Les aides d’urgence liées à la pandémie pour les chômeurs ont pris fin lundi aux États-Unis. Le président n’a pas tenté de les prolonger, ce qui donne un nouvel éclairage sur sa vision économique.
Lundi matin, plusieurs millions d’habitants des États-Unis ont appris qu’ils allaient devoir se passer des 300 dollars hebdomadaires que leur versait le gouvernement fédéral. Une coupe qui était déjà effective dans plusieurs États dirigés par des gouverneurs républicains, mais qui est désormais générale : l’assistance au chômage en temps de pandémie (PUA) et la Compensation d’urgence pandémique au chômage (PEUC) n’existent plus. Ce dispositif temporaire arrivait à son terme, selon la loi, ce 6 septembre. Et Joe Biden n’a pas bougé le petit doigt pour en prolonger la durée de vie.
Selon les chiffres officiels, 7,5 millions de personnes vont perdre le peu d’allocation-chômage qu’elles touchaient grâce à ce seul dispositif. Deux à trois millions de personnes vont voir leurs indemnités amputées de ces 300 dollars par semaine. En tout, près de 10 millions d’États-uniens sont concernés et, selon Matt Bruenig, du magazine socialiste Jacobin, ce sont 35 millions de personnes vivant dans les foyers de ces ex-bénéficiaires qui sont touchées. Environ 10 % de la population du pays.
Cette situation ne peut qu’inquiéter, alors même que le variant Delta du coronavirus frappe de plein fouet le pays et, en tout premier lieu, les plus modestes. Mais la situation est surtout délicate parce que le marché du travail états-unien est encore convalescent et ne montre guère de dynamique. Vendredi 3 septembre, le rapport mensuel du Bureau du travail a décrit une situation préoccupante. Loin de créer les 700 000 emplois que le consensus des économistes attendait, l’économie du pays en a créé en août 225 000. Et encore, le nombre de jobs permanents a reculé de 443 000.
Certes, le taux de chômage a reculé légèrement de 0,2 point à 5,2 %, mais ce chiffre doit être pris avec deux réserves. D’abord, il est nettement supérieur au taux d’avant-crise et le nombre de chômeurs est supérieur de 5 millions à son chiffre de février 2020. Ensuite, le taux de participation au marché du travail, qui mesure les personnes réellement dans la vie active, est à 61,7 %, contre 63,3 % avant la crise. Une part d’actifs qui est désormais aussi faible que dans les années 1975-1976. Autrement dit : le taux de chômage reste biaisé par un très fort découragement d’une partie de la population.
Ces chiffres ont beaucoup inquiété économistes et marchés financiers. Mais pas le moins du monde la Maison Blanche. « Comme vous le savez, c’était un dispositif temporaire », a répondu laconiquement un porte-parole de l’administration Biden. L’exécutif semble donc assumer une logique qui, jusqu’ici, était ouvertement celle des républicains : la faiblesse du marché du travail s’expliquerait en partie par la générosité des aides aux chômeurs. Les couper, ce serait donc inciter les chômeurs à retravailler. Car, outre-Atlantique aussi, on entend depuis quelques semaines des lamentations de chefs d’entreprise se plaignant de ne pas trouver de personnel. Dimanche, sur CNN, le chef de cabinet de Joe Biden, Ron Klain, a proclamé : « Nous pensons que les jobs sont là. »
Certes, la Maison Blanche invite les États à mettre en œuvre des aides de remplacement en piochant dans les moyens fédéraux que Joe Biden a débloqués pour eux. Le secrétaire au Trésor, Martin Walsh, a ainsi prétendu vendredi que la fin des programmes fédéraux permettrait de mettre en place des soutiens mieux calibrés pour chaque situation particulière dans chaque État. Mais la réalité est bien différente : les États, y compris les vingt-trois gérés par les démocrates, n’ont pas mis en place de programmes de remplacement. Les 10 millions de personnes bénéficiant de ces programmes se retrouvent donc avec une baisse de revenus et un marché du travail sans entrain.
Joe Biden n’a cependant jamais caché qu’il était un partisan de la politique du bâton envers les chômeurs. En juillet, un premier programme contenant un versement hebdomadaire de 600 dollars avait été supprimé. Si ces mesures avaient été mises en place dans l’urgence par l’administration précédente pour compenser le manque cruel de filet de sécurité pour la plupart des salariés, Joe Biden a donc bien marqué son refus de pérenniser cette sécurité.
En accord avec les thèses des républicains
Rien d’étonnant à cela : le président des États-Unis s’est défini, dans un discours du 9 juillet dernier, comme un « capitaliste et fier de l’être » et a fait de la concurrence le cœur de ce capitalisme. « Le capitalisme sans la concurrence, ce n’est pas le capitalisme, c’est l’exploitation », a-t-il conclu.
Mais cette concurrence doit aussi s’appliquer sur le marché du travail, sinon ce n’est pas le capitalisme. Et c’est bien pourquoi Joe Biden adhère finalement à la lecture républicaine de la situation de l’emploi outre-Atlantique.
Le nouveau président étant un vrai capitaliste, il considère que la hausse des salaires à laquelle il a appelé en juin (« payez-les plus ») n’est possible que si, auparavant, les salaires ont atteint leur niveau d’équilibre sur le marché du travail. Il faut donc d’abord que chacun ait un emploi pour qu’on augmente les salaires. Avant de les payer plus, il faut, dans cette logique, les faire d’abord travailler.
Cette lecture est évidemment profondément conservatrice. Elle considère que l’assurance-chômage est désincitative au travail. Or beaucoup d’économistes considèrent au contraire que cette assurance permet de maintenir la force de travail disponible, capable de se former et de rechercher un emploi. Être aux abois conduit plus souvent dans une spirale de misère que dans un hypothétique sursaut auquel rêvent les économistes mainstream. Surtout lorsque les emplois ne sont pas aussi disponibles qu’on le dit. Dans un pays où la participation au marché du travail est très faible, c’est très préoccupant et sans doute pas la bonne solution.
L’autre risque, c’est que, alors que le rebond post-pandémie commence à ralentir, cet arrêt brutal des aides aux chômeurs pèse sur la consommation de 10 % de la population, réduisant la demande et les perspectives de reprise. Laissés à eux-mêmes et sans perspectives, les ex-bénéficiaires de ces aides vont non seulement ne pas pouvoir dépenser leurs 300 dollars par semaine, mais, sur ce qui leur restera, vont nécessairement réduire leurs dépenses devant l’incertitude de l’avenir. Joe Biden a, ici, abdiqué toute vision keynésienne du marché du travail pour adopter une vision moralisatrice de l’économie qui, au reste, semble être un de ses traits dominants.
Fort de son plan de relance de 4 000 milliards de dollars sur dix ans encore en discussion au Congrès, il espère donner à chacun les moyens de trouver un emploi. Dans son esprit, l’aide aux chômeurs est donc néfaste parce que l’économie va avoir besoin de bras, et il ne faut pas que ces bras abandonnent le marché du travail.
Une vision morale
La vision du salarié par Joe Biden est ainsi bien celle du « fier capitaliste » qu’il est : les salariés seront récompensés à la hauteur de leur participation à la croissance. La promesse de Joe Biden, c’est celle d’une alliance entre le capital et le travail, où le travail accepte les conditions nécessaires à la rentabilité du capital et le capital reverse une partie des bénéfices au maintien des conditions de vie des salariés.
C’est l’esprit de l’élargissement de la sécurité sociale préparée dans le plan en discussion au Congrès. Les aides pour les parents, les adolescents en formation et les retraités seront élargies. Cela ressemble à un alignement sur les sociétés d’Europe continentale, mais avec deux différences : une assurance-chômage faible et un financement non par des cotisations mais par des taxes sur les profits et les plus riches. Il faudra donc, pour financer la « générosité », des profits en hausse et des riches plus riches, et, cela, le travail des salariés devra s’en assurer. D’où l’absence de vraie assurance-chômage.
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La vision de Joe Biden est évidemment fort naïve. Elle considère que la relance d’un capitalisme vertueux pâtit d’un manque de bonne volonté et de morale de la part des chômeurs qui ne veulent pas travailler comme des milliardaires qui ne veulent pas être taxés. Mais il y a fort à parier que cette logique soit mise en défaut par la logique même du profit.
Faute de vraie reprise de la croissance de la productivité, la profitabilité s’opposera à toute revalorisation forte des salaires, sauf à entrer en régime de forte inflation. Les emplois créés seront morcelés et mal payés. Ils pourraient aussi, comme c’est le cas aujourd’hui, être trop peu nombreux. Comme la législation sur ce plan ne changera pas et que l’absence de vraie assurance-maladie assurera une pression à la baisse sur les salaires, on peut douter de la pertinence du calcul de Joe Biden.
Et si ce calcul échoue, il lui faudra choisir entre l’assistance aux plus pauvres et le soutien aux entreprises. Nul doute que le démocrate, « fier capitaliste », a déjà fait son choix. Cela n’est guère surprenant. Les démocrates ont, depuis Jimmy Carter, abandonné l’idée d’un soutien aux plus pauvres et aux chômeurs. Bill Clinton avait organisé le « workfare » en 1996 (du travail contre des allocations) et Barack Obama avait renoncé à réguler les expulsions en 2008. Avec ce coup de poignard aux plus faibles, Joe Biden s’inscrit bel et bien dans cet héritage.