Accueil Amérique latine et Caraïbes Pays andins Équateur : victoire fragile du néolibéralisme

Équateur : victoire fragile du néolibéralisme

Les élections présidentielles et législatives équatoriennes ont eu lieu dans un pays exsangue, durement touché par une crise économique commencée il y a quelques années mais qui s’est aggravée avec la pandémie et par une crise sanitaire qui a lourdement frappé l’Équateur et provoqué, pour l’instant, plus de 50 000 décès. Cette double crise s’est abattue sur le pays sous le mandat de Lenin Moreno (2017-2021), qui était censé représenter la continuité avec la « Révolution citoyenne » du président progressiste Rafael Correa (2007-2017), mais qui quelques mois à après son arrivée au pouvoir a opéré un tournant très clair en faveur des politiques d’austérité promues par le FMI.

Le premier tour des élections présidentielles de 2021 semblait indiquer un rejet massif du modèle néolibéral imposé par Moreno : le candidat progressiste, Andrés Arauz, dauphin de Correa, le candidat de la gauche plurinationale, Yaku Pérez, issu du mouvement indigène, et le candidat social-démocrate, Xavier Hervas, ont rassemblé environ deux tiers des voix, alors que le seul candidat promouvant ouvertement un modèle néolibéral réactionnaire, le banquier Guillermo Lasso, membre de l’Opus dei, s’est qualifié in extremis au second tour avec un score historiquement faible, moins de 20% des voix. Pourtant, à l’issue d’un second tour qui a opposé Arauz à Lasso, et qui a donc réactivé la fracture politique corréisme/anticorréisme, c’est bien Lasso qui, contre toute attente, a fini par l’emporter au second tour, avec plus de 52% des voix, offrant à la droite sa première victoire à une élection présidentielle depuis 1998. Comment expliquer cet apparent paradoxe entre les résultats du premier et du second tour ?

 

Le tournant néolibéral de Lenin Moreno (2017-2021)

Lenin Moreno a été élu président en 2017 en tant qu’héritier politique du président sortant, Rafael Correa. Il était censé incarner la continuité avec le projet politique porté par ce dernier, la « Révolution citoyenne ». Correa fait partie des nombreux·se·s gouvernant·e·s de gauche qui sont arrivé·e·s au pouvoir au cours des années 2000 en Amérique latine dans un contexte de crise du modèle néolibéral, qui s’était imposé dans les années 1980 et 1990. Ces gouvernements sont le plus souvent considérés comme faisant partie d’un « cycle progressiste » s’étalant essentiellement sur une dizaine d’années, du milieu des années 2000 au milieu des années 2010. La caractéristique commune de tous ces gouvernements est leur prise de distance plus ou moins prononcée vis-à-vis du modèle néolibéral. Nous ne reviendrons pas ici sur les limitations et les contradictions de ces expériences politiques ; nous nous contenterons de signaler qu’au cours des dernières années elles ont été interprétées comme des « révolutions passives »[1], ayant représenté un tournant par rapport à la convergence néolibérale des années 1990, mais qui se sont révélées incapables de transformer en profondeur les structures économiques de leurs pays et notamment de rompre avec l’extractivisme. Alors que les gouvernements progressistes sont très souvent arrivés au pouvoir après un cycle de mobilisations sociales, comme la décennie 1997-2006 en Équateur, qui a précédé l’élection de Correa, une fois au pouvoir ils ont cherché à démobiliser les organisations sociales, voire à les persécuter. Correa, par exemple, a entretenu des relations très tendues avec le mouvement indien, les syndicats, les organisations écologistes ou le mouvement féministe.

Toujours est-il que Lenin Moreno rompt avec Rafael Correa quelques mois après son arrivée au pouvoir. Moreno opère un tournant très clair en faveur du modèle néolibéral dont Correa s’était globalement éloigné pendant sa décennie au pouvoir. Moreno hérite d’une situation économique délicate, provoquée notamment par la chute du prix du pétrole à partir de 2013. Pour retrouver des marges de manœuvre financières, il décide de recourir au FMI, avec lequel il signe un accord début 2019. En échange du soutien financier du FMI, l’Équateur devait s’engager à mettre en place un programme d’ajustement structurel. Le 2 octobre 2019, Moreno adopte le décret 883, qui inclut pêle-mêle plusieurs mesures d’austérité, dont la plus impopulaire est la suppression des subventions aux carburants.

Le décret 883 provoque un grand soulèvement populaire, dont le principal acteur est le mouvement indigène, incarné par la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur (CONAIE). La CONAIE, alliée à des secteurs populaires urbains, organise de nombreuses manifestations partout dans le pays, notamment à Quito. Il s’agit du principal mouvement social du XXIe siècle en Équateur : les manifestations paralysent complètement le pays pendant une dizaine de jours et obligent le gouvernement à céder. Moreno répond d’abord avec une répression féroce, qui provoque 11 décès, puis décide de retirer le décret 883 et de négocier en direct à la télévision avec les dirigeants du mouvement indien, notamment les grandes figures du soulèvement, Jaime Vargas, président de la CONAIE, et le jeune Leonidas Iza, président du Mouvement Indigène et Paysan de Cotopaxi (MICC), unes des principales organisations faisant partie de la CONAIE[2].

Le gouvernement s’est retrouvé avec une marge de manœuvre très étroite. Il s’est surtout appuyé sur la droite et les milieux d’affaires pour se maintenir au pouvoir et faire avancer son programme néolibéral. Il est cependant devenu extrêmement impopulaire, avec un taux d’approbation qui n’a jamais dépassé 10% depuis le soulèvement d’octobre 2019. La situation ne s’est pas améliorée lors de l’arrivée du coronavirus. La gestion de la pandémie par le gouvernement de Moreno est calamiteuse : l’Équateur, avec une surmortalité de plus de 50 000 décès attribuables au covid-19, pour une population de 17 millions d’habitants, est un des pays les plus touchés au monde (environ 3 000 décès par million d’habitants, bien plus que le Brésil ou la France). Les images montrant les cadavres abandonnés dans les logements ou les rues de Guayaquil pendant la première vague, en mars et avril 2020, en raison de la saturation des services hospitaliers et funéraires, ont fait le tour du monde. Moreno, au lieu de faire face à la pandémie, a profité de la crise sanitaire pour approfondir ses mesures néolibérales et imposer un détricotage du droit du travail. L’instrumentalisation de la pandémie par le néolibéralisme révèle à quel point celui-ci représente une forme de nécrophilie sociale[3].

 

Le premier tour : la défaite du néolibéralisme ?

Le premier tour a donc eu lieu dans un contexte de crise sanitaire et économique et d’atomisation politique. Moreno, battant tous les records d’impopularité, a décidé de ne pas se présenter. Seize candidat·e·s se sont disputé l’accès au second tour, mais quatre candidats ont réussi à rassembler près de 88% des voix, Andrés Arauz, le candidat du progressisme héritier de Rafael Correa, Guillermo Lasso, le candidat de la droite, Yaku Pérez, le candidat porté par le mouvement indigène et la gauche plurinationale, écologiste et critique avec le corréisme, et Xavier Hervas, candidat social-démocrate.

Le candidat du corréisme, Andrés Arauz, est un jeune économiste de 36 ans, inconnu jusqu’à sa nomination comme candidat. Il avait un profil technocratique : fonctionnaire de la Banque centrale puis chargé de ministères techniques à la fin des années Correa. Il est devenu le candidat de l’alliance Unión por la Esperanza (UNES), la nouvelle organisation rassemblant les partisans de Correa. Dans sa campagne du premier tour, Arauz a cherché à incarner la continuité avec la « Révolution citoyenne » de Correa pour attirer une partie non négligeable de la population, frappée de plein fouet par la crise sanitaire et économique et qui voit avec nostalgie les années Correa comme une période de relative stabilité, de développement des services publics, de mobilité sociale et de redistribution des richesses. Cette stratégie s’est avérée gagnante : Arauz est arrivé en tête du premier tour, avec presque 33% des voix, et UNES s’est hissée au premier rang des forces parlementaires, avec un peu moins de 50 député·e·s.

Le candidat de droite était Guillermo Lasso, un banquier conservateur, membre de l’Opus dei, fondateur du parti Creando Oportunidades (CREO), et qui s’est érigé comme principale figure de l’opposition à Correa. Il s’est déjà présenté, sans succès, aux élections présidentielles de 2013 et 2017. Lors de sa campagne de 2021, Lasso proposait un programme clairement néolibéral et conservateur, mais il s’est également présenté comme le vote utile, c’est-à-dire comme le candidat de l’opposition le mieux placé pour battre le corréisme. Or le résultat du premier tour est décevant : Lasso obtient moins de 20% des voix, son score le plus bas. Pire encore, il ne compte pratiquement pas de réserves de voix à droite, contrairement à 2017, lorsque l’autre candidate de droite, Cynthia Viteri, du Parti Social-Chrétien (PSC), avait obtenu 17% des voix. En 2021, en revanche, le PSC n’a pas présenté de candidat et a décidé de soutenir Lasso dès le premier tour. Le résultat des élections législatives est également décevant : la droite (CREO et PSC) ne rassemble que 30 sièges sur 137 dans la nouvelle Assemblée nationale.

Le troisième candidat est Yaku Pérez, un dirigeant indien du sud de l’Équateur, grande figure de la résistance du mouvement indigène contre l’expansion du modèle extractiviste sous Correa et élu préfet de la province de l’Azuay en 2019. Pérez est le candidat de Pachakutik, un parti créé par la CONAIE en 1996. Sa nomination a pourtant créé des tensions au sein du mouvement indigène, car Pachakutik a organisé son processus de nomination du candidat aux élections présidentielles de manière autonome, sans consultation des bases de la CONAIE, et a fini par écarter les deux autres précandidats, Jaime Vargas et Leonidas Iza, deux figures majeures du soulèvement de 2019[4]. Malgré les frictions provoquées par sa désignation, Pérez obtient un résultat historique : il s’impose dans la plupart des provinces des Andes et de l’Amazonie et, avec plus de 19% des voix, il talonne Lasso et échoue de peu à se qualifier au second tour. Les résultats de Pachakutik aux élections législatives sont également impressionnants : le parti obtient le deuxième groupe parlementaire (27 sièges). Pachakutik n’avait jamais obtenu de tels résultats aux élections présidentielles et législatives depuis sa fondation en 1996. Yaku Pérez a su rassembler l’Équateur périphérique, du moins dans les Andes et l’Amazonie, en mobilisant les communautés indiennes mais aussi une partie des secteurs populaires urbains, tout en attirant une partie des classes moyennes progressistes.

Lors de la campagne du premier tour, Yaku Pérez s’est présenté comme un candidat incarnant une troisième voie, une alternative au progressisme et au néolibéralisme, promouvant un modèle économique anti-extractiviste fondé sur l’économie communautaire. Si sa vision de l’écologie ne peut être qualifiée de libérale,[5] il n’en est pas moins vrai que son opposition à l’extractivisme nourrit une méfiance vis-à-vis de l’État, en tant que principal acteur de l’expansion de la frontière extractiviste sous Correa. L’anticorréisme et la méfiance envers l’État ont poussé Pérez à trouver des points de convergence avec la droite. En 2015, par exemple, s’il participe activement aux manifestations convoquées par les mouvements sociaux (la CONAIE et le FUT), il est également présent aux manifestations des classes moyennes contre un projet de loi présenté par Correa créant un impôt progressif sur les héritages. Au second tour des élections de 2017, il soutient publiquement Lasso, en affirmant préférer « un banquier à une dictature ». Lors de sa campagne de 2021, il propose des mesures directement inspirées du programme néolibéral de Lasso : l’abolition de l’impôt sur la sortie de devises du territoire national, créé par Correa pour soutenir la dollarisation, et la signature d’un accord de libre-échange avec les États-Unis[6]. À l’issue du premier tour, Alejandro Moreano, une des principales figures intellectuelles de la gauche non corréiste, a déploré les hésitations de Pérez entre la gauche et la droite et appelé Pachakutik à respecter au plus près le programme antinéolibéral de la CONAIE.[7]

Le candidat arrivé en quatrième position est Xavier Hervas, représentant de la Gauche Démocratique, un vieux parti social-démocrate entré en crise après l’arrivée de Correa au pouvoir. Hervas a axé sa campagne sur son identité de chef d’entreprise capable de créer des emplois, tout en s’opposant à la proposition de Lasso de flexibiliser le droit du travail et en se montrant ouvert aux thématiques liées aux droits des femmes et de la population LGBTI. Sa campagne a su incarner le désir de renouveau d’une partie de l’électorat, en particulier jeune et urbain, grâce à une campagne innovante sachant utiliser habilement les réseaux sociaux, notamment Tiktok. Il incarne en quelque sorte le visage aimable du néolibéralisme. Hervas a obtenu un score remarquable : il est arrivé en quatrième position, avec près de 16% des voix, et en deuxième position dans presque toutes les provinces andines. Il a ressuscité la Gauche Démocratique, qui obtient son meilleur score depuis 1998, et se retrouve avec le quatrième groupe parlementaire (18 sièges).

Alors que Guillermo Lasso, le candidat incarnant le retour au néolibéralisme le plus brutal n’a obtenu que 20% des voix et a failli être exclu du second tour, il était aisé d’interpréter le résultat du premier tour comme un rejet du néolibéralisme[8]. Arauz annonçait justement sur son compte Twitter : « Progressisme + gauche plurinationale + social-démocratie = 70%. Le 7 février le peuple équatorien a déjà gagné »[9]. En effet, les trois candidats se réclamant de la gauche, Arauz, Pérez et Hervas, ont rassemblé environ deux tiers des voix, ainsi que deux tiers des sièges au Parlement.

Comment expliquer le résultat modeste de Lasso au premier tour ? D’un côté, le contexte de crise et de pandémie était peu favorable à un discours néolibéral axé sur la privatisation des services publics, y compris les hôpitaux et la sécurité sociale, et la flexibilisation du droit du travail. Par ailleurs, l’élection de 2017 avait incarné la polarisation entre le corréisme et l’anticorréisme et les candidats représentant ces alternatives, Moreno, Lasso et Viteri, avaient obtenu plus de 80% des voix. En revanche, en 2021, le candidat corréiste, Arauz, et le candidat anticorréiste, Lasso, rassemblent moins de 53% des voix. Pérez et Hervas, même s’ils ont également fait appel à un discours anticorréiste pendant la campagne, ont cherché à dépasser ce clivage et à incarner une troisième voie.

 

Le second tour : la défaite du camp populaire

Si la droite abordait le second tour dans une position de faiblesse, elle a réussi à retourner la situation pendant les deux mois de campagne et c’est Guillermo Lasso qui a fini par s’imposer le 11 avril dernier, avec plus de 52% des voix. Le résultat est sans appel : avec cinq points de différence au niveau national, Lasso l’emporte dans les dix provinces andines et dans cinq des six provinces amazoniennes, dans la plupart des cas avec plus de 60% des voix. Arauz, de son côté, ne remporte que les provinces de la Côte et une seule province en Amazonie. Ses résultats sont calamiteux dans la Sierra et dans l’Amazonie, où ils s’élèvent en général à environ 30% des voix. Pour la première fois depuis 1998, la droite remporte une élection présidentielle. Comment expliquer ce résultat, malgré un premier tour défavorable à Lasso ?

Arauz et Lasso se sont efforcés de conquérir le vote des électeur·rice·s de Pérez et d’Hervas, plus attaché·e·s à des valeurs qui n’étaient pas au centre du discours des deux candidats finalistes : le féminisme, l’écologie, la construction de l’État plurinational. Lasso a décidé de changer radicalement de stratégie. Il a cherché à atténuer son discours conservateur et s’est efforcé de projeter l’image d’un candidat rassembleur, capable d’intégrer à son programme des thématiques qu’il avait jusqu’alors négligées : droits humains, écologie, droits des femmes et des personnes LGBTI. Il s’est engagé à combattre toutes les formes de discrimination, à sanctuariser le budget destiné à combattre les violences sexistes et sexuelles, à ouvrir un débat sur la dépénalisation de l’avortement en cas de viol. De nombreux·ses militant·e·s féministes et LGBTI n’ont pas cru à ce changement radical de ton et n’ont pas oublié que Lasso s’est toujours opposé à leurs combats. Cependant, cette nouvelle stratégie a permis à Lasso de se présenter comme un candidat à l’écoute des autres, disposé à entendre des opinions contraires à ses convictions, capable de rassembler le pays dans ce qu’il a appelé l’Ecuador del encuentro, enfermant ainsi Arauz dans son identité de candidat corréiste isolé. Le candidat social-démocrate, Xavier Hervas, a appelé à voter pour Lasso, comme la plupart des autres candidats présents au premier tour.

Arauz a eu du mal à rompre son isolement. Il n’a réussi à le faire qu’une semaine avant le second tour, lorsqu’il a reçu le soutien du président de la CONAIE, Jaime Vargas, et de la Fédération Équatorienne d’Indiens Évangéliques (FEINE), particulièrement influente dans les provinces centrales. Or ces soutiens se sont avérés soit insuffisants soit trop tardifs, car Arauz a finalement perdu dans presque toutes les provinces de l’Amazonie et de la Sierra centrale. La configuration du second tour a réactivé la dichotomie corréisme/anticorréisme, qui semblait s’être partiellement estompée lors du premier tour. Lasso s’est retrouvé à la tête d’une large coalition anticorréiste censée représenter une alternative unitaire face à Arauz.

Un autre des facteurs qui ont joué en faveur de Lasso est la position du mouvement indigène. La CONAIE, Pachakutik et Yaku Pérez, ont appelé à voter nul. Le « vote nul idéologique » promu par le mouvement indien exprimait un désaccord avec le projet de la droite néolibérale et avec celui du progressisme. Les électeur·rice·s de Yaku Pérez étaient les plus proches idéologiquement d’Arauz et les plus à même de voter pour lui au second tour pour faire barrage à la droite, malgré leurs divergences avec le corréisme. Or Arauz pouvait difficilement les convaincre, puisqu’il incarnait la continuité avec le gouvernement de Correa, qui avait humilié le mouvement indien, mis à mal la promesse d’un État plurinational, approfondi le modèle extractiviste, attaqué les organisations sociales et instrumentalisé la justice pour réprimer les militant·e·s indien·ne·s, syndicaux·ales ou écologistes[10]. Au cours des années Correa, le bloc antinéolibéral s’est donc divisé en deux gauches devenues irréconciliables, d’une part le progressisme qui revendiquait la « Révolution citoyenne » promue par Correa et d’autre part la gauche plurinationale et écologiste proche du mouvement indien[11]. La question était donc de savoir quelle fracture finirait par l’emporter au second tour : la division corréisme/anticorréisme (avec d’un côté UNES et, de l’autre, Pachakutik, la Gauche démocratique et la droite CREO-PSC) ou la division entre bloc antinéolibéral (UNES, Pachakutik et une partie de la Gauche Démocratique) et bloc néolibéral (une partie de la Gauche Démocratique et la droite CREO-PSC)[12]. Dans ce contexte, si Pachakutik souhaitait incarner une troisième voix, à la fois anticorréiste et antinéolibérale, le vote nul était la seule option.

Le vote nul a obtenu un score historique au second tour : plus de 16% des voix, soit 1,8 millions de votes, environ le même nombre de voix que Yaku Pérez a obtenu au premier tour. Même si Yaku Pérez ne peut pas revendiquer la totalité des votes nuls (qui représentaient déjà un million de voix au premier tour), il existe une corrélation très claire entre les provinces où Pérez l’a emportée au premier tour et le niveau des votes nuls au second[13]. Ceux-ci dépassent même le score d’Arauz dans cinq provinces de la Sierra où Pérez l’a emporté au premier tour (Azuay, Cotopaxi, Tungurahua, Chimborazo et Bolívar). Yaku Pérez peut donc se prévaloir d’avoir été présent au second tour et d’avoir même battu Arauz dans plusieurs provinces. Le score des votes nuls permet donc à Pérez de légitimer son image d’alternative à la droite et au progressisme. Cependant, le « vote nul idéologique », en divisant le bloc antinéolibéral, a bénéficié à Lasso[14].

Si des militant·e·s de la Révolution citoyenne ont jeté la responsabilité de la défaite sur la position du mouvement indigène en faveur du vote nul, plusieurs dirigeants indigènes ont invité les corréistes à s’interroger sur les raisons qui ont poussé une partie de la gauche à regarder avec indifférence l’affrontement entre Arauz et Lasso au second tour. Dans leur perspective, le corréisme a fini par payer le prix de ses attaques contre les mouvements sociaux lorsque Correa était au pouvoir[15].

 

Les perspectives de la gauche

Le retour de la droite aux affaires ne peut pas être une bonne nouvelle pour l’Équateur. Pour Lasso, il n’est pas question de remettre en cause l’accord signé avec le FMI en 2019 et les politiques d’austérité de Moreno, mais bien au contraire de les approfondir pour parachever le retour au néolibéralisme. Lasso entend déréguler l’économie et réduire le rôle de la puissance publique : il souhaite signer un accord de libre-échange avec les États-Unis, démanteler le droit du travail, supprimer l’impôt sur les exportations de devises, déréguler le système d’enseignement supérieur en vidant de sa substance l’équivalent du ministère de l’Enseignement Supérieur (Senescyt) et lancer une vague de privatisations (les médias publics, l’énergie et même le système de retraites). La mise en œuvre de ce programme néolibéral créera inévitablement un climat de conflictualité sociale que le nouvel exécutif cherchera à gérer par le biais de la violence : Lasso s’est résolument opposé au soulèvement de 2019 et a félicité la répression orchestrée par la ministre de l’Intérieur de Moreno, María Paula Romo, qui s’est soldée par 11 morts. Il ne fait donc aucun doute que sous Lasso toute mobilisation sociale d’ampleur sera reçue avec la même violence de la part des forces de l’ordre.

Or Lasso, malgré une victoire nette au second tour, se retrouve d’ores et déjà dans une situation de relative fragilité. Certes il a réussi à multiplier par 2,5 son score du premier tour, et à passer de 1,8 à 4,6 millions de voix, mais Lasso demeure un président relativement mal élu. Bien que le vote soit obligatoire en Équateur, l’abstention a atteint 30% des inscrit·e·s, dix points de plus qu’au premier tour, son score le plus élevé dans l’histoire récente. À cela s’ajoute le score élevé des votes nuls. Lasso ne représente donc que 35% des inscrit·e·s. Ce n’est pas le président le plus mal élu depuis le retour à la démocratie en 1979, mais sa légitimité est faible, non seulement en raison de son score médiocre du premier tour, mais aussi parce qu’au second tour il a obtenu moins de voix qu’aux élections de 2017 (4,6 millions contre 4,8). De plus, son score du premier et du second tour s’explique en partie parce qu’il a rassemblé le vote utile anticorrésite, qui n’est pas nécessairement un vote d’adhésion à son programme. Autrement dit, la base sociale de Lasso est fragile et risque de s’effriter dès les premiers mois de son gouvernement.

L’autre grand écueil de Lasso sera la relation avec un Parlement où il n’a pas de majorité. Les trois partis se réclamant de la gauche, UNES, Pachakutik et la Gauche Démocratique, rassemblent deux tiers des sièges. Cela veut dire non seulement qu’ils ont la majorité, mais qu’ils peuvent même, en théorie, s’imposer aux veto du nouveau président. Pachakutik et la Gauche Démocratique ont d’ailleurs annoncé qu’ils formeraient un seul groupe parlementaire rassemblant leurs 45 député·e·s. Ils ont d’ores et déjà annoncé qu’ils s’opposeraient à toutes les privatisations, chercheraient à protéger la Sécurité sociale et à dépénaliser l’avortement en cas de viol. Il n’y a aucun doute qu’UNES, qui contrôle le principal groupe parlementaire, de 48 député·e·s, sera également du côté de l’opposition à Lasso. Les forces de gauche, fracturées au second tour par la dichotomie corréisme/anticorréisme, se retrouveront donc ensemble dans l’opposition.

Outre le parlement, l’opposition viendra surtout des organisations sociales, notamment la CONAIE. Or le mouvement indien est également traversé par une série de tensions. D’un côté, Yaku Pérez, légitimé par son score du premier tour et celui des votes nuls au second, peut aspirer à être le visage de la gauche plurinationale. Il cherche à incarner une gauche écologiste fondée sur la protection de l’environnement et sur l’économie communautaire, mais méfiante vis-à-vis de l’État, perméable à certaines idées venues de la droite, et marquée par un anticorréisme intransigeant. De l’autre côté, Leonidas Iza, incarne une position de classe beaucoup plus claire : son principal ennemi est la droite, plus que le corréisme. Il a d’ailleurs récemment appelé à une alliance entre les secteurs de gauche « auto-critiques »[16]. Autrement dit, sans l’énoncer explicitement, il n’exclut pas dans un avenir plus ou moins proche une alliance avec un corréisme ayant fait un travail de réflexion sur ses excès et ses erreurs et reconnaissant le rôle des peuples indiens dans la résistance au néolibéralisme et dans la construction de l’État plurinational. Leonidas Iza a déjà annoncé qu’il se portera candidat à la présidence de la CONAIE, qui tiendra son congrès en mai 2021[17]. Du résultat de ce congrès dépendront le chemin emprunté par le mouvement indigène, sa position vis-à-vis du gouvernement de Lasso et l’unité du camp populaire. Encore une fois, ce qui est en jeu est la principale fracture qui définira l’identité politique du mouvement indien : l’anticorréisme ou l’antinéolibéralisme.

Quel que soit le rôle joué par l’opposition à l’Assemblée ou par les mouvements sociaux comme la CONAIE, il est certain que le conflit de classe, contenu par les politiques sociales de Correa, réactivé par le soulèvement d’octobre 2019, exacerbé par la pandémie et la crise économique, ne fera que s’accentuer sous le gouvernement de Lasso. Si la victoire de la droite n’est pas une bonne nouvelle, ce sera l’occasion de reconstituer un bloc populaire antinéolibéral ayant dépassé le clivage corréisme/anticorréisme qui, comme le précise bien Leonidas Iza, finit par favoriser la droite[18].

 

Notes

[1] Massimo Modonesi, Revoluciones pasivas en América, Mexico, Universidad Autónoma Metropolitana, 2017 ; Franck Gaudichaud, Massimo Modonesi et Jeffrey R. Webber, Fin de partie ? Amérique latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998-2019), Paris, Éditions Syllepse, 2019.

[2] Miriam Lang, « Équateur : victoire historique des mouvements indigènes et populaires », Contretemps. Revue de critique communiste, 19 octobre 2019, https://www.contretemps.eu/equateur-victoire-mouvements-indigenes-populaires/.

[3] Payanota Gounari, « Neoliberalism as social necrophilia », S. J. Miri, Robert Lake et Tricia Kress (eds.), Reclaiming the Sane Society, Rotterdam, Sense Publishers, 2014, p. 187-201.

[4] Pablo Dávalos, « El Movimiento indígena en el laberinto del Minotauro: la CONAIE, las elecciones y el cambio civilizatorio de la post-pandemia », blog personnel de Pablo Dávalos Aguilar, 24 mars 2021, http://pablo-davalos.blogspot.com/2021/03/el-movimiento-indigena-en-el-laberinto.html.

[5] Pablo Ospina Peralta, « Caminos y bifurcaciones del movimiento indígena ecuatoriano », Nueva Sociedad, février 2021, https://nuso.org/articulo/caminos-y-bifurcaciones-del-movimiento-indigena-ecuatoriano/.

[6] Pérez a eu d’autres déclarations polémiques : en 2019, il s’est réjoui de la chute d’Evo Morales ; pendant la campagne, il s’est abstenu de critiquer la décision de la procureure générale d’ouvrir des enquêtes contre Jaime Vargas et Leonidas Iza pour leurs actions lors du soulèvement d’octobre 2019 ; il a aussi raillé la proposition d’Arauz de distribuer un chèque de mille dollars aux familles les plus vulnérables ; enfin, il a dénoncé une tentative de fraude orchestrée par la droite et le corréisme pour l’exclure du second tour et a appelé l’armée et la police à intervenir et à annuler le premier tour des élections.

[7] Alejandro Moreano, « Del paro de Octubre a un gobierno indígena insurgente », La Línea de fuego, 14 février 2021, https://lalineadefuego.info/2021/02/14/especial-del-paro-de-octubre-a-un-gobierno-indigena-insurgente/.

[8] Denis Rogatyuk, « Ecuador después de las elecciones », Jacobin América latina, 19 février 2021, https://jacobinlat.com/2021/02/19/ecuador-despues-de-las-elecciones/.

[9] https://twitter.com/ecuarauz/status/1358880454368190468?s=20.

[10] Éric Toussaint, « De Rafael Correa a Guillermo Lasso vía Lenin Moreno », Jacobin América latina, 12 avril 2021, https://jacobinlat.com/2021/04/12/de-rafael-correa-a-guillermo-lasso-via-lenin-moreno/.

[11] Melissa Moreano Venegas, « Antiextractivismo y política radical en Ecuador », Jacobin América latina, 19 février 2021, https://jacobinlat.com/2021/02/19/antiextractivismo-y-politica-radical-en-ecuador/

Frédéric Thomas, « Équateur : les gauches, l’extractivisme et la transition », Contretemps. Revue de critique communiste, 7 avril 2021, https://www.contretemps.eu/equateur-gauche-extractivisme-transition/.

[12] Franklin Ramírez Gallegos, « Elecciones Ecuador 2021: entre la despolarización lenta y el retorno de la gran batalla », Análisis Carolina, n°13, 8 avril 2021, https://www.fundacioncarolina.es/wp-content/uploads/2021/04/AC-13.2021.pdf.

[13] Jorge Galindo, « Yaku Pérez y los casi dos millones de votos nulos en las elecciones ecuatorianas », El País, 12 avril 2021, https://elpais.com/internacional/2021-04-12/yaku-perez-y-los-casi-dos-millones-de-votos-nulos-en-las-elecciones-ecuatorianas.html.

[14] Javier Rodríguez Sandoval, « A quién favoreció el voto nulo », GK, 15 avril 2021, https://gk.city/2021/04/15/a-quien-favorecio-el-voto-nulo/.

[15] Nayra Chalán, vice-présidente de la Confédération Kichwa de l’Équateur (Ecuarunari) et membre de la direction de la CONAIE, https://twitter.com/NayraPacha/status/1381926940983111681?s=20.

[16] Movimiento Indígena y Campesino de Cottopaxi, « Coyuntura del Movimiento Indígena y el país », 6 avril 2021, https://www.facebook.com/1666505110332250/videos/737954347083055.

[17] « Leonidas Iza, dirigente de la CONAIE: Con la bipolaridad correísmo/anti-correísmo solo cosecha la derecha », Nodal, 14 avril 2021, https://www.nodal.am/2021/04/ecuador-leonidas-iza-dirigente-de-la-conaie-con-la-bipolaridad-correismo-anti-correismo-solo-cosecha-la-derecha/.

[18] Ibid.