John R. MacArthur, Le Devoir,4 novembre 2019
Il y a chez Donald Trump une telle pourriture, une telle souillure, qu’elle arrive à obscurcir d’autres saletés tout aussi malsaines chez les « gens bien » opposés au président. Alors que les médias anti-Trump claironnent leur dégoût à chaque révélation dans le dossier ukrainien — affaire qui souligne également la corruption intellectuelle du Parti républicain —, un drame violent se produit au Parti démocrate qui risque de prolonger le cauchemar trumpien.
Curieusement, ce drame fait surface à gauche, une position normalement ignorée dans la gamme idéologique des États-Unis. Être à gauche en politique américaine est d’habitude un aveu qu’on n’est pas sérieux — qu’on prend des positions par principe et non pas dans l’espoir d’accéder au pouvoir. Dans l’histoire américaine, il n’y a jamais eu de Front populaire, pas de Léon Blum ni de Jean Jaurès, pas d’Ernest Bevin ni même de Harold Wilson. Abraham Lincoln et Franklin Roosevelt furent des gauchistes occasionnels et de nécessité, pas de souche.
Toutefois, la percée de deux candidats à la présidence ouvertement à gauche, Bernie Sanders et Elizabeth Warren, a suscité un conflit furieux dans le prétendu parti des ouvriers, mais qui, depuis 25 ans, est dominé par les intérêts de Wall Street et des grandes entreprises. Jusqu’à présent, les barons démocrates n’avaient pas osé affronter Sanders directement, de peur d’offenser ses partisans. Mais voilà que Hillary Clinton, doyenne de l’ancien régime, vient de déclarer la guerre à la faction indépendantiste / insurgée de son parti avec une attaque contre Tulsi Gabbard, représentante démocrate de Hawaï à la Chambre et, elle aussi, candidate à la présidence. L’accusation de Mme Clinton, énoncée sur un balado, semble étonnante, voire absurde : Gabbard, selon Clinton, est « la chouchoute des Russes » en cours de « formation pour une candidature de troisième parti » en 2020 afin de déstabiliser de nouveau l’élection et de faire réélire Trump. Clinton veut faire croire qu’elle a été battue en 2016 par la manipulation numérique russe plutôt que pour la raison plus évidente d’une déception à l’égard du Parti démocrate — et du néolibéralisme clintonien — parmi les cols bleus de la « ceinture de la rouille » du Midwest.
Les graines d’une faillite
Bien que Gabbard soit une candidate marginale, les tactiques de Clinton sont compréhensibles. Très anti-intervention militaire (réserviste de l’armée, elle a servi en Irak, dont Hillary a voté l’invasion), Gabbard a appuyé la candidature de Sanders en 2016, contre Clinton et l’oligarchie démocrate, et Hillary cherche à régler ses comptes ainsi qu’à blesser Sanders. Mais cette histoire est encore plus compliquée, car la gauche n’est pas solidaire. Gabbard a rétorqué avec franchise : « Merci, Hillary. Vous, reine des va-t-en-guerre, incarnation de la corruption, et personnification de la pourriture qui a rendu malade le Parti démocrate depuis si longtemps, vous êtes enfin sortie des coulisses. » Sanders, lui, a défendu son alliée : « Il est scandaleux que quiconque laisse entendre que Tulsi est un agent de l’étranger. » En revanche, Elizabeth Warren, censée être une réplique de Sanders idéologiquement, n’a pas dit un mot. Et c’est là que sont semées les graines d’une faillite dans la croisade contre Trump — des graines qui pourraient s’épanouir en pleine guerre interne dans le Parti démocrate entre apparatchiks et réformateurs.
En 2015, lorsqu’on cherchait un candidat « progressiste » pour succéder au trop tranquille Barack Obama et entraver la candidature de Hillary, Warren a refusé l’invitation. Quand Sanders a lancé sa candidature peu plausible et très hardie contre Clinton, la sénatrice du Massachusetts s’est abstenue, refusant d’appuyer Sanders ou Clinton jusqu’à ce que Sanders cède en juin 2016. À l’époque, c’est une porte-parole du Parti républicain qui avait commenté l’ironie du soutien offert par Warren à Clinton : « En appuyant Hillary Clinton, Elizabeth Warren est apparue comme une vendue. Que ce soit par son refus de dévoiler les transcriptions de ses discours à Wall Street, ses liens avec les industries des combustibles fossiles ou ses proches relations avec les grandes banques, Hillary Clinton représente tout ce à quoi Elizabeth Warren prétend s’opposer. » La républicaine disait ce que certains dans le camp Sanders pensaient mais n’ont jamais dit à voix haute.
En fait, « Liz » a toujours choisi la prudence plutôt que la confrontation dans ses relations avec la machine démocrate. Respectueuse des protocoles, elle a même signé, selon le New York Times, une promesse réclamée par les comités officiels démocrates des 50 États de ne pas créer une organisation politique parallèle — de ne pas braconner sur les terrains clientélistes du parti. Alimenté par un secteur de riches tout de même « progressiste » sur les questions de moeurs, de race et de sexe, ce parti officiel déteste Sanders, qui a, effectivement, créé un groupe de pression, Our Revolution, qui fait concurrence directe au comité national démocrate. Sanders veut carrément renverser l’aristocratie qui préférerait nettement Joe Biden, ou même Warren au cas où Biden continuerait à trébucher.
En quête de la désignation par son parti, Warren a-t-elle conclu un pacte de non-agression avec Hillary Clinton ? NBC News raconte que les deux femmes se parlent au téléphone ; le silence de Warren au sujet de Gabbard indique au moins une entente cordiale. Si Warren ne tranche pas en faveur des militants de gauche, ses manoeuvres paraîtront comme une trahison de Sanders et de la réforme. Comme en 2016, le sang coulera au profit de Trump.