Anaïs Carton, Alain Fabart, CADTM, 16 juin 2021
1. La complexité des situations de migrations contraintes
La personne migrante emporte alors avec elle – et porte en elle – le fardeau d’une histoire passée et présente, d’un impératif de sauvegarde, d’un potentiel de renaissance, d’une espérance de (sur)vie, d’un projet plus implicite qu’explicité, porté par une interculturalité essentielle au voyage et qui va en être fondatrice : celle du pays de départ, celles des pays à traverser et parfois à affronter, celle du pays de destination où il faudra s’insérer (langue, codes, droits, vie sociale), si toutefois le choix de ce pays est déjà arrêté du fait de relations familiales ou communautaires préexistantes. La migration contrainte forme ainsi un tout complexe au sein duquel l’individu va devoir naviguer vers et dans un monde nouveau, imaginé autant qu’espéré, si possible porteur d’émancipation et d’autonomie quand celui qu’il/elle quitte sous la contrainte ne l’était plus. Cette caractéristique en fait une migration spécifique dans l’histoire récente, engendrée par une situation géopolitique internationale particulière, celle du monde néocolonial d’aujourd’hui sous domination de la finance.
C’est cette situation qu’il nous faut donc appréhender mieux, avec ses tenants et ses aboutissants, cela d’autant plus que ces migrations contraintes sont en très forte croissance depuis une décennie. Les données du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), agrégeant toutes les personnes déracinées dans le monde, migrants contraints internationaux et déplacés internes forcés, estiment en effet leur taux de croissance entre 2010 et 2020 à 82 % (hors déplacés environnementaux et mouvements spontanés entre campagnes et villes), leurs lieux de concentration étant surtout les trajets des pays du Sud vers ceux du Nord par la Méditerranée, les déplacements intérieurs Sud-Sud en Afrique, les mouvements Est-Ouest dans les Balkans et l’Europe centrale, les itinéraires Sud-Nord en Amérique latine et centrale et quelques autres axes de migrations transnationales.
L’analyse des « parcours migratoires » individuels, développée par exemple par Camille Schmoll sur les migrations féminines dans son ouvrage Les damnées de la mer (La Découverte, 2020), montre qu’ils sont en eux-mêmes un processus complexe, à données multiples, génératrices de drames, mais aussi d’autonomisation et d’émancipation, prolongeant dans le trajet entrepris les épreuves vécues dans le pays de départ qui poussaient vers l’exil sous la contrainte, puis celles d’aujourd’hui dans la nouvelle vie des pays d’accueil. Un même processus complexe est partout à l’œuvre, qui interdit de classifier les migrations en profils-types individualisables et exige à l’inverse de les positionner le long d’un continuum articulant raisons individuelles et familiales, politiques et économique, genrées et non genrées, sociales et culturelles, environnementales et climatiques (voir Les damnées de la mer, p 58).
Cette complexité faite de mille fils qui s’entrecroisent et s’influencent n’exclut pas l’existence d’une « causalité plus fondamentale » de ces migrations forcées, qui les met en mouvement en aggravant la situation et les causes circonstancielles, personnelles ou publiques. L’identifier, la nommer, la caractériser permettent alors de pointer les responsabilités socio-économiques et politiques du changement brutal qu’est la nécessité de migrer du fait d’une contrainte vécue intolérable.
Une telle « causalité plus fondamentale » existe aujourd’hui, qui relie toutes les formes de migrations contraintes entre elles au sein d’une logique systémique majeure, sous-jacente aux événements conjoncturels et décisions de départ prises dans une situation invivable.
« Je ne suis pas venu ici pour être français – nous dit un tout jeune majeur arrivé clandestinement à 16 ans que nous aidons à accéder à ses droits après un long parcours très éprouvant – je ne pouvais plus rester chez nous et y vivre, j’ai été forcé de partir, on m’y a aidé, je suis venu tenter ma chance, aller à l’école et avoir un métier, même si votre pays des droits de l’homme n’est encore qu’un pays du rêve, un jour peut-être je rentrerai, j’irai jusqu’au bout de mes rêves ».
Quand la terre tremble, c’est que quelque chose est à l’œuvre en profondeur. Dépassant la vision néoclassique et libérale simpliste, et disons-le fausse, qui veut que la décision de migrer soit le fait rationnel d’un individu volontaire parfaitement informé, agissant en toute connaissance de cause sur un marché d’échanges internationaux transparents, nous voudrions décrypter ici la « logique systémique » à l’œuvre en analysant ses composantes, tout particulièrement celle des formes de l’endettement subi par les personnes migrantes, et leurs conséquences en termes de responsabilités à attribuer.
2. De quelles dettes parlons-nous ?
Dans la présente analyse, le terme « dette », assimilé dans le vocabulaire courant à un simple montant comptable à restituer, renvoie en fait à une pratique sociale de « sujétion par l’endettement », le prêt à rembourser pouvant être accepté comme une forme d’entraide équitable, ou, au contraire, imposé avec une exigence de retour « illégitime » ou même « odieuse » selon la situation et les conditions de son octroi (voir la typologie proposée par le CADTM). Dans les deux derniers cas, l’endettement donne aux prêteurs un pouvoir de contrôle social, voire de domination, sur des personnes vulnérables qui en ont un besoin incontournable. « Dette » signifie alors « dépendance financière et économique à leur égard », dont on ne peut sortir que par l’autonomisation et l’émancipation, laquelle passe par la recherche d’un autre cadre de vie, celle d’un refuge nécessaire si la contrainte physique ou morale imposée par la dette devient intolérable. Telle est l’essence de ce qui est résumé ici sous le vocable « dette ».
C’est ce que tâche de rendre visible l’exposition itinérante présentée depuis décembre 2020 en l’église du béguinage de Bruxelles par le CADTM Belgique sous le titre « Dettes et migrations : renverser le monde de la dette » [1], dont nous développons ci-dessous l’argumentation. Titre de l’exposition volontairement symbolique, puisqu’il évoque un renversement mondial des rapports de force que porte en elle-même une dette imposée, illégitime ou odieuse. Renverser le monde de la dette, c’est alors faire basculer le monde de la dépendance et de la domination imposée par l’endettement générateur de migrations forcées et lui substituer celui de l’émancipation et de l’acquisition de l’autonomie par l’entraide et l’hospitalité solidaire.
Plusieurs articles ont développé cette problématique dans le numéro spécial d’avril 2021 de la revue du CADTM Autres voix de la planète, dont les références sont mentionnées plus loin et qui peut être commandé sur le site de l’organisation.
Un post publié en janvier directement sur ce site (« Dette et migrations : renverser le monde de la dettes » Anaïs Carton 4.1.2021), analyse le contenu du dernier rapport du Commissariat de l’ONU chargé d’examiner les effets de la dette extérieure sur les droits humains. L’expert indépendant de l’ONU, M. Juan Pablo Bohoslavsky, y met en lumière des phénomènes particuliers dont, notamment, le recours croissant à l’endettement pour financer les migrations et, en retour, les exigences de son remboursement qui engendrent des violences allant jusqu’à des violations des droits humains.
C’est aussi ce que confirment les enquêtes de l’Organisation internationale des migrations (OIM) « Dette des migrants en Afrique de l’Ouest et du Centre », menées en 2020 au Burkina Faso et en Guinée (résumées au point 4 ci-dessous).
Après ce constat posant que la migration forcée s’accompagne le plus souvent d’un endettement privé pour sa mise en œuvre, il convient de rappeler maintenant que les raisons qui contraignent à la migration elle-même sont largement une conséquence des crises économiques que l’endettement public des pays du Sud y engendre, avec lesquelles il coïncide (appauvrissement économique, instabilité politique, déchirure du tissu social, etc.). Autrement dit, les endettements public et privé agissent de façon complémentaire dans la genèse des migrations contraintes.
3. La migration est largement liée à la domination par la dette imposée par les pays du Nord à ceux du Sud néo-colonisés
Dans son exposition itinérante, le CADTM cherche à démontrer que les personnes migrantes se déplacent bien souvent pour tenter d’échapper à la misère économique engendrée dans leur pays d’origine par les politiques d’austérité liées au remboursement de la dette imposées par les institutions financières internationales et les pays du Nord. Pour rendre cela visible, il propose une cartographie des contours de la dette dans le monde, en corrélation avec celle des migrations internationales forcées.
Sur la base du recueil de diverses données, cette cartographie indique à la fois le risque d’endettement public et privé des États, les pays en guerre, ainsi que les pays qui ont bénéficié de « l’initiative pays pauvres très endettés » (l’I-PPTE étant une initiative d’allègement de dette lancée par le Fonds monétaire international (FMI) et le Club de Paris en 1996 pour une liste de 39 pays éligibles et annonçant « l’annulation de 90 % ou plus » de la dette de ces pays).
Elle fait aussi référence aux mouvements de population en termes de flux avec, plus précisément, en ce qui concerne les migrations, les mouvements de personnes en entrées et sorties d’un territoire donné (la Belgique étant prise ici en exemple).
Les crises de la dette peuvent être causées par les dettes des gouvernements ou par le poids des dettes du secteur privé, c’est-à-dire des entreprises, des banques et des ménages. Ces dettes du secteur privé peuvent conduire à une crise financière plus globale qui se répercute ensuite sur la population fragilisée, en l’occurrence ici sur les personnes migrantes qu’elle pousse à partir en exil.
La cartographie ainsi établie par le CADTM met en évidence que les personnes migrantes proviennent principalement de pays en risque de crise de la dette. Ces pays se situent dans des régions lourdement impactées par des siècles de colonialisme (voir encadré « a » ci-dessous) puis par les politiques néolibérales imposées par les pays du Nord (voir encadré « b » ci-dessous), dont il est résulté une pauvreté chronique, des inégalités déchirant le tissu social, des conflits et à leur suite des migrations.
(a) Les puissances coloniales ont mis en place un système inhumain d’exploitation de la force de travail des populations et des ressources naturelles des pays colonisés et ont, pour cela, régulièrement recouru au mécanisme de la dette. La Banque mondiale a été directement impliquée dans la contractation de certaines dettes coloniales au cours des années 1950 et 1960. Une partie des dettes contractées auprès de cette banque par les autorités coloniales pour leurs colonies ont ensuite été transférées aux pays qui accédaient à leur indépendance, sans leur consentement, à l’exemple de la République démocratique du Congo. Ainsi, en violation du droit international [2], les anciennes colonies ont été tenues de rembourser aux États colonisateurs les dettes que ces derniers avaient contractées pour les exploiter. À ce jour, ces dettes illégitimes n’ont toujours pas été annulées.
(b) Après le long combat des anciennes nations colonisées pour officiellement accéder à leur indépendance, comme l’a souligné le CADTM dans le cahier de revendications communes sur la dette, c’est un système d’endettement permanent de ces nations qui a été mis en place par des créanciers extérieurs bilatéraux (principalement les États membres du Club de Paris) ou multilatéraux (FMI, Banque mondiale et autres institutions financières internationales), parfois avec la complicité des pouvoirs locaux. La crise de la dette du tiers-monde, qui a débuté dans les années 1980, a favorisé l’imposition des politiques néolibérales, par lesquelles les créanciers ont procédé à des restructurations de dettes visant à poursuivre les remboursements en contrepartie de l’application des plans d’ajustement structurel (PAS). Ces derniers, censés servir au remboursement de dettes publiques souvent en partie illégitimes, sont à la source d’une dégradation constante des conditions d’existence de populations, par la diminution drastique des dépenses publiques afin d’atteindre l’équilibre budgétaire, la libéralisation de l’économie, une production agricole tournée vers l’exportation au détriment des cultures vivrières, etc., autant de mesures d’austérité qui aggravent les inégalités et accroissent la pauvreté. Avec le lancement de l’I-PPTE (Initiative pays pauvres très endettés) en 1996, le FMI annule uniquement les créances impayables et rend la dette tout juste soutenable. Les pays concernés sont dès lors tenus de rembourser au maximum de leurs possibilités. En contrepartie de cet allègement, les PAS sont renforcés (privatisations, coupes budgétaires, etc.). L’objectif de l’I-PPTE est donc d’assurer le remboursement de la dette tout en renforçant les conditionnalités de « l’aide ». Alors, si les migrations ont également d’autres motivations, culturelles par exemple, elles sont essentiellement liées au modèle économique qui résulte de l’action des institutions financières internationales sur les pays du Sud, par l’intermédiaire de la dette.
L’endettement et les plans d’austérités catastrophiques frappent aujourd’hui également plusieurs pays du Nord. Pour ne citer qu’un exemple présenté dans le cadre de l’exposition précitée, sur les onze millions d’habitants de la Grèce, un demi-million est devenu migrant économique dans la décennie d’austérité imposée depuis 2010 sous prétexte que celle-ci réduirait la dette publique. Les émigrants non grecs qui étaient venus en Grèce au cours des décennies précédentes en tant que migrants internationaux étaient encore plus nombreux à devoir repartir. Depuis des années en effet, la Grèce, comme l’Italie et l’Espagne, est un des principaux pays frontaliers de transit migratoire censés prendre en charge en application du règlement de « Dublin » les demandeurs d’asile à leur arrivée en Europe.
Là encore, le poids des politiques d’ajustement structurel imposées en contrepartie des prêts octroyés et l’aide financière avec endettement ont pesé sur la problématique migratoire. Il s’est même étendu à d’autres pays non européens puisque l’Union européenne (UE) a cherché en même temps à repousser au-delà de la Méditerranée, dans certains pays de départ, la gestion de ses frontières externes à l’espace Schengen. Ainsi, alors même que les accords de Schengen en 1985 ouvraient les frontières entre pays membres, ils marquaient aussi le point de départ de la construction de « l’Europe forteresse » telle que nous la connaissons aujourd’hui. Depuis 2016, des accords violant allègrement nombre de droits humains fondamentaux ont été signés entre des pays européens et des pays comme la Libye ou la Turquie, pour que ces derniers prennent en charge contre financements des migrants aux frontières européennes à la place de l’UE.
Finalement, il s’agit là d’une gestion des politiques frontalières éminemment liée aux exigences financières de l’agenda politique néolibéral. C’est ce lien que l’exposition précitée entendait démontrer en cartes, pour comprendre le monde, et que nous voulons rappeler ici en arrière plan largement explicatif des migrations contraintes internationales.
4. L’endettement privé des migrant.e.s est un moyen de financer leur parcours vers l’exil, avec un éventuel retour ultérieur
Il existe une multitude de situations d’endettement pour couvrir les coûts de la migration. Parfois, les personnes fragilisées localement par des prêts usuriers, des micro-crédits abusifs, ou des situations de conjoncture intenable essayent d’échapper à leurs créanciers en quittant leur pays pour pouvoir les rembourser plus tard. Par ailleurs, au cours de leurs parcours migratoires, il arrive couramment que les personnes migrantes doivent s’endetter dans leur pays ou auprès de passeurs, ou simplement pour survivre.
Le rapport du Commissariat de l’ONU, rédigé par M. Juan Pablo Bohoslavsky, montre que le durcissement par les pays d’accueil de politiques migratoires plus strictes conduira à une hausse des prix que les migrants devront payer à ceux qui les assistent dans leur voyage dangereux sans pour autant les dissuader de partir. Une fois dans le pays d’arrivée, elles auront également à faire face à des difficultés administratives et financières, du fait des politiques toujours plus restrictives en matière d’immigration (payer un logement, trouver un travail, s’inscrire à une école, financer des soins, régler les taxes de titres de séjour, s’alimenter, circuler en transports… restent le plus souvent un parcours du combattant sans une aide des ONG).
Extrait de la recherche menée par l’OIM en 2020 « dette des migrants en Afrique de l’Ouest et du Centre, au Burkina Faso et en Guinée », résumée par Alain Fabart dans « La politique migratoire, une question au cœur du projet de société altermondialiste »
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Les dettes de migration sont les plus fréquentes et créent les plus hauts niveaux d’endettement. 82 % des migrants enquêtés ont contracté ce type de dettes pour un montant médian de quelque 137 500 FCFA (248 USD) […]
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La dette des migrants se réalise principalement dans un cadre informel, auprès des membres de la famille, des proches et des amis, qui sont les principaux prêteurs […] Les modalités de remboursement sont flexibles, irrégulières (87 % des emprunts) et changeantes en fonction du déroulement du voyage […]. Mais elles s’ajoutent aux effets austéritaires sur la population des dettes multilatérales imposées aux États.
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La dette est financière, mais également symbolique et morale […] Elle crée une relation hiérarchique d’infériorité que seul le partage des bénéfices tirés d’une migration réussie pourra rééquilibrer […] Dans l’incapacité de rembourser l’argent avancé, le migrant subit une forte pression sociale qui peut aller jusqu’à la marginalisation et la rupture du lien social […]
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Plus qu’être affecté par la dette, le migrant est défini par elle aux yeux du reste de la communauté […]. 15 % des enquêtés ont déclaré avoir été victimes de menaces, violences et abus pour rembourser une dette.
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Recommandation de l’OIM) : « mener des campagnes de sensibilisation sur le risque de la dette privée contractée ». Mais rien n’est avancé sur la nécessité de l’éradication de la dépendance à la dette publique imposée, pourtant très souvent à l’origine des grosses déchirures sociales et économiques qui poussent localement à l’exil.
Un tel endettement pèse généralement sur l’ensemble de la famille (au sens large), qui est soumise aux risques de nombreuses exactions de la part de prêteurs parfois peu scrupuleux et pas institutionnels, qui accordent des prêts sous conditions, profitant financièrement de la situation et de la vulnérabilité des personnes migrantes. Le passage en Libye est connu pour ces excès et les violences qui les accompagnent.
L’endettement lié à la migration touche également la problématique du genre. Les femmes poussées à l’exil le contractent autant dans les pays d’origine que dans ceux de transit ou d’arrivée, comme le montre Camille Schmoll dans son livre Les damnées de la mer précité. L’endettement et souvent la servitude pour remboursement d’une dette occupent une position importante dans la migration nationale et internationale des femmes, dans des contextes allant du service domestique à l’esclavage sexuel. Les femmes sont ainsi particulièrement exposées à ces mécanismes d’endettement incontournable et aux violences qui leur sont inhérentes.
Finalement, comme l’explique Juan Pablo Bohoslavsky dans son rapport, les personnes doivent s’endetter pour fuir les États qui ne s’acquittent pas de leur obligation de les protéger, comme de promouvoir et mettre en œuvre les droits humains élémentaires à une vie décente. L’endettement privé est ainsi éminemment lié au creusement des inégalités, à la non-viabilité de la dette souveraine et aux crises financières.
5. Derrière les faux-arguments sur les causes des migrations forcées, la dette
Lorsqu’il est question de migrations contraintes, l’arrivée de nouvelles personnes dans les sociétés occidentales suscite couramment des réflexes de peur, voire de rejet avec des idées xénophobes, rendant responsables les personnes migrantes des situations de vulnérabilité dans lesquelles elles se trouvent malgré elles. Ces inquiétudes sont souvent fondées sur des préjugés qu’il faut déconstruire pour comprendre la réalité, et ainsi mieux identifier les vraies responsabilités, celles des politiques néolibérales qui sont à l’origine des mécanismes de l’émigration et de l’échec patent des États à garantir les droits économiques, sociaux et culturels pour tous.
Ainsi, à l’encontre des préjugés qui circulent, il est important de rappeler que les migrations contraintes internationales ne sont pas principalement un phénomène du Sud vers le Nord. Les plus courantes se situent entre les pays du Sud. Elles représentaient 38 % de la migration internationale en 2017 [3]. Seuls 35 % des migrants internationaux se déplacent du Sud vers le Nord, bien que l’Europe et l’Amérique du Nord soient en 2017 les principaux pôles de richesse mondiale (60,6 %), l’Afrique n’en représentant que 0,8 %, l’Amérique latine 2,5 %, le reste se répartissant entre les pays d’Asie et du Pacifique.
Il importe également de souligner qu’en 2019, la Turquie, la Colombie, le Pakistan et l’Ouganda, qui représentaient ensemble 1,6 % de l’économie mondiale, accueillaient un tiers des réfugiés, 86 % l’étant dans des pays dits « en développement ».
Cela signifie que nous sommes très loin « d’accueillir toute la misère du monde » contrairement à ce qui est souvent suggéré pour justifier une politique d’immigration restrictive et répressive. Ainsi, la majorité des réfugiés viennent de cinq pays seulement, qui se situent dans des régions lourdement fragilisées par des siècles de colonialisme, suivis de décennies de politiques néolibérales de domination économique par l’étau de la dette imposée par les pays du Nord et les institutions financières internationales.
L’endettement met donc les pays du Sud sous dépendance de leurs créanciers, ce qui permet à ces derniers d’assurer sur eux un contrôle social et politique s’étendant jusqu’à celui des migrations qui les traversent ou en proviennent. Mais cela ne leur suffit pas et la maîtrise de leurs politiques migratoires s’appuie aussi sur d’autres outils.
Frontex par exemple, l’agence européenne de contrôle de frontières, en est un, dont le budget annuel est passé d’environ 6 millions d’euros en 2005 à environ 143 millions d’euros en 2015 et à plus de 450 millions d’euros en 2020.
Ces dernières années, d’autres instruments de répression des migrations ont aussi été développés au sein même des États membres, avec la généralisation des Centres de rétention administrative (CRA) pour migrant.e.s, l’utilisation de nouvelles technologies de surveillance frontalière, ou encore la construction de murs et de barrières pour empêcher les migrant.e.s de franchir les lignes de démarcation (Ceuta, Calais, Hongrie, Balkans, Mexique).
Entre janvier 2014 et décembre 2019, au moins 19 803 personnes ont trouvé la mort en essayant de traverser la mer Méditerranée pour rejoindre l’Europe. Comme argumenté par le CADTM dans le Cahier de Revendications Communes sur la dette, les fortifications installées ces dernières années afin d’empêcher les migrants de rejoindre l’UE portent toute la responsabilité de cette tragédie. Stathis Kouvélakis y indique par exemple que, depuis la signature de l’accord entre l’UE et la Turquie, « si le nombre de morts par mois a diminué, le nombre de morts par rapport au nombre de personnes arrivant sur le sol de l’UE continue d’augmenter, ayant doublé depuis 2016 ». Cela est d’autant plus intolérable que l’UE porte justement la lourde responsabilité économique et politique, matérielle et morale, de la formation de situations qui conduisent des centaines de milliers de personnes à quitter leurs pays.
6. Nouvelle crise de la dette financière et économique, nouvelle crise sociale de la population et de l’accueil
D’après la Banque mondiale, plus d’un demi-milliard de personnes pourraient basculer dans la pauvreté des suites de la crise du coronavirus. Soulignons qu’avant même l’arrivée de la pandémie, 64 pays dépensaient davantage pour rembourser la dette que pour financer le secteur de la santé. Par exemple, la République démocratique du Congo consacre 2,5 fois plus de ses ressources au remboursement de la dette extérieure (11,3 %) qu’en dépenses en santé (4,4 %).
Cette augmentation de la pauvreté étant conjuguée avec une difficulté croissante de remboursement de la dette publique, les pays en situation de dépendance sont contraints de recourir aux mesures d’aide d’urgence avancées par le G20 et le FMI, dont l’impact sera pourtant extrêmement faible. Quarante ans après la crise de la dette du tiers-monde par application des plans d’ajustement structurel, « l’aide » extérieure et ses conditionnalités exigées par les créanciers ont montré leurs limites et défaillances. Alors que les pays du Sud traversent une nouvelle crise des dettes publiques, les remboursements exigés sapent leurs économies et la capacité de leurs gouvernements à protéger les droits économiques et sociaux fondamentaux de leurs citoyens, ce qui engendre de fait de nouvelles poussées de migrations contraintes.
Comme nous l’avons vu, l’emprunt et l’endettement ne résolvent pas le problème des migrations contraintes, ils les aggravent et les alimentent. Et c’est à une gestion meurtrière des frontières et au renoncement au principe de solidarité avec les populations des pays pauvres que préfèrent s’adonner les pays néo-colonisateurs du Nord.
Face à cela, il apparaît clairement qu’une partie des solutions appropriées aux questions migratoires pourrait et devrait provenir d’un rééquilibrage de l’ensemble des relations Nord-Sud. Sans voir encore très loin, des mesures minimales devraient être prises pour réduire les inégalités, redistribuer la richesse, et assurer au moins aux personnes migrantes un accueil digne dans le respect des droits humains fondamentaux. Pour ce faire, l’annulation immédiate et inconditionnelle des dettes publiques « illégitimes » apparaît comme une exigence première, en tant qu’elle est une condition indispensable pour garantir le respect de ces droits et la satisfaction des besoins de base des populations migrantes actuelles.
Des propositions complémentaires claires ont été formulées pour modifier réellement et en profondeur les relations injustes entre les États européens et les peuples du Sud global (voir dans les initiatives du CADTM « Recommons Europe » (Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe) et « Cahier de revendications communes sur la dette » (nécessité d’un contrôle citoyen sur la finance au niveau européen).
Poursuivre dans ce sens, c’est chercher plus particulièrement à :
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Réduire les inégalités afin que chacun puisse vivre décemment là où il le souhaite.
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Mettre en place des voies d’accès légales et sûres de migration dans le monde et faire cesser les violences aux frontières. Faciliter les cadres juridiques et administratifs permettant d’assurer la circulation des personnes dans des conditions sûres, de façon à faire de la migration un choix, pas une contrainte mortifère.
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Supprimer les lieux de rétention administrative (qui sont des lieux d’enfermement de personnes retenues prisonnières bien qu’aucun délit pénalement répréhensible ne les sanctionne) et les dispositifs militarisés que sont les murs, les clôtures barbelées, les systèmes de surveillance, etc.
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En finir avec la criminalisation par les lois qui discriminent les personnes migrantes et les catégorisent comme « illégales » ; en finir aussi avec les distinctions moralisantes entre les bonnes personnes migrantes (celles ayant l’accès à l’asile, celles ayant accès au marché du travail) et les mauvaises (dites « illégales »).
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Mettre en place de véritables dispositifs d’accueil des personnes migrantes, qui garantissent l’accès aux services publics et luttent contre le racisme structurel. Offrir des possibilités de régularisation aux personnes migrantes en séjour irrégulier leur permettant d’établir ou de rétablir leurs droits.