24 DÉCEMBRE 2017 PAR CHLOÉ DEMOULIN, Médiapart
Déçus par leurs dirigeants et convaincus de l’inefficacité de la lutte armée, de plus en plus de Palestiniens se tournent vers des formes de résistance non-violente. Ils comptent sur la mobilisation contre la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël pour renforcer leur mouvement.
Jérusalem, de notre correspondante.– Et si les déclarations de Donald Trump ne constituaient pas le terreau pour une explosion de violences, mais plutôt pour l’émergence d’un mouvement de résistance pacifique depuis la base de la société palestinienne ? Depuis que le président américain a reconnu Jérusalem comme capitale d’Israël le 6 décembre dernier, c’est en tout cas l’espoir que cultivent les partisans palestiniens de la non-violence.
Promoteur d’une « troisième voie » pour échapper à la « corruption » du Fatah et au radicalisme du Hamas, Mustafa Barghouti milite en faveur de la résistance pacifique depuis une quinzaine d’années. L’homme politique palestinien n’hésite pas à comparer la situation actuelle avec celle de la première intifada, qui avait démarré il y a trente ans par un sursaut de contestation spontané des Palestiniens contre l’occupation israélienne. « En 1987, le mouvement était très puissant, tout le monde y a pris part à travers le pays », se souvient-il.
Quand on lui rétorque que les observateurs s’accordent à dire que la mobilisation des Palestiniens a été plutôt limitée ces deux dernières semaines, Mustafa Barghouti reste sur sa conviction : « Cela commence à peine, cela va continuer et probablement s’amplifier dans les semaines qui viennent. »
Graffitis de la résistance pacifique à Hébron, au sud de la Cisjordanie. © C. D.
D’après lui, la controverse autour de l’installation de détecteurs de métaux par Israël à l’esplanade des Mosquées, en juillet dernier, et de leur retrait après la mobilisation des Palestiniens, a marqué un tournant. « Le mouvement a eu un véritable impact. Cela a prouvé aux Palestiniens combien la résistance pacifique pouvait être efficace », affirme-t-il.
L’homme politique cite aussi l’influence du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS), cofondé par son cousin éloigné, Omar Barghouti. Lorsqu’on lui fait remarquer que le BDS n’a pas empêché le gouvernement israélien de poursuivre sa politique de colonisation, Mustafa Barghouti se veut optimiste : « Le mouvement n’a pas encore atteint son apogée, mais cela arrivera, comme en Afrique du Sud. »
De fait, face à l’immobilisme d’un Mahmoud Abbas vieillissant, accusé de corruption, de plus en plus de Palestiniens convaincus de l’inefficacité de la lutte armée se sont tournés ces dernières années vers des formes de résistance pacifique.
C’est « l’arme secrète des Palestiniens », glisse Ali Abu Awwad. Le militant de 45 ans nous reçoit dans le centre dédié à la non-violence qu’il a créé chez lui, à l’entrée du Gush Etzion, le plus important bloc de colonies juives de Cisjordanie.
L’endroit a son importance. Situé au sud de Jérusalem, le Gush Etzion a longtemps été cité comme « exemple » de coexistence entre Juifs et Arabes. Mais depuis la seconde intifada, l’ambiance n’a plus jamais été la même. Pour preuve : à quelques mètres, des soldats israéliens, armes au poing, surveillent le carrefour le plus fréquenté du bloc de colonies, où trois adolescents juifs avaient été kidnappés avant d’être tués en 2014.
D’après une étude dévoilée le 18 décembre par l’association israélienne Center for a Shared Society, près de 64 % des Juifs se disent en faveur de la coexistence, mais seulement 13 % seraient prêts à vivre avec des Arabes comme voisins. « Aujourd’hui, la peur des Juifs est le pire ennemi des Palestiniens. La seule manière de surmonter cette situation est la non-violence », tranche Ali Abu Awwad.
Élevé dans un camp de réfugiés par une mère politisée, membre de l’Organisation de libération de la Palestine puis du Fatah, le militant a découvert le pouvoir de la résistance pacifique en prison. Arrêté pour avoir jeté des pierres et des cocktails Molotov pendant la première intifada, il parvient en 1993 à voir sa mère, également incarcérée par les autorités israéliennes, au terme d’une grève de la faim de 17 jours. « Ce jour-là, j’ai compris qu’il pouvait exister une alternative à la violence », raconte-t-il.
Derrière les barreaux, il se plonge alors dans les écrits des grandes figures de la résistance pacifique : Mandela mais aussi Gandhi, Martin Luther King ou encore Malcolm X. « Ma vision politique et mon cœur ont été bouleversés », confie-t-il.
En 2001, nouvel électrochoc. Libéré dans le cadre des accords d’Oslo dont il doute déjà des bienfaits, Ali Abu Awwad assiste à une rencontre organisée par sa mère avec une Israélienne ayant perdu un enfant dans le conflit. « C’était la première fois de ma vie que je voyais une Israélienne pleurer en face de moi. Je ne pouvais pas imaginer que les Juifs pouvaient avoir des larmes. »
Depuis, le militant est persuadé que la non-violence doit venir des Palestiniens eux-mêmes, qu’elle pourra les aider à créer l’identité dont l’accord d’Oslo les a privés. « Nous devons cesser de nous considérer comme des victimes en nous plaignant de l’occupation israélienne. Nous devons prendre nos responsabilités, nettoyer nos rues, éduquer nos enfants », préconise-t-il.
À la tête du mouvement Taghyeer (changement, en arabe), le militant organise depuis quatre ans des ateliers pour sensibiliser les Palestiniens à la non-violence et leur expliquer comment l’utiliser à l’échelle individuelle pour initier un « changement social ». « La plupart du temps, nous réagissons, alors que nous devons agir. Nous devons être les artistes de notre société », lance-t-il. L’organisation compte une trentaine de relais à travers la Cisjordanie et a rassemblé plus de 4 000 personnes lors d’une manifestation en faveur de la paix à Jéricho l’an dernier.
Des initiatives similaires ont été menées ces dernières années dans d’autres parties des Territoires palestiniens, comme dans la petite ville de Bil’in, à l’ouest de Ramallah, par le Palestinien Abdallah Abu Rama ou à Hébron, au sud, par le Palestinien Issa Amro. Deux figures de la résistance pacifique régulièrement arrêtées par les autorités israéliennes.
Les nouvelles technologies jouent un rôle déterminant dans l’appropriation de ce combat par les Palestiniens. S’inspirant d’une idée d’Issa Amro, l’association B’Tselem distribue par exemple des caméras aux Palestiniens pour qu’ils puissent documenter les violations des droits de l’homme dont ils sont victimes ou témoins. La publication de leurs vidéos sur les réseaux sociaux est devenue la bête noire des autorités israéliennes. L’une d’elles a entraîné la condamnation du soldat franco-israélien Elor Azaria qui, en mars 2016, avait tué un assaillant palestinien à terre, déjà blessé.
La résistance pacifique séduit également de nombreuses femmes palestiniennes. « Nous ne voulons pas que nos enfants finissent en prison ou se fassent tuer. Nous ne voulons pas d’un nouveau bain de sang. Nous avons déjà payé un prix trop élevé pendant la seconde intifada », explique Lama Abu Arqoub.
Mère de cinq enfants, cette enseignante qui vit à Hébron a rejoint le mouvement Women Wage Peace, qui rassemble plusieurs milliers de femmes israéliennes, arabes israéliennes et palestiniennes depuis quatre ans. Réclamant un « accord de paix viable », elles ont organisé de grandes marches, notamment près de la mer Morte en octobre 2017, un sit-in devant le Parlement israélien mais aussi des rencontres régulières à l’échelle locale. Un pied de nez à ceux qui pensent que le dialogue entre Juifs et Arabes est impossible.
« Si quelqu’un peut stopper ce conflit, ce sont les femmes. Elles sont fortes. Elles font passer l’émotion et la vie avant tout. Elles peuvent combattre la violence en élevant leurs enfants », veut croire Lama Abu Arqoub.
Pour autant, les supporteurs palestiniens de la résistance pacifique restent minoritaires. Selon un sondage publié le 12 décembre par le Palestinian Center for Policy and Survey Research, 44 % des Palestiniens pensent toujours que la résistance armée constitue la façon la plus efficace d’obtenir un État à côté d’Israël, contre seulement 23 % en faveur de la non-violence. Le fait que 27 % des autres personnes interrogées croient au pouvoir de la négociation permet toutefois d’envisager une marge de progression.
Face à ces chiffres, Lama Abu Arqoub a du mal à garder son calme. « Comment peut-on encourager une résistance militaire, alors que nos enfants ne sont ni entraînés ni armés ?, s’insurge-t-elle. Est-ce que les bains de sang de la seconde intifada et de la dernière guerre de Gaza ont fait avancer notre cause ? Non ! Au contraire, la communauté internationale nous écoute à travers la voie diplomatique. »
Pour Ali Abu Awwad, c’est la méconnaissance du principe même de la non-violence, souvent considéré comme « naïf », qui constitue un frein à sa diffusion au sein de la société palestinienne. « Le but de la non-violence n’est pas de donner envie aux gens de s’occuper de nous. C’est un moyen de donner un sens à notre vie. Aujourd’hui, quand je passe devant des soldats dans la rue, je me sens plus fort que jamais. Personne ne peut m’atteindre. Je ne fais pas une faveur aux Israéliens. Au contraire, je les embarrasse », affirme-t-il. Et d’ajouter : « Tant qu’il y aura de la violence du côté palestinien, les Israéliens s’en serviront pour justifier la poursuite de la colonisation et de l’occupation. »
Mais les conditions sont-elles réunies aujourd’hui, comme lors de la première intifada, pour un soulèvement d’ampleur de la société palestinienne ? Coauteurs de Popular Protest in Palestine: The Uncertain Future of Unarmed Resistance, les deux universitaires Andrew Rigby et Marwan Darweish en doutent.
Depuis les accords d’Oslo, « la population palestinienne a été fracturée géographiquement et économiquement. Après des décennies d’occupation, les gens tendent à se concentrer sur la survie de leur famille plutôt que sur des causes nationales », souligne Andrew Rigby.
À cela s’ajoutent les divisions entre le Fatah et le Hamas, l’absence d’unité politique et la perte de confiance des Palestiniens envers leurs dirigeants. « Il y a même désormais une méfiance envers les leaders locaux de la résistance populaire », qui sont accusés de profiter de la situation, souligne l’universitaire.
« Je suis fatigué par les politiciens qui deviennent des partisans de la paix seulement à leur retraite pour participer à des conférences de paix chic organisées à Chypre. Je suis aussi fatigué des organisations corrompues qui profitent du business du processus de paix », admet Ali Abu Awwad. Mais pour le militant, cela ne doit pas empêcher les Palestiniens d’agir à leur niveau. « La non-violence permet justement de montrer à nos dirigeants que nous ne sommes pas là à les attendre, que nous prenons notre destin en main. »
Pour Issa Amro, une « réforme » des partis politiques palestiniens est toutefois incontournable « pour donner une chance aux jeunes de mener une intifada non-violente ».
Loin de minimiser l’impact de la résistance pacifique palestinienne, Andrew Rigby et Marwan Darweish estiment qu’elle joue un rôle crucial « pour dynamiser la solidarité internationale » et « potentiellement influencer » les dirigeants palestiniens qui, à leur tour, pourront exercer « un certain pouvoir de changement en Israël ».
« Cela prend du temps, cela demande de la patience et de redoubler d’efforts », philosophe Lama Abu Arqoub. Lorsqu’il se déplace à l’étranger, Ali Abu Awwab résume le défi en un slogan : « Ne soyez ni pro-palestinien ni pro-israélien, soyez pro-solution. »