Comme dans les meilleures (ou pires ?) séries américaines, les jours qui ont suivi l’élection présidentielle de 2020 auront été marqués par un suspense éreintant et de nombreux retournements de situation, notamment en raison d’un dépouillement plus long dû au volume de votes par correspondance.
Mais samedi soir, les media américains ont annoncé la victoire du démocrate Joe Biden, qui devient ainsi le 46e président des États-Unis d’Amérique, après avoir gagné l’État de Pennsylvanie.
Même s’il est encore trop tôt pour effectuer une analyse complète des résultats, on dispose déjà d’un certain nombre de données intéressantes et marquantes dans ce scrutin singulier. On sait d’ores et déjà, par exemple, que le taux de participation est bien plus élevé qu’en 2016. Selon les projections publiées dans le Washington Post, il pourrait même être le plus élevé depuis plus d’un siècle.
Avec presque plus de 69 millions de voix, Donald Trump a étendu sa base à presque 7 millions de nouveaux électeurs. Ces élections ne sont donc en rien une répudiation du Trumpisme, qui semble être là pour durer.
Mais les Démocrates se sont eux aussi fortement mobilisés : près de 8 millions de nouveaux votants ont soutenu le candidat du « parti de l’âne » cette année par rapport à 2016. Alors qu’en 2016 Hillary Clinton avait gagné le vote populaire avec 2,8 millions de voix de plus que Donald Trump, Joe Biden, lui, devrait obtenir une avance de quelque 4 millions de suffrages.
Et avec près de 74 millions de voix, aucun président n’aura été élu par autant d’Américains que lui.
On pourrait, à première vue, considérer ces chiffres comme les signes d’une grande victoire de la démocratie. Mais il faut, pour en être certain, regarder les résultats des autres élections, notamment celles de la Chambre, du Sénat (dont un tiers des sièges était renouvelés), et des législatures des États…
De nombreux leviers aux mains des Républicains
Si les Démocrates semblent pouvoir garder le contrôle de la Chambre des Représentants, ils y ont toutefois perdu des sièges. Mais c’est la chambre haute du Congrès, le Sénat, qui a le plus de pouvoir. Non seulement il doit donner son approbation pour qu’une loi soit ratifiée, mais il doit également donner son accord aux nominations décidées par le président pour les juges fédéraux, les ambassadeurs et même pour les membres de son propre Cabinet.
Or, les Républicains devraient à priori conserver le contrôle du Sénat. Les Démocrates ont pourtant battu des candidats républicains dans le Colorado et l’Arizona, mais ils ont perdu un siège dans l’Alabama.
Avec deux sénateurs par État, soit 100 sénateurs au total, il faut donc 51 sièges pour atteindre la majorité. Toutefois, 50 sièges peuvent suffire aux Démocrates, puisque c’est Kamala Harris, la vice-présidente, qui présidera le Sénat et aura le droit de vote pour départager en cas d’égalité.
À ce stade, on se trouve à 48 sièges pour chaque parti, et tout pourrait, en fait, se jouer en janvier, lors du second tour de deux élections sénatoriales partielles dans l’État de Géorgie. L’attente va donc se prolonger, et ce sera l’occasion de mettre en exergue la question de la représentativité démocratique des institutions américaines.
Une représentativité discutable
Le fait même que la Constitution confère deux sénateurs à chaque État, et ce quelle que soit sa population, pose en effet un problème de légitimité démocratique. Les États les plus ruraux, qui sont aussi les plus républicains, y disposent en effet d’un poids supérieur à la proportion de la population qu’ils représentent. On estime ainsi que même s’ils devaient perdre les deux sièges en Géorgie en janvier, et, donc, rester minoritaires en sièges, les Démocrates représenteraient au moins 20 millions d’Américains de plus que les Républicains. Et le différentiel serait de 41 millions en cas de victoire démocrate en Géorgie, avec un Sénat à 50/50.
Il est d’ailleurs tout à fait remarquable de se dire qu’un président et une chambre minoritaires en voix ont pu nommer trois juges à la Cour suprême… En cas de victoire des Républicains, le président Biden va devoir composer avec Mitch McConnell, un chef de la majorité avec qui il s’entend bien, mais qui ne fait pas de cadeaux.
Un autre vote absolument crucial qui avait lieu lors de ces élections était le vote pour les législatures des États. En effet, et pour mémoire, dans le système fédéral américain, chaque État a son propre système de gouvernement local composé d’une branche exécutive (avec le gouverneur), d’une branche législative appelée généralement « Législature de l’État » (State Legislature) ou « Assemblée générale ou législative » (General or Legislative Assembly) et d’une branche judiciaire (incluant une Cour suprême locale). Ces gouvernements locaux décident de sujets majeurs tels que l’avortement, les armes à feu, l’environnement ou la réforme de la police, pour ne citer que quelques sujets d’actualité.
L’enjeu était cette année particulièrement critique : suite au recensement décennal de la population exigé par l’Article I de la Constitution, qui doit être réalisé d’ici la fin de l’année, ces gouvernements locaux vont pouvoir procéder au redécoupage des cartes électorales. Or les Démocrates n’ont pas réussi à reprendre le contrôle d’une seule législature. Sur les 44 États où des élections législatives locales ont eu lieu, un seul (le New Hampshire) a vu ses chambres changer de majorité… et elles sont allées aux Républicains. Le Minnesota est la seule législature dont les deux chambres sont divisées entre Démocrates et Républicains. Selon les calculs de la National Conference of State Legislatures, sur 98 chambres (le Nebraska ayant une seule chambre non partisane), 37 sont tenues par des Démocrates et 59 par des Républicains.
L’impact du « Gerrymandering »
Gerrymandering est un mot valise composé du nom d’un gouverneur du Massachusetts du 19e siècle (Gerry) qui s’était fait une spécialité du redécoupage électoral, à tel point qu’une de ses circonscriptions ressemblait à une salamandre (Salamander). Il s’agit donc d’un procédé anti-démocratique de remaniement du découpage des circonscriptions électorales à des fins partisanes. Et c’est ce processus, mis en place depuis plus de dix ans par de nombreuses législatures républicaines, qui explique cette défaite des démocrates. Le Wisconsin illustre parfaitement cette stratégie. Comme on le voit dans la carte ci-dessous, un découpage électoral partisan permet à un parti minoritaire en voix de gagner une majorité de sièges dans une chambre. Ainsi en 2012, les Républicains ont obtenu 21 sièges de plus, alors qu’ils avaient récolté 168 000 voix de moins.
Bien que très critiqué en raison de son iniquité bien visible, ce procédé n’a pas été condamné par la Cour suprême des États-Unis. Dans deux arrêts (Lamone v. Benisek et Rucho v. Common Cause) en 2019, la majorité conservatrice a déclaré ne pas être compétente pour entendre les contestations relatives au remaniement partisan. À l’été 2018, elle avait déjà écarté, pour des raisons de procédure, l’examen de contestations intentées par des électeurs du Wisconsin et du Maryland. Seules des Cours suprêmes d’État peuvent éventuellement prendre ces décisions comme cela a été le cas en Pennsylvanie :
On le voit bien, si les Démocrates n’ont pas pu gagner une majorité dans d’autres branches du gouvernement, et dans les législatures, c’est bien que la carte et le système sont contre eux. Il leur faudrait un raz-de-marée gigantesque pour faire bouger les lignes et obtenir une majorité pour gouverner.
Le parti républicain fait tout pour conserver un maximum de pouvoir, même au détriment de sa crédibilité démocratique. Il n’est donc pas étonnant que ses membres restent passifs quand leur président, Donald Trump, appelle à arrêter le dépouillement dans les États où il perd et à continuer de compter là où il gagne, au mépris des normes démocratiques. Ce que révèle cette élection n’est donc pas une victoire de la démocratie américaine, mais, au contraire, la faiblesse et la vulnérabilité de ses institutions dans une société fracturée par la polarisation idéologique et identitaire.