Le monde unipolaire n’est plus. Jamais toute-puissance n’a été si complète et en même temps si brève. L’histoire a la désarmante habitude d’évoluer, remettant en cause les situations acquises. La Russie et la Chine se relèvent et refusent l’ordre étasunien, ce qui en fait des puissances « révisionnistes », dans le narcissique lexique « washingtonien-pentagonais ».
L’ironie est que les dirigeants de l’URSS qui mettent à bas le système soviétique sont occidentalistes et rêvent d’une Russie membre d’une « maison commune européenne » de l’Atlantique à l’Oural. Ils sont prêts aux accommodements avec l’atlantisme. Méprisante, la réponse occidentale est celle d’un maître à son laquais. On leur prescrit une thérapie de choc : capitalisme sauvage, saccage de l’économie, effondrement du niveau de vie, paupérisation de masse et régime d’oligarques de mèche avec le crime organisé.
Se dissipent les illusions des Russes. Les reversements de régimes voisins et, malgré les promesses, l’avance de l’OTAN à leur frontière confirment l’hostilité occidentale. Rejetée à l’ouest, la Russie se tourne vers l’est, où la Chine entame son essor. Les États-Unis essaient de l’entraver dès 2011, mais rien n’y fait ; sa croissance continue.
Locomotive économique du monde, elle est la première partenaire de dizaines de pays. Instigatrice d’un programme de développement international, elle fait mal paraître les États-Unis, qui n’ont rien à proposer sinon le statu quo mal vécu par leurs interlocuteurs.
La mue de la politique étasunienne
Se méprenant sur leur puissance, menaçant et s’ingérant urbi et orbi, les États-Unis cumulent les échecs et rapprochent les deux grands contestataires de leur hégémonie. Pour conjurer la hantise de la formation d’une Eurasie qui mettrait un terme à leur domination, les États-Unis doivent séparer leurs adversaires. Ils se rendent compte qu’ils ne peuvent se mesurer aux deux en même temps, constat qui signe la fin de l’unipolarité et l’avènement de la tripolarité actuelle.
Affronter une à une la Russie et la Chine est désormais l’axe de la politique étasunienne. Trump fait de la Chine la première à abattre et tente de mettre en sourdine la politique antirusse (le temps de soumettre la Chine, avant de se retourner contre la Russie). Le tollé dans l’establishment néoconservateur, viscéralement russophobe, y met le holà. Les États-Unis s’en prennent donc à la Chine et à la Russie, politique de Gribouille qui les soude davantage l’une à l’autre.
Se surprendra-t-on que Biden poursuive la politique de Trump ? La lecture de ses discours et des documents générés par les officines officielles est édifiante. De cette « littérature » de combat, il ressort que la rivalité entre grandes puissances est désormais la priorité, que les États-Unis perdent le contrôle du monde et qu’ils doivent ferrailler pour reprendre la main. L’animosité, les imprécations et les incantations se focalisent sur la Chine, cible principale parce que concurrente « systémique ». Sa déstabilisation est prônée. Présentée comme un irritant, la Russie est presque absente (lire : mise en attente jusqu’à réduction de la Chine), contrairement à ce que laisserait penser le vacarme sur la place publique.
Il est douteux que la Russie et la Chine rendent aux États-Unis le service de se laisser séparer, tellement elles sont convergentes. Quant au dessein étasunien, il est peu subtil et malaisé d’exécution. Même un rétropédalage accueillant la Russie en Europe ne suffirait plus pour l’éloigner de la Chine. Une telle liaison est d’ailleurs exclue par les États-Unis parce que le renforcement de ce continent l’émanciperait de l’emprise d’outre-Atlantique et ferait de lui une puissance. Le but des campagnes et opérations antirusses est de détourner les Européens d’un partenaire économique naturel.
Encore moins probable serait le largage de la Russie par la Chine, tant cette associée est vitale pour le projet eurasiatique. Toujours est-il que, pendant les prochaines années, la configuration triangulaire structurera les relations internationales, pliant à sa logique les évolutions régionales au Moyen-Orient, en Europe et ailleurs.
Recours aux alliés
Là où Biden se distingue de Trump, c’est dans le style, l’objectif restant le même. Tandis que Trump aliénait protégés, alliés, clients, satellites et autres vassaux en les rudoyant et en les rabaissant, Biden ménage leurs sensibilités en y mettant les formes avec un discours multilatéral en vue de sortir les États-Unis de leur isolement, gage d’échec.
L’enjeu maintenant est d’en faire un levier, alors que plusieurs d’entre eux sont des partenaires économiques de la Chine et dans le besoin de commercer avec la Russie. Les vœux de « cohésion » et d’« unité » pullulent dans les documents. Soulagés, les intéressés se félicitent du changement de ton. Trop heureux de ne plus être rabroués, ils seront enclins à suivre. Ils auront droit à la prévenance, puis ils seront appelés à s’exécuter. La détention de Meng Wanzhou n’est qu’un avant-goût.