Les cabinets juridiques spécialisés dans les conflits entre investisseurs et États étudient d’éventuelles plaintes contre les mesures suspendant les activités économiques, instaurant un moratoire des loyers ou rendant accessible à tous un futur vaccin.
Les États qui ont choisi de sauver des vies et de ralentir l’épidémie, quitte à mettre à l’arrêt une partie des activités économiques, vont-ils se retrouver devant les tribunaux ? Et devoir payer des millions de dommages et intérêts au profit de multinationales s’estimant lésées ? C’est ce que craignent les ONG Corporate Europe Observatory (CEO) et Transnational Institute (TNI). Les deux organisations ont scruté ces dernières semaines les communications de grands cabinets d’avocats spécialisés dans les poursuites contre les États. Il s’agit des ISDS, pour « Investor-State dispute settlement », ces mécanismes d’arbitrage international qui permettent à toute entreprise d’attaquer des États auprès de juridictions privées, en vertu de traités d’investissements.
Les entreprises se tournent vers ces tribunaux d’arbitrage si elles jugent que des lois ou des décisions sont défavorables à la rentabilité de leurs investissements. Veolia a par exemple attaqué la Lituanie et sa capitale, Vilnius, qui avaient mis fin au contrat du groupe français sur le chauffage urbain, réclamant à la ville 120 millions d’euros de dédommagements. Le groupe énergétique suédois Vattenfall a demandé plus de quatre milliards d’euros à l’Allemagne pour avoir décidé de sortir du nucléaire.
Or, ces dernières semaines, des cabinets d’avocats actifs dans ce type de procédures « exhortent les grandes entreprises à contester les mesures d’urgence afin de défendre leurs profits », écrivent les deux ONG [1]. « Les États pourraient être confrontés à des poursuites judiciaires de plusieurs millions de dollars », ajoutent-elles.
Des procédures contre un accès universel aux médicaments anti-Covid ?
Fin mars, alors que l’épidémie tue des milliers de personnes en Italie, un cabinet local, ArbLit, publie un article intitulé « Les mesures d’urgence COVID-19 pourraient-elles donner lieu à des procédures sur les investissements ? » [2]. Les États ont répondu à la crise sanitaire avec des mesures de restrictions des déplacements, de fermeture obligatoire des commerces ou de sites de production, voire des réquisitions d’hôtels ou d’équipements médicaux, ou encore des moratoires sur les paiements des loyers ou des factures d’électricité… Autant d’aspects de l’action publique en temps d’urgence sanitaire qui pourraient conduire à des demandes de dédommagements de la part d’investisseurs et d’entreprises.
Les deux ONG examinent plusieurs scénarios possibles de plaintes d’entreprises. La question de l’accès aux médicaments fait partie des sujets sensibles. Des États pourraient décider d’appliquer des « licences obligatoires » pour des traitements contre le Covid. Celles-ci permettent à des producteurs de génériques, non titulaire des brevets, de produire malgré tout les médicaments et de les distribuer (voir notre article Covid : pour des traitements accessibles à tous, casser les monopoles, socialiser la production). Les avocats spécialisés considèrent que ces licences mutualisées pourraient donner lieu à des procédures en « expropriation » en vertu de traités d’investissement. « Imposer un plafond sur les prix pour les fournitures médicales est également identifié comme une cible », soulignent les deux organisations, car cela peut « réduire considérablement les revenus des ventes ».
Porter plainte contre des mesures qui protègent les populations…
Les mesures en faveur des habitants à petits revenus risquent aussi d’attirer les foudres d’investisseurs. Plusieurs gouvernements, comme en Espagne, ont instauré un moratoire sur les loyers ou interdit de couper l’approvisionnement en eau, gaz et électricité même en cas d’impayés (voir notre article). Les avocats des multinationales « suivent ces débats en gardant à l’esprit les éventuelles demandes d’indemnisation des sociétés immobilières et des sociétés de services publics. »
Autre angle d’attaque de ces cabinets d’avocats et de leurs fortunés clients : poursuivre les gouvernements pour ne pas « avoir empêché l’agitation sociale », possible après des mois de confinement et avec la crise économique qui se profile. « Si les troubles sociaux entraînent le pillage des entreprises, les investisseurs étrangers pourraient prétendre que l’État a manqué à son obligation de fournir une protection et une sécurité complètes », avance ainsi le cabinet d’avocats londonien Voltera Fietta [3]. Les deux ONG rappellent une décision rendue contre l’Égypte en 2017. Les « arbitres » avaient estimé, sur la base d’un accord d’investissement avec les États-Unis, que l’Égypte n’avait pas assuré une protection policière suffisante à un gazoduc dans lequel l’investisseur israélo-américain Ampal-American avait des intérêts. Le gazoduc avait subi des attaques de la part de groupes militants dans le sillage du Printemps arabe.
Et porter plainte si les entreprises ne se jugent pas assez protégées
En clair, les gros investisseurs jouent sur les deux tableaux : si trop de mesures sociales sont prises, ils demanderont des dédommagements, si aucune mesure n’est prise et que des troubles politiques s’en suivent, ils demanderont des dédommagements.
Depuis des années, de nombreuses ONG alertent sur les dangers que représentent ces tribunaux d’arbitrage pour la démocratie. Des pays ont déjà décidé de mettre fin à des traités d’investissements qui les exposaient à ce type de poursuites. Début mai, 23 États européens ont signé un accord pour en finir avec 130 traités bilatéraux conclus entre eux [4]. L’Italie s’est aussi retirée du traité européen « Charter » sur l’énergie, sur lequel se basent les poursuites de Vattenfall contre l’Allemagne et celle d’une société pétrolière contre l’Italie.