Les crises du capitalisme mondialisé se succèdent et s’enchaînent en ce premier quart du XXIe siècle, la crise sanitaire étant la plus récente, et sans doute pas la dernière, de cette série. En comprendre les ressorts profonds pour en sortir et bifurquer vers une société solidaire et écologique, telle est l’ambition de Jean-Marie Harribey dans son dernier ouvrage, En finir avec le capitalovirus, L’alternative est possible (Dunod, 2021).
Je retiendrai trois idées fortes autour desquelles s’articule ce livre d’une grande actualité.
La première concerne le diagnostic clair et convaincant de Jean-Marie-Harribey sur la nature de la crise qui secoue la planète, posé au premier chapitre. La crise associée à la pandémie du Covid-19 est endogène à notre système économique, au sens où l’émergence du virus, et surtout sa propagation planétaire, sont la conséquence directe des dérives du système économique dominant, la mondialisation néolibérale. C’est là un des sens du concept de « capitalovirus » forgé par l’auteur. Il découle de ce constat que cette crise n’est pas conjoncturelle et temporaire, contrairement aux conclusions hâtives de nombreux « experts », parmi lesquels des économistes hétérodoxes, selon lesquels les profonds déséquilibres économiques qui se sont manifestés depuis 2019 seraient principalement dus à un double choc passager d’offre et de demande, causé par les politiques publiques (confinement, puis relance). En réalité, la crise du Covid 19 s’inscrit dans le cadre plus général de la crise globale, systémique et multidimensionnelle – économique, sociale, écologique – du capitalisme mondialisé et financiarisé [1].
La deuxième idée forte de l’auteur, sans doute la plus importante à ses yeux, exposée au chapitre 2, intitulé « Au fond, il y a toujours le travail », puis au chapitre 3 « Du travail au revenu », est la centralité du travail dans la crise systémique du capitalisme. Une vision profondément marxienne du capitalisme. La crise du Covid a révélé l’importance du travail et les contradictions en forme de paradoxes qui entourent la situation des travailleurs. Ainsi, ce sont les travailleurs les plus précaires, les « premiers de corvée », en majorité des femmes, dans les hôpitaux, les ephad, la grande distribution … qui ont permis de préserver le fonctionnement de la société, alors que l’économie était à l’arrêt, à la suite du confinement. Autre paradoxe, le patronat qui s’oppose violemment à toute idée de réduction du temps de travail, a applaudi des deux mains à la politique de chômage partiel financée par le gouvernement, qui n’est autre qu’une réduction du temps de travail… On sait aussi que la crise financière de 2007 a été causée par une contradiction interne du capitalisme néolibéral qui a organisé la dévalorisation du travail afin d’assurer l’accumulation du capital. C’est en effet la paupérisation des ménages états-uniens, causée par la « grande compression » de leurs salaires, qui a conduit à leur surendettement, cause principale de la crise des subprimes. En finir avec les crises du capitalisme passe par une « réhabilitation » du travail, selon l’auteur, qui évoque plusieurs pistes dont la reconnaissance de l’existence juridique de l’entreprise, comme un moyen de remettre en cause la prédominance de la société par actions, institution centrale du capitalisme financier.
Parmi les autres idées stratégiques développées par Jean-Marie Harribey, il faut retenir le rôle central de la monnaie qui fait l’objet du chapitre 5, « La monnaie, une institution sociale à retrouver ». La crise financière de 2007, puis la crise sanitaire récente ont montré la place stratégique de la politique monétaire et ont donné lieu à un débat animé sur les questions monétaires, faisant bouger les lignes, comme le montre Jean-Marie Harribey. Ces crises ont signé la fin de l’orthodoxie monétariste qui régnait depuis la fin des années 1970, et qui avait réduit le rôle des banques centrales à la lutte contre l’inflation. Plusieurs dogmes ont été remis en cause : celui de la séparation entre stabilité monétaire et financière, de la neutralité de politique monétaire par rapport aux marchés supposés efficients, et enfin du dogme prohibant le financement monétaire des dépenses publiques au motif que celui-ci serait inflationniste. Une autre avancée, retracée par l’auteur, est la remise en cause de la théorie monétaire dominante dite des « fonds prêtables », selon laquelle les prêts accordés par les banques seraient financés par des fonds préalablement collectés par ces dernières. Alors qu’en réalité, les prêts bancaires initient le processus de création monétaire, et ne dépendent pas de l’épargne préalable mais des besoins de financement de l’économie. Cette approche d’inspiration keynésienne a le mérite de réhabiliter la dette comme source de création de richesse, qu’elle soit contractée par les acteurs privés et publics, dès lors qu’elle sert à préparer le futur en termes d’investissements dans des infrastructures, dans la recherche et l’innovation, dans les services publics. La monnaie est ainsi un puissant levier pour la transition écologique et sociale. Car celle-ci requiert des financements considérables sur le long terme que ni les marchés financiers qui recyclent l’épargne existante ni les banques privées gouvernées par la rentabilité à court terme ne seront en mesure de fournir. D’où le rôle stratégique du financement monétaire des dépenses publiques par la banque centrale qui est aujourd’hui en débat.
La lecture de l’excellent livre de Jean-Marie Harribey a suscité une réserve et une frustration, en ce qui me concerne. La réserve a trait à l’interprétation donnée par l’auteur à la révolution numérique et à ses conséquences. Considérer que le capitalisme dit numérique n’est que la poursuite, dans sa forme extrême, du capitalisme industriel apparu il y a trois siècles, comme cela est indiqué au chapitre 2 (p. 64), ne risque-t-il pas d’en minimiser les conséquences multidimensionnelles – sociales, démocratiques, écologiques –, voire d’occulter des éléments de ruptures dans le fonctionnement du capitalisme contemporain ? Dans le domaine du travail, la citation du juriste Alain Supiot (p. 63) ne suggère-t-elle pas une transformation radicale : « la révolution numérique s’accompagne de tentatives multiples pour promouvoir des formes d’emploi en deçà de l’emploi salarié » ? Dans le domaine monétaire, qui occupe à juste titre une place importante de l’analyse de l’auteur, les travaux existants suggèrent que l’avènement prochain, d’une part, de monnaies privées digitales, émises par les géants du numérique, préfiguré par le projet Libra-Diem de Facebook et , d’autre part, de monnaies digitales publiques émises par les banques centrales, à commencer par le yuan digital chinois, devraient transformer en profondeur l’ordre monétaire international, c’est-à-dire un des piliers de la mondialisation [2]. Il convient donc de ne pas sous-estimer les transformations profondes du capitalisme, qui pourraient être systémiques, favorisées par la révolution numérique [3].
La frustration qu’on peut ressentir par moments en lisant le livre de Jean-Marie Harribey provient des attentes du lecteur qui découlent de l’injonction affichée dans son titre « En finir avec le capitalovirus » et à l’affirmation du sous-titre « L’alternative est possible ». En effet, les propositions permettant de conduire à la « grande transformation » proposée par l’auteur pourraient être davantage développées. Ainsi, la planification démocratique est présentée, à juste titre, comme nécessaire pour conduire la transition écologique. Mais l’organisation de la planification et les moyens de rendre celle-ci démocratique ne sont pas explicités, si ce n’est en mettant en avant la codétermination dans les entreprises, qui ne s’inscrit pas vraiment dans une logique de planification. Comment associer les citoyens au processus démocratique ? Dans ce but, ne faudrait-il pas mettre en place « une chambre du futur » comme le propose le philosophe Dominique Bourg ? Et si l’on s’intéresse à nouveau à la question monétaire, comment assurer la maitrise collective de la monnaie que l’auteur appelle de ses vœux ? Quel changement institutionnel engager au niveau du système monétaire de la zone euro pour atteindre cet objectif ? Un nouveau traité européen est-il nécessaire ? Pour être juste, il faut signaler que l’auteur a développé avec plus de précision certaines de ses propositions dans un ouvrage récent Le trou noir du capitalisme (Le Bord de l’eau, 2020) dont je recommande donc la lecture. Les deux livres forment un tout qui ouvre une discussion nécessaire sur l’avenir de notre planète.