La crise sanitaire et ses conséquences affectent particulièrement les « migrants de l’intérieur », travailleurs venus des campagnes. Des économistes chinois voient la possibilité d’un mouvement social d’ampleur. En Inde, le taux de chômage a franchi la barre des 59% dans certains Etats.
Hong Kong (Chine).– C’est maintenant une évidence : l’égalité devant l’épidémie du coronavirus est une illusion, la maladie nous affecte différemment selon l’âge, la classe sociale dont on est issu, l’origine ethnique aussi – aux États-Unis, plusieurs études préliminaires ont déjà indiqué une surinfection et une surmorbidité chez les Afro-Américains et les Latinos. Surtout, une fois l’urgence sanitaire passée, le coronavirus risque fort de contribuer à accroître davantage encore les inégalités sociales. Ce terrible constat n’est pas l’apanage des pays développés, loin de là. Si la Chine et l’Inde sont respectivement les deuxième et cinquième économies du monde, elles demeurent avant tout des économies en transition et les deux plus grands réservoirs de main-d’œuvre de la planète.
La croissance rapide, très rapide même dans le cas de la Chine, de ces trente dernières années a permis de faire reculer drastiquement la pauvreté dans les deux pays. En Inde, les dernières estimations de la Banque mondiale (2015) indiquent que 13,4 % seulement de la population vit sous le seuil de pauvreté défini par l’institution, soit un taux divisé par deux depuis les années 1990. En Chine, la pauvreté a été quasiment éradiquée, ce que le gouvernement de Pékin ne manque jamais de rappeler à raison, puisque seulement 1,7 % de la population vit sous le seuil de pauvreté officiel.
En revanche, la précarité de larges pans de la population active continue de poser problème dans la course effrénée à la prospérité que les deux pays voudraient la plus largement partagée.
À l’occasion de la clôture de la double session parlementaire, le 28 mai, le premier ministre chinois Li Keqiang a non seulement donné la priorité absolue à l’emploi, mais a également insisté sur la nécessité de venir en aide aux « centaines de millions de travailleurs » précaires affectés par le virus en s’attardant notamment, de façon inédite, sur le cas des 600 millions de citoyens chinois vivant avec des revenus de moins de 1 000 yuans (126 euros) par mois.
En Inde, l’empathie pour les plus précaires a été beaucoup moins affichée même si le gouvernement de Narendra Modi a très tôt enjoint à tous les États de la fédération d’encourager les entreprises à payer les salaires dans leur entièreté en dépit de l’arrêt de l’activité lié au confinement total déclaré le 24 mars.
Dans les deux pays, ce sont surtout les répercussions socio-économiques, plus que la question sanitaire, qui préoccupent les pouvoirs publics, alors qu’au 27 juin si la Chine compte « seulement » 83 500 personnes infectées, l’Inde en recense tout de même près de 509 000 – l’efficacité du confinement est donc loin d’être garantie.
Parmi les populations les plus à risque, socialement, figurent les migrants de l’intérieur, ces populations flottantes, pour la plupart venues de la campagne, qui ont largement contribué à la modernisation des deux pays ces dernières décennies. En Inde, ils sont environ 100 millions, soit le quart de la population active – le taux d’activité n’étant que de 42,7 % fin 2019. En Chine, ils sont près de 291 millions, soit plus du tiers des actifs alors que le taux d’activité global (en baisse) avoisine les 68 %.
Il aura suffi de quelques images de visages masqués et aux traits tirés de fatigue entassés dans des bus et des trains, interdits de rejoindre leurs villages ou contraints de cheminer sur les routes, au point parfois d’en mourir d’épuisement, pour que ces migrants deviennent les symboles des inégalités face à la maladie.
La Chine a, rétrospectivement et paradoxalement, été chanceuse dans le timing, même si l’on a beaucoup reproché au gouvernement chinois d’avoir laissé 24 heures s’écouler avant de rendre le confinement effectif à Wuhan, l’épicentre de l’épidémie, le 23 janvier, et cela trois jours après que le président Xi Jinping eut reconnu la gravité de la situation et la transmission humaine.
De l’aveu même du maire de la ville, ce sont ainsi pas moins de 5 millions de personnes qui ont pu s’échapper avant que la fermeture totale n’intervienne. En réalité, beaucoup de migrants étaient sur le point de partir et les transports étaient prêts à les accueillir puisque la semaine du 24 au 30 janvier correspond aux vacances traditionnelles du nouvel an lunaire – d’ailleurs très tôt officiellement prolongées jusqu’au 2 février – et parce que pour beaucoup de ces migrants c’est le seul moment de l’année où ils peuvent rejoindre leur famille et leur village d’origine.
Parmi les migrants qui sont restés, certains ont été plus exposés au virus, essentiellement par manque d’équipement, notamment les employés de la voirie et ceux qui ont construit en urgence les centres de soins érigés en seulement quelques jours. Avec l’extension des mesures de confinement à d’autres villes de Chine, certains migrants ont aussi été ostracisés et interdits de retour dans leur village et plus tard, à partir du moment où les mesures de confinement ont commencé à être levées, dès la mi-mars, découragés de revenir sur leur lieu de travail, soit par leurs anciens employeurs, soit par leurs hébergeurs. Une organisation non gouvernementale basée à Pékin spécialisée dans l’aide aux migrants estime que, fin mai, 80 % des migrants ont regagné leur travail… ce qui signifie également que 58 millions d’entre eux ont perdu leur emploi !
En Inde, les conséquences du confinement pour les migrants ont été beaucoup plus tragiques et immédiates. Les images de centaines de milliers d’entre eux prenant d’assaut les trains et les bus, mais surtout marchant ou se déplaçant à bicyclette, parfois sur plusieurs centaines de kilomètres et au péril de leur vie – au 1er juin, pas moins de 852 personnes sont mortes en raison du confinement et sans avoir été infectées – ont fait le tour de monde.
Pour certains, la situation est comparable au grand exode qu’avait connu l’Inde au moment de sa partition en 1947. Plusieurs raisons expliquent la folie migratoire renversée qui a saisi l’Inde lorsque Narendra Modi a décrété le confinement de tout le pays le 24 mars, initialement pour trois semaines. D’abord, l’annonce a été faite seulement quatre petites heures avant que la mesure ne devienne effective, alors que le premier cas d’infection remontait au 30 janvier et que le 22 mars Modi parlait encore de « couvre-feu » sur une base volontaire.
En Inde, un droit du travail vidé de sa substance
Ensuite, parce qu’il a fallu attendre plusieurs semaines pour que les problèmes d’approvisionnement et de revenus soient en partie résolus. Si les gouvernements locaux ont bien enjoint aux entreprises, sous peine de poursuites, de payer les salaires malgré la cessation totale d’activité, beaucoup de petites entreprises ont manqué de liquidités.
Par ailleurs, si le gouvernement indien a bien annoncé le doublement de la capacité de rationnement alimentaire, il a omis de prendre en compte que la plupart des travailleurs migrants n’avaient pas de carte de rationnement. Avec le prolongement du confinement – il a été de fait étendu dans la plupart des grands centres urbains jusqu’au 31 mai –, ce n’est que fin avril que le gouvernement a enfin décidé de rétablir les transports pour permettre aux travailleurs migrants de rentrer chez eux dans des conditions plus décentes.
Mais il a laissé les différents États de la fédération coordonner seuls la mise en place du redémarrage des liaisons ferroviaires en exigeant que les migrants produisent un certificat médical assurant qu’ils sont asymptomatiques et s’enregistrent en ligne sur des sites web de leur État d’origine, souvent peu lisibles et inaccessibles.
Enfin, nombreux sont ceux qui n’ont pas bénéficié des subsides du gouvernement supposés couvrir 85 % du prix des billets de train alors que, début juin, environ 5,7 millions de migrants ont pris quelque 4 000 trains Shramik spécialement réservés à cet effet. Pour des dizaines de millions d’autres, la marche est restée la seule option, les persécutions policières systématiques des premières semaines laissant place tantôt à une indifférence blasée, tantôt à des interdictions strictes de cheminement aux abords des autoroutes.
En Chine, si l’activité a repris dès mars, au moins 20 % des migrants n’ont pas à réussi à réintégrer leur emploi d’avant la crise. Et pour ceux qui ont retrouvé un poste, après deux mois de manque à gagner non indemnisés, les conditions ont changé : seuls les salaires de base sont à nouveau payés, souvent indexés sur le salaire minimum de la localité – tous les bonus et les heures supplémentaires ont été supprimés –, lequel est en général quatre à cinq fois inférieur au salaire moyen de cette même localité. Ainsi, des ouvrières de la confection dans le delta de la rivière des Perles ont vu leur salaire divisé par deux, voire trois, souvent après avoir été forcées de prendre tous leurs congés et parfois des congés sans solde.
Mais la contraction des carnets de commandes se traduisant par la mise à pied des travailleurs migrants les plus âgés et des horaires réduits affecte d’autres secteurs : dans l’industrie toujours, comme l’électronique, où les salaires ont également drastiquement baissé, mais aussi dans les services, dont la reprise se fait attendre, puisque depuis fin 2019, il y a plus de travailleurs migrants dans le tertiaire que dans le secondaire.
Certains économistes chinois ne cachent d’ailleurs pas leur inquiétude, tel Liang Qidong, de l’Académie des sciences sociales du Liaoning, qui n’hésite pas à évoquer la possibilité d’un mouvement social d’ampleur si « les jeunes travailleurs migrants ne peuvent ni retrouver un travail à la ville ni retourner à la terre dans leur village d’origine ». La situation est d’autant plus explosive que les travailleurs migrants sont très mal protégés.
En 2016, la dernière fois où le Bureau national des statistiques a publié une telle information alors qu’un tableau (presque) complet de la situation des migrants est publié annuellement, seulement 65 % des travailleurs migrants chinois disposaient d’un contrat de travail, en totale violation de la loi. Il n’est dès lors pas étonnant que moins de 25 % d’entre eux bénéficient des cinq grandes assurances contractuelles (vieillesse, santé, maternité, chômage et contre les accidents du travail), d’autant que le système du permis de résidence (hukou) – la plupart des migrants viennent de la campagne – leur interdit l’accès aux services sociaux en zone urbaine sans le sésame d’un contrat. S’agissant du chômage en particulier, seuls 17 % d’entre eux (contre 44 % pour la population active urbaine) sont officiellement couverts, et au premier trimestre 2020, le ministère des ressources humaines a indiqué que seulement 67 000 migrants mis à pied avaient bénéficié d’une couverture chômage, sur un total de 2,3 millions de bénéficiaires.
En Inde, le travail reprend tout juste et les derniers chiffres du chômage, plus réalistes qu’en Chine, inquiètent : 24,2 % début juin, contre 9 % en milieu urbain fin décembre 2019. Et certains des États d’origine des plus gros contingents de migrants enregistrent des taux encore plus élevés, tels le Jharkhand (59,2 %) et le Bihar (46,2 %) dans le nord.
Et si l’Inde dispose bien d’un dispositif légal très complet s’agissant du droit du travail, celui-ci n’en finit plus d’être vidé de sa substance : sous couvert de simplification des codes en 2019 au niveau du gouvernement fédéral et depuis mai sous la forme de moratoires favorisant la reprise dans plusieurs États, tels l’Uttar Pradesh et le Madhya Pradesh qui ont suspendu les lois du travail les plus contraignantes pour les prochaines trois années.
Cela apparaît d’autant plus étonnant que 93 % de la population active fait partie de ce que l’on appelle le secteur informel, échappant donc largement aux contraintes imposées par le droit du travail. Le redémarrage de l’activité économique se joue alors selon des grammaires différentes d’un État à l’autre : au Maharashtra, le gouvernement local a demandé aux « fils de la terre » de remplacer les travailleurs migrants rentrés chez eux, en particulier sur les chantiers, alors que dans l’Uttar Pradesh, berceau de millions de migrants, une commission des migrations a été constituée afin de mieux coordonner les retours.
En Chine comme en Inde, les travailleurs migrants sont ainsi les plus grandes victimes de la crise sociale engendrée par l’épidémie de coronavirus. Moins protégés, ils sont aussi moins considérés : en Chine, la ségrégation du permis de résidence continue de les exclure de fait ; en Inde, parce qu’ils sont des dalits (les plus basses castes de l’hindouisme), des musulmans ou des adivasis (populations tribales), ils sont systématiquement les grands oubliés des politiques publiques, au point d’ailleurs de ne pas être tout à fait recensés. Nouveaux damnés de la terre de la globalisation, ils sont des centaines de millions, et pour beaucoup, leur aliénation est devenue inacceptable.