1968 made in USA

1968 made in USA

Max Elbaum numéro 22 de la revue Contretemps, « 1968 : Un monde en révoltes « , en mai 2008.

 

Les explosions et les transformations de 68 n’eurent rien de soudain. Elles étaient le résultat d’une décennie de manifestations de masse durant laquelle des dizaines de milliers de gens firent une expérience résolument nouvelle du rapport à la politique, au militantisme et au capitalisme.

L’élément moteur fut le mouvement des populations noires pour les droits civiques, qui fit sa première apparition marquante avec le boycott des bus de Montgomery1 (Alabama, 1955-1956). La Conférence de direction des chrétiens des États du sud, implantée dans le clergé sous l’autorité de Martin Luther King, et le Comité non-violent de coordination des étudiants (SNCC), basé dans la jeunesse et les milieux populaires, furent à l’avant-poste des luttes. Le combat mené par le mouvement pour la fin de la ségrégation et le monopole blanc sur le pouvoir politique fut long et âpre. Son succès, dont l’expression législative fut la loi sur les droits civiques de 1964 et la loi sur le droit de vote de 1965, fut d’une importance capitale. Le mouvement des droits civiques joua un rôle décisif dans la réouverture d’un espace de contestation après l’hystérie anticommuniste de la chasse aux sorcières à la fin des années 1940 et au début des années 1950.

La victoire contre les lois dites Jim Crow2 ouvrit la voie pour de nouveaux acquis à l’ensemble des mouvements démocratiques. En mettant fin à la ségrégation légale, des millions de gens durent reconnaître que l’inégalité raciale n’était pas seulement la conséquence de législations injustes et de préjugés individuels, mais qu’elle était liée à la structure socio-économique même du pays.

Sur un autre front, la victoire de la révolution cubaine, le 1er janvier 1959, attira l’attention de la jeunesse contestataire sur les mouvements de libération nationale balayant l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine.

C’est dans ce contexte que les Étudiants pour une société démocratique (SDS) apparurent comme la principale expression de radicalité chez les étudiants blancs. En 1964, le SNCC et le SDS s’étaient affirmés comme les deux pre­mières organisations d’une nouvelle gauche en expansion. Aucun de ces deux groupes n’était explicitement anticapitaliste et la plupart de leurs membres ne voyaient pas dans la classe ouvrière un agent fondamental de transformation révolutionnaire. Mais l’un et l’autre se caractérisaient par leur adhésion au principe d’action directe, par leur sensibilité radicale et leur confrontation résolue à tous les rapports de pouvoir inégalitaires et oppressifs.

Lorsque la grande escalade de la guerre du Viêtnam commença en 1964-5, le SNCC fut l’une des premières organisations à adopter une position antiguerre. Le SDS joua un rôle décisif dans le lancement de la contestation chez les étudiants blancs qui constituèrent la mouvance la plus nombreuse dans les manifestations antiguerre de la décennie suivante.

Entre 1964 et 1967, les mouvements contre le racisme et la guerre gagnèrent du terrain. Les militants firent les liens entre militarisme, racisme, pauvreté et enfin, capitalisme. Les trajectoires politiques de Malcolm X et de Martin Luther King, figures centrales dans l’évolution du radicalisme des années 1960, furent à la fois éléments moteurs et reflets des transformations idéologiques en cours.

En 1965, Malcolm décida de rompre avec Nation of Islam et lança l’Organi­sation de l’unité afro-américaine (Organization of Afro-American Unity) afin de fournir une expression organisationnelle à la perspective internationaliste révolutionnaire qui caractérisa la dernière année de sa vie. Après l’assassinat de Malcolm (le 21 février 1965) et la parution de son Autobiographie, ses analyses sur l’internationalisme, l’autodétermination et le Black Power eurent une influence profonde sur des milliers de jeunes militants.

Deux ans plus tard, Martin Luther King défia les pressions intenses émanant tant du gouvernement que des secteurs les plus institutionnels du mouvement des droits civiques et condamna publiquement la guerre au Viêtnam. Dans son discours de rupture, « Rompre le silence », du mois d’avril de la même année, non seulement décrivit-il le gouvernement des États-Unis comme « le plus grand pourvoyeur de violence dans le monde aujourd’hui », mais il opposa en outre un refus général de la guerre, du racisme et de la pauvreté. Il écrivit que les États-Unis avaient besoin d’une « révolution des valeurs » en envisageant, dans le but de garantir la justice et la liberté pour tous, l’évolution nécessaire du pays vers le socialisme démocratique. Dans la dernière année de sa vie, King s’investit pleinement dans une organisation vigoureuse de la Poor People’s Campaign, s’efforçant par là de prolonger son analyse de plus en plus radicale dans une puissante initiative de masse.

Nombre de jeunes militants influencés par Malcolm X et Dr King entreprirent d’aller même plus loin. Ils prirent conscience du fait que, bien que les étudiants furent les plus nombreux dans les manifestations antiguerre, les sondages faisaient apparaître un sentiment antiguerre particulièrement fort chez les ouvriers, les pauvres et les gens de couleur. L’implication dans les mouvements de libération en Afrique et en Amérique latine créa les conditions d’un intérêt accru pour le marxisme. À mesure que l’on se rapprochait de l’année 1968, les mouvements contestataires états-uniens se distinguaient non seulement par leur croissance rapide, mais aussi par ceux de leurs militants les plus activement à la recherche de nouvelles perspectives.

Le tournant

Le premier choc majeur de l’année, l’offensive du Têt, fut d’autant plus grand qu’il était presque totalement inattendu. Le 30 janvier, le Front de libération nationale lança une attaque coordonnée à l’échelle de tout le pays, attaque qui constitua le principal tournant de la guerre. L’offensive révéla l’échec de la stratégie de Washington et brisa le consensus qui avait jusqu’alors prévalu au sein de l’élite états-unienne. La rébellion antiguerre se manifesta d’abord au sein même du parti de Johnson, notamment par le biais de la tentative d’Eugene McCarthy d’affronter le Président lors des primaires démocrates du printemps de la même année.

Avec l’épisode du Têt, Johnson fut contraint de constituer un groupe ad hoc de conseillers réunis parmi les grands acteurs de Washington (« les sages »). Ils expliquèrent à Johnson qu’il n’y avait aucune chance de victoire. Avec la montée en puissance de la contestation antiguerre, ce fut là l’origine du surprenant retrait de Johnson de la course présidentielle. Quatre ans plus tôt seulement, Johnson avait été porté par un raz de marée électoral pour être maintenant contraint de renoncer à un nouveau mandat. Grisés quelques jours durant, les mouvements d’opposition savourèrent ce moment et se prépa­rèrent à de nouvelles victoires.

Advint alors l’assassinat de King. Outre la centaine de rébellions qui flam­bèrent en quelques heures, ce meurtre eut un profond impact idéologique. Par dizaines de milliers, ceux qui avaient participé ou soutenu les mouvements de contestation furent convaincus que « le système » ne pouvaient être réformé par la voie électorale ou la contestation non-violente : il restait à le renverser par la force.

Ces sentiments se renforcèrent deux mois plus tard avec l’assassinat de Robert Kennedy, candidat à l’élection présidentielle. Le frère du Président assassiné, John Kennedy, s’était tardivement emparé de la bannière des antiguerre et de la défense des plus modestes et des minorités opprimées. Après l’assassinat de King, nombreux étaient ceux qui voyaient en Kennedy un « dernier espoir » de changement par les voies traditionnelles. Le processus de radicalisation s’accéléra encore deux mois plus tard lorsqu’Hubert Humphrey, artisan de la guerre et loyal vice-président de Johnson, fut désigné candidat du parti démocrate à l’élection présidentielle tandis que des forces de police déchaînées matraquaient les manifestants dans les rues de Chicago.

Pour les jeunes militants dont les effectifs ne cessaient de croître, la radicalisation n’était pas seulement due à la colère contre un système inflexible et assassin. Elle correspondait au sentiment de plus en plus clair qu’il y avait une possibilité d’un changement révolutionnaire. Le Têt avait anéanti l’idée d’un empire états-unien invincible. Puis, en mai, un soulèvement d’un million de personnes en France sembla mettre la révolution à l’ordre du jour dans les bastions mêmes du capitalisme avancé. Le message enivrant venu de Paris prit tout son sens avec les récits de militants français ou états-uniens allant d’un campus à l’autre après avoir participé aux évènements, et témoignant des alliances entre étudiants et salariés et de l’expansion rapide des organisations révolutionnaires.

(Sur un plan plus personnel, je me souviens avoir été fasciné lorsqu’un membre de ma section SDS qui avait passé le printemps 1968 à Paris rendit compte de la célèbre « nuit des barricades ». Ce fut un facteur important dans ma décision de faire du militantisme radical le fil conducteur de mon existence. Merci aux étudiants et aux travailleurs français !)

Le réveil de toute une société

L’année 1968 traça une ligne de partage pour d’autres mouvances et mouvements.

Jusqu’à 68, aux États-Unis, les organisations de résidents chinois, japonais, coréens et plus généralement d’origine asiatique s’étaient constituées sur une base simplement nationale. Ce printemps-là, une nouvelle dynamique se mit en mouvement lorsque les groupes se définissant comme asiatiques-américains se formèrent dans nombre de campus de la côte ouest. L’été 68 vit la première conférence nationale des étudiants asiatiques-américains et avant la fin de l’année un nouveau mouvement radical asiatique-américain gagnait l’ensemble du pays.

Le 3 mars 1968, plus de mille étudiants mexicains-américains débrayèrent du collège Lincoln de Los Angeles, inaugurant ainsi toute une série de débra­yages des collèges. Ceci fut à l’origine d’une renaissance à large échelle de l’histoire de résistance militante de la communauté mexicaine-américaine, avec notamment la formation du groupe militant des Brown Berets et de CASA-Hermandad General de Trabajardores, une organisation socialiste implantée dans le milieu ouvrier mexicain.

Le 23 septembre 1968, on défila par dizaines de milliers à Porto Rico pour fêter le 100e anniversaire d’El Grito de Lares, l’insurrection de 1868 qui proclama pour la première fois la république indépendante de Porto Rico. Ce Renouveau (El Nuevo Despertar) ne tarda pas à gagner les communautés porto ricaines des États-Unis, avec des militants à leur tête.

L’American Indian Mouvement (AIM) vit aussi le jour en 1968 et raviva les anciennes luttes pour la souveraineté des Indigènes Américains.

À l’automne 68 eut lieu la première conférence nationale d’un nouveau Mouvement pour la libération des femmes. Au cours de la décennie suivante, le « féminisme de la deuxième vague » allait regrouper des millions de personnes et renverser nombre de vieilles barrières sexistes, marquant alors en profondeur le paysage culturel et politique.

La contestation couva dans les campus pendant toute l’année 1968, contestation souvent menée par des étudiants de couleur. La première occupation de locaux sur un campus états-unien eut lieu en mars 1968 à l’université de Howard (Washington) où les militants étudiants noirs obtinrent gain de cause sur quasiment toutes leurs revendications. En mai, à Columbia (New York), 1 000 étudiants occupèrent cinq bâtiments en signe de protestation contre le projet de l’université visant à déplacer les résidents de la communauté noire voisine et contre les liens de l’université avec l’Institut d’analyse militaire (Institute for Defense Analysis) associé à la guerre du Viêtnam. À l’Université d’État de San Fransisco, le Front de libération du Tiers-monde entreprit une grève de quatre mois et demi qui obligea l’administration à mettre en place l’un des premiers programmes d’études ethniques du pays.

La lutte afro-américaine continua d’occuper une place centrale. Dès 1968, dans toutes les grandes villes des États-Unis, des militants des Black Panthers (parti créé en 1966) défendaient leur programme d’auto-détermination noire, anticapitaliste et internationaliste. Les effectifs des Black Panthers appro­chèrent les 5 000. En septembre 1968, le chef du FBI, J. Edgar Hoover, dénonça publiquement les Black Panthers comme « la plus grande menace pour la sécurité intérieure du pays » et donna l’ordre d’intensifier les efforts visant à anéantir le parti par le biais du Programme de contrespionnage (COINTELPRO), de sinistre mémoire.

Un mouvement uni sur une base de classe ?

Jusqu’à la fin des années 1960, il fallut déplorer le silence du mouvement ouvrier. Les directions se contentèrent principalement d’apporter un soutien formel aux initiatives autour des droits civiques mais (à quelques honorables exceptions près) continuèrent d’avoir régulièrement recours à des pratiques discriminatoires dans les rangs mêmes des organisations ouvrières. De la même manière, les directions restaient largement prisonnières de l’anti­communisme de la guerre froide et soutenaient la guerre au Viêtnam. Seuls quelques syndicats tels que les West Coast Longshoremen (Dockers) ou les New York’s Hospital Workers marquèrent leur désaccord, et il se trouva également certains groupes de travailleurs (le plus souvent des travailleurs noirs) pour diriger l’énergie des luttes antiracistes et antiguerre des années 1960 contre ce consensus.

Un tournant un lieu à Detroit, capitale de l’industrie automobile aux États-Unis. Le 2 mai 1968, un groupe de militants noirs organisés dans le Dodge Revolutionary Union Movement (DRUM) fut à l’origine de la première grève sauvage en 14 ans visant à bloquer le gigantesque site de Dodge Main. En quelques semaines, des centaines d’ouvriers se mirent à défier la direction du United Auto Workers en rejoignant le Revolutionary Union Movement récemment (RUM) formé sur d’autres sites. L’onde de choc fut ressentie jusqu’au cœur de l’Amérique du capital, à l’image de cette appréciation du Wall Street Journal selon laquelle « la révolution noire des années 1960 avait maintenant atteint l’un des points les plus vulnérables du système économique américain ; le mécanisme de la production de masse, ou autrement dit, la chaîne de montage. »

DRUM était à l’avant-garde du nouvel activisme des jeunes travailleurs noirs à échelle nationale. La résistance noire commença à rencontrer, de manière certes partielle, les sentiments de révolte présents chez les jeunes travailleurs blancs parmi lesquels se trouvaient de nombreux vétérans du Viêtnam. Ce fut également le moment où le mouvement des ouvriers agricoles de Californie emmené par Cesar Chavez rassembla les travailleurs mexicains des États-Unis en une nouvelle et puissante force.

Cette agitation venue d’en bas contribua largement au fait que les syndicats se lancèrent dans des grèves plus dures en 1969-1970 qu’elles ne l’avaient jamais été depuis 1946. En outre, au sein même du mouvement ouvrier, des groupes militants qui émergèrent avec les batailles des années 1968-1972 poursuivirent le combat contre les discriminations au cours de la décennie suivante et parvinrent bientôt à mettre un terme à toute une série de pratiques racistes.

Transformation au sein de la gauche

Au sein de la gauche, ce nouvel activisme ouvrier au niveau de la production eut un impact considérable. Malcolm X, Martin Luther King, la lutte vietnamienne, et les expériences propres à cette gauche avaient déjà mis au programme de la jeunesse militante les questions de l’internationalisme, de l’anti-impérialisme et les passerelles entre guerre, pauvreté, racisme et capitalisme. Le succès des Black Panthers, groupe de cadres discipliné, en amena plus d’un à reconsidérer l’aversion de la nouvelle gauche pour l’organisation solidement structurée. L’activisme ouvrier visible en France en 1968 (où en 69 au cours de « l’automne chaud » en Italie) fit forte impression sur les jeunes radicaux aux États-Unis : la classe ouvrière des bastions de l’impérialisme

n’était donc peut-être pas si embourgeoisée que cela. Et voilà maintenant que les travailleurs se réveillaient ici même, aux États-Unis ! Cette prise de conscience s’accompagna d’un tournant accéléré vers le marxisme et l’on s’habitua bientôt à voir d’importants représentants de la nouvelle gauche, pour qui, en 1966, le marxisme n’était déjà plus que « le dogme archaïque de la gauche », se déclarer « communistes révolutionnaires ».

Déterminés mais relativement peu nombreux, ceux et celles qui se tournèrent vers le marxisme gravitèrent en direction du Parti communiste des États-Unis. En 1968, l’intervention militaire soviétique en Tchécoslovaquie discrédita le communisme prosoviétique au regard de toute une génération dont la radicalisation était directement liée à la question de l’autodétermination nationale.

Diverses tendances trotskistes, avec leurs fines analyses critiques de la société soviétique (et leur participation très active au mouvement antiguerre), atti­rèrent un plus grand nombre de jeunes militants. Mais le secteur le plus ­dynamique fut celui des courants tournés vers les partis révolutionnaires du Tiers-Monde. La Révolution culturelle chinoise (présentée comme pratique du socialisme par la base) et l’internationalisme du Che qui appelait à la création de « deux, trois, plusieurs Viêtnam » eurent un écho retentissant. D’où le courant caractérisé de « marxiste tiers-mondiste », et pour cause (mais aussi connu parfois sous l’appellation de « nouveau mouvement communiste »), qui apparut au début de l’année 1968. Dès le début des années 1970, ce fut la tendance la plus dynamique et la plus multiraciale de la gauche socialiste états-unienne. Ce ne fut pas un hasard si la Ligue des travailleurs révolutionnaires noirs de Detroit (League of Revolutionary Black Workers) qui émana de DRUM, fut généralement identifiée à ce courant. Pour toutes sortes de radicaux venus de tous les milieux, en 1968, il était clair que la League avait l’expérience de terrain la plus solide, de surcroît, à l’intersection des questions de l’exploitation de classe et de l’oppression raciale. Par conséquent, et pour beaucoup, leur réussite représentait la possibilité même de libérer le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière états-unienne toute entière.

Toutes ces tendances marxistes nourrissaient de grands espoirs. Des enquêtes d’opinion menées à l’automne 68 indiquèrent que l’on s’identifiait plus avec le Che, chez les étudiants (20 %), qu’avec n’importe lequel des candidats à la présidence des États-Unis. Plus d’un million d’étudiants se considéraient comme faisant partie de la gauche. Chez les afro-américains, les sentiments révolutionnaires ne relevaient pas tant de la simple influence que de l’hégémonie, chez les moins de trente ans en tout cas. Toutes les autres communautés de couleur étaient traversées par des courants radicaux. Et pour la première fois depuis les purges anticommunistes de la fin des années 1940, la radicalité avait le vent en poupe dans le mouvement syndical.

L’héritage

Pendant plusieurs années après 1968, le militantisme de masse resta vivace et la gauche poursuivit sa croissance.

Les mobilisations antiguerre des années 1969-1970 furent de plus grande ampleur que celles de l’année 1968. On atteignit un paroxysme avec l’invasion du Cambodge en mai 1970 qui révéla l’échec la politique nixonienne de « vietnamisation ». Des confrontations avec la police et la garde nationale eurent lieu d’un bout à l’autre du pays. Quatre étudiants blancs furent tués à l’Université d’État de Kent (Ohio) et deux étudiants noirs à l’Université d’État de Jackson (Mississipi). Les grèves et mobilisations dans 440 campus du pays, avec la participation de quatre millions d’étudiants et de 350 000 personnels, s’apparentaient à une grève générale de l’université.

Pour la première fois, une ligne de fracture traversa les directions syndicales sur la question de la guerre. Un appel antiguerre reçut la signature de 250 employés du Département d’État et l’on rapporta que selon le secrétaire d’État de l’époque, Henry Kissinger, « c’est le système de gouvernement même qui s’effondre ».

Nixon fut contraint à la marche arrière et dut promettre un retrait des troupes du Cambodge sous trente jours. Ce fut là le signe avant-coureur de la démission et de la disgrâce finale de Nixon avec la crise du Watergate.

Au Viêtnam, l’agitation gagna jusque dans les rangs de l’armée. Le refus de

combattre d’un certain nombre de soldats trahissait un mouvement de contestation ouvrière et noire contre le racisme et la guerre. Les registres militaires révélèrent des milliers de cas de désobéissance et 551 agressions à armes déflagrantes contre des supérieurs en 1969 et juillet 1972. L’ampleur de la crise au sein de l’armée fut révélée par un colonel dans le Armed Forces Journal de juin 1971 : « Au sud Viêtnam, la désorganisation des forces militaires états-uniennes est sur le point de devenir totale du fait d’individus et d’unités qui évitent ou refusent le combat, assassinent leurs officiers, se droguent régulièrement, et sombrent en pleine démoralisation… l’ardeur, la discipline et la vaillance des forces armées sont… en dessous de tout ce que l’on a pu connaître au cours de ce siècle et probablement dans toute l’histoire des États-Unis. »

À ce stade, le groupe des vétérans du Viêtnam contre la guerre comptait 11 000 membres, 26 coordinateurs régionaux sur le terrain, et comportait une aile gauche qui appelait à la victoire du Front de libération nationale.

Le mouvement radical dans l’après 68 se développa chez les détenus. On ne recensa pas moins de 16 rébellions de prisons en 1970, et en 1971, eut lieu la terrible confrontation de la prison d’Attica (État de New York) : 1 200 détenus prirent le contrôle de la moitié de la prison avec prise d’otages. En donnant l’assaut, les policiers firent 29 morts parmi les prisonniers et 10 otages périrent sous leurs balles. Selon une commission officielle, « à l’exception des massacres d’indiens de la fin du xixe siècle, l’assaut de la police d’État fut, sur une seule journée, l’affrontement le plus meurtrier depuis la guerre civile. »

Le mouvement de libération des femmes, en prenant de l’ampleur, filtra dans la dynamique d’ensemble. La rébellion de Stonewall dans la ville de New York en juin 1969, durant laquelle des milliers de gays affrontèrent la police (pour qui, depuis longtemps, le harcèlement antihomos était affaire de routine) fut l’acte fondateur du mouvement de libération gays/lesbiennes.

Il revenait peut-être à ceux qui avaient été là les premiers d’être à l’origine du dernier épisode notable de ce que l’on appelle « les sixties ». Au début du mois de février 1973, les combattants indien-américains pour la liberté occupèrent le site de Wounded Knee dans la réserve de Pine Ridge dans le Dakota du sud. 71 jours durant, une alliance des aînés traditionnels indiens et de jeunes militants défia le siège que leur opposèrent le FBI, les escouades de béotiens locaux et les troupes fédérales.

À ce stade, les organisations marxistes qui s’étaient formées ou s’étaient développées depuis 1968 s’étaient pleinement investies dans le travail de masse ouvrier. Le parti communiste des États-Unis entraîna vers lui une vague de nouvelles recrues au cours de sa campagne (victorieuse) pour la libération d’une de ses figures emblématiques, Angela Davis, qui avait été accusée d’avoir assisté une évasion de détenus. Les effectifs du Socialist Worker Party trotskiste atteignirent leur maximum depuis la guerre grâce au rôle de celui-ci dans l’une des deux principales coalitions nationales contre la guerre au Viêtnam. Le milieu, plus restreint, des internationalistes du « troisième camp » 3, avançait dans son travail d’implantation de militants dans l’industrie lourde. Des dizaines d’organisations et de collectifs « néocommunistes » inspirés des divers marxismes issus du Tiers-Monde, et notamment du maoïsme, semblèrent un temps converger pour former le pôle principal dans la gauche anticapitaliste.

Ces formations eurent leurs forces et leurs faiblesses, mais dans l’ensemble, l’envergure et la qualité de leur travail d’organisation dans la classe ouvrière dépassèrent largement tout ce qui avait existé depuis les années des purges et répressions anticommunistes, 1947-1953, qui avaient laissé la gauche dans un piètre état. Ces groupes se situèrent à l’intersection des questions de classe et de race sur le plan à la fois théorique et pratique et leur cohésion permit de mener des campagnes coordonnées et d’opérer sur la base d’une division du travail sophistiquée. Dans tous ces domaines, ils représentaient un progrès notoire sur ce qu’avait proposé la nouvelle gauche. Mais un véritable bilan doit aussi prendre en compte le fait que ces nouvelles tendances marxistes négligèrent certains apports importants de la nouvelle gauche sans toutefois s’affranchir de problèmes lancinants : l’adaptabilité, la créativité et le souci démocratique furent bien trop souvent écartés au profit du dogmatisme, du sectarisme et de structures descendantes laissant peu de place aux initiatives de la base.

Ces problèmes paraissaient d’ordre secondaire au moment où la génération de 68, pleine d’enthousiasme, abordait la nouvelle décennie. Elle était optimiste quant aux possibilités d’étendre son implantation dans la classe ouvrière multiraciale et se sentait portée par le climat général de radicalité. Une enquête d’opinion de 1971 faisait apparaître que plus de trois millions de gens jugeaient qu’une révolution était nécessaire aux États-Unis.

Une décennie plus tard, la génération radicale de la fin des années 1960 dut affronter une situation d’échec (inattendue) plutôt que de croissance (escomptée). Mais leur expérience au cours des années 1970 et ultérieurement est riche de leçons pour la nouvelle génération. Rien de tout cela n’eût été possible sans les métamorphoses de l’année 1968.

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