Sylvain Cypel, Orient XXI, 9 février 2018
Décédé en septembre 2003, Edward Said a été l’intellectuel palestinien le plus important du XXe siècle. Il a bouleversé les études de littérature comparée et a été entièrement engagé dans le combat pour la Palestine. L’essayiste et écrivaine Dominique Eddé, qui a partagé une grande partie de sa vie, lui a consacré un livre, Edward Said. Le roman de sa pensée, paru en octobre 2017. Il tient plus de l’étude analytique que de la biographie, mêlant les commentaires critiques sur l’œuvre de Said aux témoignages personnels.
Comment le dire sans trop de flagornerie ? On sort de ce texte sans prétention à l’exhaustivité aussi ébloui par la formidable dimension intellectuelle d’Edward Said que par le style, la force de conviction, la précision du détail — frisant parfois la préciosité — qui caractérise l’écriture de Dominique Eddé. L’auteure parvient à évoquer les relations intimes qui l’unirent à Said avec une pudeur et une poésie constante, mais aussi parfois une rudesse, qui fixent l’amour à jamais ; comme lorsqu’elle évoque un moment de rupture important, due à une « trahison » — intellectuelle s’entend — qu’elle jugea indigne de la part de Said et qui les vit s’affronter1.
Hanté par la question coloniale
Si la part de l’intime effleure tout du long, le cœur de l’ouvrage reste consacré à la « pensée » de Said, dont elle rappelle qu’il écrivit dans Out of Place : A Memoir (Vintage, 2000)2 : « J’ai toujours donné la priorité à la conscience intellectuelle, et non nationale ou tribale, quel que soit le degré de solitude qui devait s’ensuivre. » Cet homme-là est « inclassable », progressiste, certes, mais privilégiant d’abord l’indépendance d’esprit : ainsi aimait-il rappeler le regard « orientaliste » que Karl Marx et Friedrich Engels, hommes de leur temps, portèrent sur l’espace colonial. D’une curiosité intellectuelle et artistique insatiable et d’une érudition spectaculaire, le Said que Dominique Eddé nous fait partager passe de la littérature à l’ethnologie ou de l’histoire à la musique avec une facilité qui tient chez lui de la banalité. « Conrad, Proust, Swift, Vico, Dostoïevski, Foucault, Camus, Fanon, Orwell, Cioran, Valéry… le trajet de ce livre ressemble à nos promenades dans les jardins », note Dominique Eddé. Elle aurait pu ajouter Bach, Messiaen, Barenboïm et tant d’autres. Mais plus que tout, l’homme Said y apparait prioritairement hanté par la question coloniale, même s’il ne se désintéresse pas des enjeux socio-économiques. « Il a nettement concentré sa bataille sur la question de la domination d’un monde ou d’une culture par l’autre, plutôt que sur celle des classes. Il avait certes plus d’un ami marxiste, mais il fuyait tous les – ismes », écrit Eddé. Et encore : « Il était plus mobilisé par le combat contre la domination raciste que par le combat social ».
Dominique Eddé consacre une part importante du livre à exposer et à débattre de la thèse pionnière de Said sur le rôle joué par l’orientalisme comme support idéologique des ambitions coloniales. Elle rappelle le courage et la détermination qui lui furent nécessaires pour affronter les courants contraires et la part d’isolement dont il fut victime. Eddé, qui fut chargée au Seuil du lancement français du livre fondateur de Said L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident en 1980, racontait récemment combien ce texte resta grandement ignoré par les milieux intellectuels français. Ceux-ci, comme les médias, dit-elle, « n’étaient pas prêts » pour sa lecture. Elle rappelle aussi l’ostracisme tout aussi désolant dont Said fut l’objet « dans les milieux intellectuels arabes, où les accointances entre ces derniers et les pouvoirs politiques étaient et sont encore pour le moins répandues, parfois fusionnelles ».
« Antisémitisme et racisme anti-arabe vont de pair »
Elle évoque, bien évidemment, la lutte de Said pour la reconnaissance des droits des Palestiniens, dont il fit après la guerre de juin 1967 son principal engagement politique. Eddé lui consacre pourtant une place relativement modeste, peut-être parce que l’essentiel a déjà été dit. Said fut un infatigable défenseur de la cause palestinienne et un contempteur sans concession du colonialisme israélien (son livre The Politics of Dispossession3, non traduit en français, reste l’un des meilleurs sur la spoliation des Palestiniens). Mais il fut aussi parmi les tout premiers à promouvoir dans le monde arabe la reconnaissance d’Israël, avant de soutenir l’idée de « l’État unique » pour réunir Palestiniens et Israéliens dans un futur de parité et de dignité retrouvée. De même dénonça-t-il sans relâche le négationnisme qui se manifeste dans le monde arabe envers l’extermination des juifs d’Europe durant la seconde guerre mondiale4. Eddé rappelle ces propos de Said : « L’antisémitisme et le racisme anti-arabe vont de pair » (…), « les racines de l’orientalisme sont les mêmes que celle de l’antisémitisme ».
Mais, alors qu’il était devenu en 1977 un membre indépendant du Conseil national palestinien, le « Parlement » de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), il s’érigea instantanément en 1993 en critique radical de l’accord d’Oslo par lequel Israël et l’OLP se « reconnaiss[ai]ent mutuellement ». Accord qui ne pouvait, à ses yeux, que déboucher sur une nouvelle catastrophe pour les Palestiniens, parce qu’Israël à la fois ne reconnaissait rien de ses crimes passés (spécifiquement : l’expulsion massive d’un peuple de sa terre) et ne prenait aucun engagement contraignant quant à l’avenir. Au fond, écrit Eddé, Said « ne se bat pas tant pour l’obtention d’une nation [pour les Palestiniens] que pour une reconnaissance de l’injustice ; pour une justice ouverte, une fois ses droits reconnus, à un retour vers l’Autre ».
En revanche, Dominique Eddé consacre une place importante, surtout dans la seconde partie de son texte, aux insuffisances de cette œuvre fondatrice que fut L’Orientalisme (sans cacher son admiration, un Maxime Rodinson, par exemple, estimait que ce livre incluait des « jugements excessifs »), et plus encore à sa relecture à l’aune de la crise dans laquelle est plongée l’espace musulman et de la dégénérescence des régimes arabes postcoloniaux, qui ont pavé la voie à la montée en puissance de l’intégrisme religieux. Elle reprend à son compte le commentaire de l’intellectuel libanais Samir Kassir, assassiné en 2005 à Beyrouth vraisemblablement par des sbires du régime syrien, et qui, en 2003, avait jugé que L’Orientalisme « a peut-être posé plus de questions qu’il n’a proposé de réponses » — une formule qui « est à mes yeux le meilleur compliment que l’on puisse faire à un ouvrage comme celui-ci ». Et d’ajouter que Kassir avait par ailleurs « tort aussi de sous-évaluer le courage et la portée » que représentait L’Orientalisme au moment de sa parution.
Détestation des pouvoirs arabes
Said n’avait plus que deux ans à vivre lorsqu’advint le 11 septembre 2001. Sur l’islamisme radical, il avait commencé de travailler, mais il n’aura pas vécu assez longtemps pour assister à l’expansion du phénomène djihadiste guerrier dans une grande part de l’espace musulman ni aux fins désastreuses des révolutions arabes une fois engagée la répression en Syrie. « Qu’en serait-il à présent ? s’interroge Dominique Eddé. Comment aurait-il organisé son discours, établi ses priorités, alors que Daesh et Assad ont porté l’ignominie à son comble et que, de l’autre côté, les électeurs américains ont porté Donald Trump au pouvoir ? Je me garderai bien de répondre en son absence », conclut-elle prudemment. Pourtant, avant d’écrire ces mots, elle donne ce qui fournissait la clé des premiers travaux de Said sur la question. Ceux-ci, écrit-elle, mêlaient une « détestation de l’obscurantisme des pouvoirs arabes » auquel Said attribuait la montée en puissance du fondamentalisme islamique, alliée à une « vigilance à dénoncer le racisme antimusulman » qu’il sentait déjà percer puissamment dans les sociétés occidentales. Peu de doute que ces deux éléments seraient restés ancrés au plus profond de ses préoccupations.
« L’œuvre de Said, juge Eddé, n’a toutefois pas anticipé l’étendue du désastre ». Elle le pouvait difficilement. Car cette œuvre « a été conçue au moment où le conflit entre différents modes de représentation revêtait encore la forme d’une supériorité affichée — écrasante — de ‟ l’Occident” sur ‟l’Orient arabe”. Elle s’est terminée au moment où la riposte du second a mal tourné. Prise en tenaille par les dictatures intérieures et les diktats extérieurs, la tentative de libération s’est vue confisquée par un nouvel étau : l’islamisme d’un côté, le militarisme de l’autre ». Said, poursuit-elle, « aurait-il convenu du fait qu’en ce début de XXIe siècle le corps du monde islamique est partiellement atteint d’une maladie grave et que son système immunitaire est au plus bas ? » Elle veut le croire. En d’autres termes, la dénonciation des méfaits du colonialisme, ou du post-colonialisme, reste nécessaire, mais elle ne suffit plus. L’espace arabo-musulman ne se sortira pas de la crise béante dans laquelle il s’est enfoncé sans une introspection critique très profonde, beaucoup plus profonde encore que celle qu’avait initiée Said dans son œuvre.
Eddé note enfin, avec justesse, que « le rapport [de Said] à l’exil rejoignait son rapport à la culture. Il se sentait bien dans les lieux où étaient passés l’esprit et la main de l’homme. Il n’aimait pas les drapeaux, les propriétés, le nationalisme. Il aimait ce qui change, s’élabore, privilégie le singulier, l’unique, le mélange. L’hybride. » On ne s’étonnera pas, dès lors, qu’elle conclue son ouvrage sur une critique sévère — qui, veut-elle croire, eût aussi été celle de Said — contre deux manifestations qui se nourrissent l’une l’autre. La première est cette « forme néfaste d’orientalisme » que Said avait déjà analysée et qui retrouve une nouvelle vigueur. « Celle qui consiste non seulement à renvoyer les musulmans en masse à l’identité d’un islam intangible et figé, mais, plus méprisant encore, à baisser le niveau d’exigence morale dès lors qu’il s’agit de cette religion. Autrement dit : accordons-leur d’être différents, en leur accordant une part de barbarie qui répond à leur héritage culturel ».
Le pendant de cette propension est ce qu’Eddé nomme, à la suite de Sophie Bessis, « le différentialisme », le repli sur soi et le rejet identitaire à rebours des héritiers de l’oppression coloniale, qu’elle perçoit comme une menace fatale et dont elle voit un exemple achevé dans l’idéologie véhiculée par les Indigènes de la République. « Tribu contre tribu, race contre race, leur riposte contre le colonialisme tourne à la négation de l’histoire, à l’occultation de ce qui s’est passé avant et après le colonialisme. Leur croisade contre ‟les Blancs” assortie du ‟nous” et du ‟vous”, à l’exact opposé du travail entrepris par Said, est une entreprise aussi imperméable et clivée que celle de Said était subversive, destinée à dénoncer l’enfermement de la pensée. » Dans la désillusion qui perce dans son livre, c’est à la fois cette « pensée subversive » et cette « hybridité » qu’incarnait Saïd qui apparaissent à Dominique Eddé aujourd’hui menacées autant par la montée ambiante du racisme que par l’impact de « l’enchainement de défaites et de catastrophes » qui ont accompagné au Proche-Orient ceux de sa génération, qui fut celle de Said.
1En 2001, avec les poètes Mahmoud Darwich, Adonis et d’autres intellectuels arabes, Said signe un appel contre la tenue d’un colloque négationniste à Beyrouth. Mais il s’en désolidarise lorsque le colloque est interdit par les autorités. Il invoque des motifs d’éthique : « Condamner le colloque, oui ; l’interdire, non. » Une position typiquement « américaine. » Eddé comme Darwich en sont meurtris.
2Paru en français sous le titre À contre voix, Le Serpent à plumes, 2002.
3The Politics of Dispossession : The Struggle for Palestinian Self-Determination, Pantheon Books, 1994.
4« La thèse selon laquelle l’Holocauste ne serait qu’une fabrication sioniste circule ici et là de manière inacceptable. Pourquoi attendons-nous du monde entier qu’il prenne conscience de nos souffrances si nous ne sommes pas en mesure de prendre conscience de celle des autres ? », écrivait-il dans Al-Hayat, 30 juin 1998 (Le Monde diplomatique, août 1998).