MATHIEU MAGNAUDEIX, Médiapart, 11 octobre 2020
Cori Bush sera élue au Congrès américain en novembre. L’ancienne activiste du mouvement de Ferguson contre les violences policières soutenait Bernie Sanders. Elle votera Biden à l’élection présidentielle du 3 novembre. « Trump attise la haine et encourage les racistes. »
En 2019, on la découvrait dans « Cap sur le Congrès », documentaire dont la star était Alexandria Ocasio-Cortez, serveuse de Manhattan socialiste devenue représentante de New York il y a deux ans. Cori Bush a suivi les traces d’« AOC » : en août, cette infirmière et pasteure a gagné sa primaire face à une figure du parti démocrate dans l’État conservateur du Missouri. Candidate dans une circonscription démocrate, elle sera, sauf imprévu, élue au Congrès américain le 3 novembre, et grossira les bataillons encore réduits de la gauche. Ce jour-là, un tiers du Sénat et toute la Chambre des représentants sont en effet renouvelés en même temps que le président…
Cori Bush est entrée en politique par hasard, il y a six ans, alors que sa ville, Saint-Louis (Missouri), se soulevait contre les violences policières après le meurtre, dans la rue, de Mike Brown, un jeune homme de 18 ans tué par la police dans la ville de Ferguson. Présidentielle, Trump, Joe Biden et le réveil de la gauche américaine : Cori Bush a accordé à Mediapart sa toute première interview dans un média français.
Le New York Times a révélé que Donald Trump n’a payé que 750 dollars d’impôts l’année de son élection et passé sa vie à éviter les impôts en organisant son endettement permanent. Ce genre de faits peut-il faire douter la base de Trump ?
Cori Bush : Je ne crois pas. Donald Trump a une base qui pense qu’il ne peut rien faire de mal. Le socle de ses soutiens, c’est l’opposition à l’avortement et aux droits LGBT, c’est le racisme, c’est l’opposition totale au parti démocrate. Ce genre de nouvelles, ils s’en moquent. Pourtant, cela montre que Trump et les 1 % les plus fortunés jouent avec les règles pour s’enrichir. C’est triste et horrible. Des millions de gens luttent chaque jour pour joindre les deux bouts, paient plus d’impôts que ceux qui n’ont jamais travaillé de leur vie et ont hérité leur richesse. Il faut plus d’intégrité.
Pensez-vous que Donald Trump puisse gagner cette élection ?
Oui, il le peut. Mais je ne pense pas qu’il puisse gagner si nous faisons notre part, si nous travaillons dur. Les gens doivent aller voter, et voter pour les candidats démocrates. Mais il faut aussi leur faire comprendre que leur vote compte. Beaucoup pensent le contraire à cause du collège électoral [le système de vote indirect de la présidentielle aux États-Unis, qui fonctionne par État et avantage les républicains – ndlr]. C’est maintenant, sinon c’est les groupes les plus marginalisés, les plus pauvres qui seront les plus frappés par les politiques d’une nouvelle administration Trump.
Pensez-vous qu’il quittera facilement le pouvoir s’il est battu ?
On verra, mais au vu de ses agissements, je ne pense pas qu’il partira facilement. Pas du tout même. Il invoquera des fraudes, mettra en doute la validité de l’élection, il faut se préparer à une série de problèmes autour de l’élection ; ça pourrait durer. Il essaiera de rester à son poste. Nous devons être extrêmement vigilants. Trump attise le feu de ce qu’il nomme une « guerre civile » entre ceux qui ont participé aux marches Black Lives Matter contre les violences policières et les suprémacistes blancs. Il va essayer d’invoquer les désordres pour dire « je dois rester ». Mais non, nous, on veut juste que vous partiez !
Après le décès de la juge progressiste Ruth Bader Ginsburg, une icône de l’égalité des droits, Donald Trump compte faire nommer à la Cour suprême Amy Coney Barrett, une ultra-conservatrice catholique opposée à l’avortement. Il espère obtenir sa nomination par le Sénat fin octobre, juste avant l’élection, contre tous les usages…
Sa nomination serait une mauvaise nouvelle pour les femmes, en particulier les femmes noires, hispaniques ou transgenres, mais aussi les classes populaires en général. Dans mon État, le Missouri [dans le sud des États-Unis, un État républicain marqué par le racisme envers les Noirs – ndlr], nous n’avons désormais qu’une seule clinique où les femmes peuvent avorter. Nous savons combien être capable d’accéder à un avortement, c’est très différent d’un accès plein et entier à l’avortement. Et pour les femmes noires comme moi, c’est encore plus difficile. Nous ne pouvons pas laisser faire cette nomination. Cette personne fonde ses positions sur sa foi. Mais moi-même, je suis croyante. J’ai longtemps été pasteure et cela ne me donne pas pour autant le droit de prétendre restreindre les droits des autres sur leur propre corps. C’est à chacun de prendre ce genre de décisions.
Vous avez soutenu Bernie Sanders lors de la primaire démocrate. Joe Biden n’est pas le candidat de votre choix…
Non. Mais dans cette élection, ce n’est pas le pire candidat. Avec Trump, nous sommes assurés que la haine gagnera encore dans ce pays à cause de ses agissements et de ses mots. Pas avec Biden. Nous ne pouvons pas laisser la haine grandir, les racistes se sentir de plus en plus encouragés. Si Trump reste à son poste, il pensera qu’il peut tout faire, il se sentira invincible, comme ceux qui le soutiennent et les politiciens qui en font leur modèle. Donc je dis aux électeurs : « Si vous n’aimez pas ce qui s’est passé avec le Covid-19 dans ce pays et la façon dont la pandémie a été gérée, si vous n’aimez pas ces élus qui cherchent à l’imiter, si vous ne voulez pas d’une dynastie Trump à la Maison Blanche, votez, sinon vous n’allez vraiment pas aimer les quatre années à venir. »
Si Biden est élu, que devrait-il faire immédiatement ?
Immense question ! D’abord, annuler tous les décrets présidentiels que Trump a signés. Tous. Ça risque de faire une bonne pile sur son bureau, mais il faut les annuler et rétablir ceux qu’Obama avait édictés. Dans les cent premiers jours, nous devrons travailler à la Sécurité sociale pour tous, au Green New Deal [la relance durable et inclusive de l’économie défendue par l’élue de New York, Alexandria Ocasio-Cortez – ndlr], au salaire minimum à 15 dollars…
Des propositions que Biden ne souhaite pas forcément…
Ou encore la baisse des budgets des services de police, que Biden ne soutient pas non plus… Mais si les démocrates arrivent à devenir majoritaires au Sénat [aujourd’hui contrôlé par les républicains – ndlr], alors nous aurons la possibilité de changer beaucoup de choses, car de très nombreuses lois votées par les démocrates depuis deux ans à la Chambre des représentants n’ont pas été mises au vote par les sénateurs républicains.
Quels sont les ingrédients de votre victoire en août dans la primaire du Missouri face à William Lacy Clay Jr., figure nationale du parti démocrate, élu depuis 20 ans, à la suite d’ailleurs de son père, cofondateur du groupe des élus noirs au Congrès ?
Lors du soulèvement de Ferguson, nous avons appris quelque chose : même si tu n’as pas de nom, d’argent ou de titre, tu peux faire la différence dans ton quartier ou dans ton pays, et pourquoi pas dans le monde, à condition de rester persévérant et de conserver un message politique clair. Et c’est ce qu’on a fait. J’ai reçu le soutien de Bernie Sanders et cela nous a donné beaucoup de visibilité. Nous avons aussi reçu le soutien d’organisations locales et de mouvements de terrain. Le film Cap sur le Congrès a aussi contribué à donner de la visibilité à cette campagne. Les gens ont vu que j’étais une activiste, et je le suis depuis 2014. Lors du mouvement contre les violences policières après la mort de George Floyd ou celle de Breonna Taylor [une jeune femme noire tuée par la police dans le Kentucky le 13 mars – ndlr], j’ai arpenté les rues pour protester… y compris juste après m’être remise du Covid-19. J’étais encore en convalescence ! Mais c’était ce que je devais faire.
La gauche se réveille aux États-Unis. Il y a Bernie Sanders, les élues du Congrès « AOC », Ilhan Omar, Rachida Tlaib, élues en 2018… et maintenant vous… Ce mouvement est-il pour autant assez puissant ? Après tout, Sanders a perdu la primaire face à Biden…
Quand je vois ce que quatre femmes (« Le Squad » composé d’AOC, Omar, Tlaib et Ayanna Pressley [une élue noire du Massachusetts – ndlr]) ont accompli en deux ans, je crois qu’il y a là quelque chose de puissant. Cette force va grandir, il faudra compter sur nous.
Quelles seront vos priorités au Congrès en tant qu’élue du Missouri, un État marqué par la ségrégation, où résonne le traumatisme du soulèvement de Ferguson de 2014-2015 ?
La première chose, évidemment, c’est le Covid-19 et ses conséquences économiques. Il faut faire davantage. Nous devrions avoir un revenu de base mensuel de 2 000 dollars par personne, un revenu universel avec des services protecteurs, que j’imagine rétroactif jusqu’en mars 2020. Il faut aussi un vrai moratoire sur les expulsions pour soulager les locataires et éviter que les propriétaires compréhensifs avec eux perdent leur logement faute de ressources. Et il faut de l’argent pour l’école publique. Beaucoup d’étudiants n’ont pas l’équipement nécessaire pour l’école à distance. Il faut des tuteurs pour les accompagner, et développer le haut débit partout : nombre d’élèves ne l’ont pas ou ne peuvent pas se le payer. Et, bien sûr, « Medicare for all » et le salaire minimum à 15 dollars de l’heure, qui nous aideront à sortir de la crise.
Avec le Covid, la récession, cette élection américaine, la crise climatique, nous sommes parfois collectivement terrassés par le doute et le désespoir. Qu’est-ce que la politique et pasteure Cori Bush en dit ?
Non, nous ne courons pas vers les ténèbres ou le désespoir. Et non, nous ne perdrons pas espoir. Parce que si nous perdons espoir, ils gagnent automatiquement. La seule façon de gagner, de voir le changement que nous souhaitons, c’est de continuer de lutter, d’être optimiste et de garder espoir. Je ne serais pas là à vous parler si j’avais perdu la foi et l’espoir dans notre victoire. Et nous avons gagné ici. Et de la même façon, notre pays peut gagner, et notre monde peut exactement être le monde que nous souhaitons. C’est à nous de le faire advenir. Il ne faut pas attendre que d’autres le fassent à notre place, c’est ce qui s’est trop longtemps passé. Donc si vous vous sentez désespéré, si vous perdez espoir, mobilisez les gens dans votre famille, dans votre quartier, créez un groupe, intéressez-vous aux gens qui vivent près de vous, et faites advenir le changement que vous voulez. C’est à nous de le faire. À personne d’autre. Maintenant.