Regards, 8 avril 2021
Le président américain se veut ambitieux en matière de politique fiscale, notamment vis-à-vis des plus riches. Joe Biden propose également un taux d’imposition minimal sur les sociétés à l’échelle mondiale. Que faut-il en penser ? On a causé avec le directeur de l’institut Rousseau Nicolas Dufrêne.
Nicolas Dufrêne est directeur de l’institut Rousseau et auteur de Une monnaie écologique (éditions Odile Jacob, 2020).
Regards. Joe Biden, par la voix de sa ministre des Finances Janet Yellen, souhaite mettre en place un taux d’imposition minimal sur les sociétés à l’échelle mondiale. L’idée serait de taxer à hauteur de 21% les profits réalisés à l’étranger par une entreprise. Les temps changent-ils vraiment ? Si oui, comment caractériser cette évolution ? Quel peut en être la portée ?
Nicolas Dufrêne. L’État américain a joué un grand rôle dans le développement des grandes entreprises multinationales américaines, notamment des Big techs dont la plupart ont été financés par les fonds d’investissement pilotés par l’État américain. Mais aujourd’hui les relations entre le gouvernement américain et ces grandes entreprises ne sont plus au beau fixe. La créature tente trop souvent d’échapper à son créateur. En 2019, 91 des 500 plus grandes entreprises américaines, dont Amazon, n’avaient pas versé un centime d’impôt au trésor américain. Elles rechignent parfois à partager leurs données. Il y a donc une volonté de la nouvelle administration, au moins sur le plan fiscal, de montrer à ces entreprises qu’elles ne sont pas « hors sol ». L’idée de taxer les revenus et les profits réalisés à l’étranger n’est d’ailleurs pas étrangère à la tradition fiscale américaine qui pratique déjà un impôt différentiel, fondé sur la nationalité, pour ses citoyens qui résident et travaillent à l’étranger. Depuis 2014, le FATCA a considérablement renforcé la portée de cette disposition. L’idée de l’appliquer également aux entreprises, sous une forme adaptée, ne doit donc pas surprendre. D’autant moins qu’elle est discutée depuis plusieurs années et que seule l’attitude hostile de Trump avait fait échouer toute négociation jusqu’à présent.
La nouveauté réside plutôt dans cette prise de conscience des États-Unis qu’ils doivent mener cette évolution avec les autres grands pays de l’OCDE. C’est pourquoi ils poussent les institutions internationales comme le FMI à se prononcer en ce sens. La réforme de cette fiscalité internationale devrait donc aboutir à deux résultats différents : d’abord l’instauration d’un taux minimal mondial d’imposition sur les sociétés, puis un système visant à moduler l’impôt sur les sociétés en fonction des bénéfices réalisés dans chaque pays, indépendamment de leur établissement fiscal. Si le processus est mené jusqu’au bout, avec des taux qui ne soient pas trop bas et un mécanisme efficace de répartition, cela peut contribuer à rendre la mondialisation un peu moins sauvage. Les estimations parlent de 100 milliards d’euros de recettes supplémentaires pour les États. Néanmoins, il faut bien avoir à l’esprit que la concurrence fiscale liée à l’imposition des sociétés n’est qu’un des chantiers à mener. L’échange d’informations, la transparence des transactions et des identités, la levée du secret bancaire et les autres avantages fiscaux qui peuvent être accordés aux entreprises et résidents des différents paradis fiscaux ne sont pas moins importants.
La France, l’Allemagne et le FMI seraient partants pour suivre les États-Unis dans ce projet d’harmonisation fiscale planétaire. Tout ceci est-il crédible, sachant que l’on n’arrive même pas à harmoniser la fiscalité dans l’UE ? Quel serait l’intérêt d’un tel projet pour le monde de l’économie et de la finance ?
Les pays européens ont plusieurs intérêts à suivre et encourager la démarche américaine : mettre fin à la spirale infernale de la concurrence fiscale par le bas qu’ils ont eux-mêmes initié il y a 30 ans, rendre inopérantes les techniques d’optimisation fondées notamment sur les prix de transfert et, plus largement, trouver à l’extérieur la dynamique dont ils ont besoin pour converger à l’intérieur.
Car les traités européens n’ont rien prévu en matière de convergence fiscale. Au contraire, ils ont encouragé la concurrence fiscale en permettant le libre-établissement des entreprises et la libre circulation des marchandises sans aucune contrepartie en matière d’harmonisation fiscale. Pourtant, ces mêmes traités ont bien pris soin d’interdire les aides d’États aux entreprises et de réglementer les politiques monétaires et budgétaires… Mais en matière fiscale, ils ne s’opposeraient aucunement à des États voulant instaurer un taux nul sur l’imposition des sociétés. Si aucun État ne l’a fait jusqu’à présent, l’Irlande a un taux d’imposition de seulement 12,5% sur les bénéfices des entreprises (en réalité beaucoup moins grâce à la pratique des rescrits fiscaux), la Hongrie de 9% et des pays comme le Luxembourg pratiquent à peu près toutes les formes d’optimisation fiscale malgré un taux officiel affiché de 17,5%. Les grands États de la zone euro souffrent ainsi d’une concurrence fiscale intrazone qui se double de l’impossibilité pour eux de qualifier de paradis fiscaux d’autres pays de l’Union.
Pour couronner le tout, les réformes en matière fiscale se heurtent au principe de l’unanimité. Le meilleur exemple en est le projet d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS), lancé en 2011, puis abandonné, puis relancé en 2016 pour une application éventuelle… en 2026. Autant dire que ce projet est plus qu’incertain. Un accord large au sein de l’OCDE, impulsé par les États-Unis, pourrait avoir plus de chances. Pour le monde économique, cela peut avoir une vertu simplificatrice : si tout le monde joue avec les mêmes règles, il devient moins nécessaire de se ruiner à chercher la meilleure optimisation possible pour son entreprise.
Le G20 a discuté notamment de cette question le 7 avril. Quelle analyse faites-vous des résultats de cette réunion ?
Les pays du G20 ne se sont pas trop avancés. La bonne nouvelle est que le G20 n’est pas un lieu, comme l’UE, où un petit État peut à lui seul bloquer toute la machine. Mais, depuis 2008, 24 pays sur les 37 membres de l’OCDE ont baissé le taux d’imposition des entreprises malgré les discours qui prônaient le contraire au lendemain de la crise. En outre, les taux minimum d’imposition demeurent loin d’être fixés, puisqu’on évoque pour l’instant des fourchettes comprises entre 12,5% et 21%. Si la version basse était retenue, rien ne changerait au sein de l’Union européenne puisque seuls trois pays ont un taux égal ou légèrement inférieur (Irlande, Hongrie et Bulgarie). Quant au second mécanisme visant à répartir les bénéfices entre États, les négociations sont techniques et complexes, l’enjeu étant que les Américains ne tirent pas trop la couverture à eux dans la distribution théorique des profits… Il est également possible qu’il y ait des résistances sous la pression des lobbys et qu’on se retrouve avec un accord final mité par tellement d’exceptions qu’il ne changera pas grand-chose. L’idéal serait d’harmoniser la définition du profit, donc de l’assiette, et de le répartir entre les Etats-membres sur une base objective.
« Un taux d’investissement public au plus bas, des milliardaires plus riches que jamais, des plans de relance lilliputiens et un refus catégorique de s’ouvrir à une nouvelle vision de la politique budgétaire comme monétaire, comme le montre le rapport Arthuis, il est clair que la stratégie économique de la France demeure ancrée dans les lubies conservatrices du passé. »
Bruno Le Maire s’est montré paraît-il enthousiaste. En même temps, les plans de relance français et européen sont notoirement sous-calibrés et le ministre rejette toute hausse des impôts sur les profits et toute contribution fiscale des plus fortunés. Qu’est-ce qui prime vraiment dans la politique du gouvernement ?
L’idée de Biden et de ses soutiens – à commencer par Bernie Sanders, désormais au cœur du dispositif législatif en tant que président du Comité au budget du Sénat – était d’agir vite et fort. L’aile gauche du parti démocrate a joué un rôle moteur, pétrie notamment de l’idée d’un Green new deal et de la modern monetary theory (MMT), qui repose sur l’idée qu’un État peut dépenser sans limites du moment qu’il a le contrôle de son arme monétaire. Dans cette vision, aux antipodes de celle qui domine en France, la dépense publique contribue à la richesse privée et n’est pas limitée a priori par les recettes fiscales.
Et les résultats sont là : si Trump avait élaboré un premier plan d’urgence de 2200 milliards de dollars en avril 2020, Biden a poussé deux nouveaux plans de 900 milliards (en décembre 2020) puis de 1900 milliards en mars dernier, auquel vient s’ajouter encore un plan de 2000 milliards de dollars, sur huit ans, spécifiquement dédié aux infrastructures (ce dernier n’’étant pas encore voté). Ce n’est pas loin de 7000 milliards de dollars qui seraient engagés ! Dans le seul plan de mars 2021, il est prévu que les ménages américains reçoivent 640 milliards de dollars de transferts directs, soit presque deux fois plus que tout le plan de relance européen et ses 390 milliards d’euros de subvention sur trois ans.
Parallèlement, Joe Biden envisage d’augmenter les impôts sur les sociétés américaines de 21 à 28%, avec le soutien du fondateur d’Amazon, Jeff Bezos. De quoi émouvoir le journal Les Échos : « Comme Ronald Reagan il y a quarante ans, mais dans l’autre sens. » Est-ce si révolutionnaire ? Faut-il voir dans la politique fiscale impulsée par Biden le début de la fin de la finance toute-puissante ?
Ces mesures vont dans le bon sens mais pour l’instant rien ne dit qu’on se dirige vers un profond changement de paradigme concernant la finance. D’abord il convient de rappeler que, si le taux d’imposition sur les sociétés va effectivement être relevé de 21 à 28%, il était encore de 35% sous le mandat d’Obama avant le Tax Cuts and Jobs Act de Trump en 2017. Ensuite, la promesse d’une hausse du salaire minimum fédéral à 15$ de l’heure a finalement été rangée au placard. Enfin et surtout, il ne faut pas oublier que les marchés financiers américains sont en ce moment même en pleine euphorie ! En moins d’un an, la Federal reserve, pour conjurer tout risque de crise, les a approvisionnés de plus de 2000 milliards de dollars sous forme de prêts et d’achat d’actifs. La bourse de New York (NYSE), et son indice phare le SP 500, battent des records en pleine crise sanitaire, ce qui est carrément indécent dans un pays qui déplore plus de 560.000 morts de la Covid-19, soit davantage que les pertes américaines de la Seconde Guerre mondiale. En réalité, le déversement de liquidités massives sur les marchés par la banque centrale a conduit à annihiler le risque financier : l’évaluation du prix « réel » des valeurs boursières n’a plus aucun sens. Les marchés financiers font de juteuses affaires. Et même si Janet Yellen s’était autrefois proclamée en faveur d’un nouveau Dodd-Frank, cela ne figure pas pour l’heure dans les priorités annoncées du gouvernement américain. Toutefois certaines nominations sont intéressantes, comme celle de Gary Gensler à la tête de la SEC, qui a autrefois travaillé sur la régulation des produits dérivés après la crise de 2008.
« En pourcentage, un milliardaire rentier est moins imposé qu’un salarié à 5000 euros par mois puisque son impôt est plafonné à 16,8%. Si l’on ajoute à cela les niches fiscales utilisées par les plus fortunés, l’écart se creuse encore. Avec une conséquence claire : notre système fiscal ne contribue plus à réduire les inégalités, il tend à les accroître. »