Saru Jayaraman, Article publié sur le site de Truthout, 24 mai 2021 (traduction par la rédaction de A l’Encontre)
Le 20 mai 2021, une cinquantaine de dirigeants de travailleurs du secteur des services de One Fair Wage, une organisation que je dirige et qui rassemble des travailleurs et travailleuses du secteur des services pour exiger un salaire décent, se sont réunis pour procéder à un vote officiel sur l’opportunité de faire une «grève des salaires». Certains travailleurs et travailleuses avaient déjà quitté le secteur de la restauration et envisageaient de ne pas y revenir, tandis que d’autres étaient restés, effectuant le travail de deux ou même trois salarié·e·s dans des entreprises en sous-effectif. Tous étaient unis dans leur détermination à ne pas continuer à travailler pour un salaire inférieur à un salaire complet et décent, plus les pourboires.
«Lorsque la pandémie a frappé, j’ai été mis au chômage technique. J’ai essayé de toucher le chômage, mais mon salaire minimum était trop bas pour que je puisse y prétendre», a déclaré Ifeoma Ezimako, une serveuse afro-américaine de Washington, D.C. qui est devenue un leader de One Fair Wage juste après le début des fermetures liées à la pandémie l’année dernière. «Mon vrai problème est que les pourboires sont censés être un supplément. Or, ce n’est pas l’obligation du client de nous payer. Du fait que l’employeur ne transmet pas cette obligation au client, et que le client le sait, c’est alors que le harcèlement sexuel intervient.»
Ifeoma Ezimako a raconté à ses collègues responsables du secteur des services ce qu’elle a vécu en travaillant dans un bar local pendant le vote de la grève, disant que les clients ivres lui faisaient des demandes déraisonnables. «Je me sentais obligée de faire certaines choses parce que je me disais: “C’est comme ça que je suis payée”. «Mais quand je quitte le travail, je dois me sentir bien dans ma peau. Je remercie donc Dieu pour la pandémie, car elle m’a fait m’arrêter et penser: “Ce n’est pas bien. Ce n’est pas bien du tout”».
Après qu’Ifeoma Ezimako et d’autres salarié·e·s du secteur des services se soient exprimés lors du vote de grève dans plusieurs Etats du pays, dont le New Hampshire, le Michigan, l’Illinois, New York, D.C. et la Californie, One Fair Wage a voté à l’unanimité pour mener la grève cette semaine [dès 19 mai], en acceptant de ne pas retourner au travail tant que les employeurs ne leur auront pas versé un salaire de base vital, plus les pourboires.
«Ce n’est pas que nous soyons paresseux. Nous voulons simplement être payés pour les services que nous rendons réellement. Je soutiens le mouvement One Fair Wage parce que c’est tout ce que nous voulons. En fin de compte, c’est vraiment à cela que ça se résume. Nous ne retournerons pas au travail tant que nous n’aurons pas obtenu un salaire équitable, ou nous trouverons un autre travail à faire», a déclaré Paris Singeltary, un réceptionniste et serveur du Michigan, aux membres et aux organisateurs lors du vote.
La pratique du salaire sous-minimal
Mais bien que les propriétaires de restaurants, les élus et les médias semblent découvrir seulement maintenant le refus des salarié·e·s de la restauration de travailler pour des salaires de misère, leurs revendications ne sont pas nouvelles: la grève de cette semaine [dès le 19 mai] est le troisième arrêt de travail national que les travailleurs des services affiliés à One Fair Wage ont appelé au cours de l’année dernière.
La pandémie a créé à la fois la crise la plus dévastatrice jamais connue dans le secteur de la restauration moderne aux États-Unis et la plus grande opportunité de renforcer le pouvoir des travailleurs. Cette situation a abouti à ce que beaucoup appellent une «pénurie massive de travailleurs et travailleuses» – ce que nous, à One Fair Wage, appelons une «pénurie de salaires» et un moment où le pouvoir des travailleurs et travailleuses est considérablement accru.
Avant la pandémie, avec 13,5 millions de salarié·e·s, le secteur de la restauration était l’un des secteurs les plus importants et à la croissance la plus rapide de l’économie des Etats-Unis, tout en étant l’un des moins bien rémunérés. Les bas salaires du secteur peuvent être attribués presque entièrement aux ressources financières et au pouvoir de la National Restaurant Association, que nous appelons «l’autre NRA». Elle est dirigée par les plus grandes chaînes de restaurants du pays: Darden, la société mère d’Olive Garden, Denny’s, IHOP/Applebee’s, et bien d’autres.
L’«autre NRA» a été créée il y a plus de 100 ans dans le but explicite de lutter contre les augmentations de salaire des travailleurs et travailleuses de la restauration. Pendant l’émancipation, les propriétaires de restaurants qui ont fini par former l’«autre NRA» ont cherché à embaucher des travailleurs et travailleuses noirs pour justifier le fait qu’ils ne payaient pas un salaire décent, transformant la pratique du pourboire – qui était à l’origine un bonus supplémentaire – en un remplacement du salaire. En conséquence, les travailleurs au pourboire, en majorité des femmes et des hommes de couleur, reçoivent un salaire sous-minimal fédéral de 2,13 dollars de l’heure [donc inférieur au salaire minimum fédéral et «légal» pour les apprentis, pour les emplois étudiants dans le secteur des services, et les salarié·e·s handicapés donc «la capacité productive est affaiblie»] et d’autres salaires sous-minimaux propres à 43 Etats. Même avant la pandémie, le taux de pauvreté des travailleurs rémunérés au pourboire était plus de deux fois supérieur à celui des autres travailleurs et le taux de harcèlement sexuel était le plus élevé de tous les secteurs.
Avec la pandémie, ces conditions de travail déjà désastreuses sont devenues totalement insupportables. A One Fair Wage, nous avons créé un Fonds d’urgence pour les les travailleuses et travailleurs du secteur des services afin de soutenir près de 250’000 travailleurs pendant la pandémie. Nous avons commencé à organiser cette nouvelle base, en les invitant à participer, à s’exprimer et à diriger des dizaines de réunions publiques numériques pour partager leurs expériences de luttes, leurs besoins et leurs préoccupations avec des élus allant de la sénatrice Kamala Harris [en tant que vice-présidente, elle peut siéger au Sénat, pour assurer la majorité démocrate] à la représentante démocrate Alexandria Ocasio-Cortez et la gouverneure [du Michigan, depuis janvier 2019] Gretchen Whitmer.
La pandémie et ses effets…
Lorsque l’été a permis d’organiser davantage d’événements en «présentiel», nous avons commencé à organiser des grèves et des actions pour réclamer des salaires décents et des conditions de travail dans le secteur de la restauration. Lors de ces assemblées publiques et de ces actions, des milliers de travailleurs ont fait part de leurs difficultés face à la pandémie: plus de 6 millions de travailleurs du secteur de la restauration ont déclaré avoir perdu leur emploi pendant les premiers confinements [fermeture des restaurants et associés], et 60% d’entre eux ont déclaré avoir eu des difficultés à obtenir des allocations de chômage parce que leur salaire minimum était trop bas pour être admissible dans la plupart des Etats, selon les enquêtes de One Fair Wage auprès des travailleuses et travailleurs qui ont participé aux assemblées publiques et aux actions.
Lorsque des millions de personnes ont repris le travail à l’été 2020, 66% ont déclaré que les pourboires avaient diminué de 50 à 75%, tandis que les risques pour la santé, l’hostilité et le harcèlement sexuel avaient augmenté. Les Centres de contrôle et de prévention des maladies et l’Université de Californie à San Francisco ont désigné les restaurants comme le lieu de travail le plus dangereux: on demande désormais aux travailleuses et travailleurs de faire adopter aux clients les règles de distance sociale et de port de masques, clients dont ils sont censés tirer la majeure partie de leur salaire. Cela s’est traduit par des pourboires encore plus faibles. La moitié des femmes interrogées ont déclaré que le harcèlement sexuel s’était intensifié pendant la pandémie. Des centaines d’entre elles ont envoyé des commentaires détaillant la façon dont les clients masculins leur demandaient d’enlever leur masque afin de juger leur apparence et de déterminer sur cette base le pourboire.
Dans un contexte de risques sanitaires, de baisse des pourboires et d’augmentation de l’hostilité et du harcèlement, il n’est pas surprenant que des millions de travailleuses et travailleurs de la restauration aient déjà quitté le secteur avant le printemps 2021. En mai 2021, One Fair Wage a publié un rapport basé sur 3000 enquêtes menées auprès des salarié·e·s de la restauration dans tout le pays sur les raisons pour lesquelles elles/ils quittaient le secteur. Le rapport a largement confirmé ce que nous savions déjà: plus de la moitié (53%) de tous les travailleurs et toutes les travailleuses ont déclaré qu’ils envisageaient de quitter leur emploi dans la restauration; 76% d’entre elles/eux ayant déclaré que leurs considérations étaient dues aux bas salaires et aux pourboires, et 78% ayant déclaré que leur principale raison de rester ou de revenir serait un salaire de base décent. Les travailleurs nous ont dit que dans de nombreux cas, avec un salaire sous-minimal de moins de 5 dollars de l’heure et des pourboires en baisse, le transport pour se rendre au travail leur coûte plus cher que ce qu’ils gagnent au travail.
«Le manque de personnel»: créer un rapport de forces pour un objectif
Bien que nous ayons entendu ces histoires de la part des travailleuses et des travailleurs au cours de l’année écoulée, les employeurs, les élus et les médias ont semblé surpris par la simultanéité du chômage/sous-emploi et du manque de volonté de pourvoir ces emplois à bas salaire dans le secteur de la restauration. Le problème a vraiment été mis en lumière lorsque les gouverneurs ont commencé à autoriser les restaurants à rouvrir à pleine capacité. Alors, de nombreux restaurants ont constaté qu’ils ne pouvaient effectivement pas le faire par manque de personnel. Lorsque ces restaurants ont tout de même tenté d’ouvrir à pleine capacité, leur personnel surmené et sous-payé a débrayé en masse. Les débrayages de restaurants se sont répandus comme une traînée de poudre, entraînant la fermeture de commerces dans tout le pays. Le récent vote de grève de One Fair Wage oriente l’effet de levier que ces débrayages ont créé autour de revendications particulières, à savoir un salaire de base vital d’au moins 15 dollars de l’heure, ainsi qu’une augmentation du pouvoir et du droit d’expression des travailleuses et travailleurs sur le lieu de travail.
L’un des collègues d’Ifeoma Ezimako, Tizoc Zarate, travailleur de la restauration, a parlé avec éloquence de la façon dont la pandémie a développé son leadership, en disant, pendant le vote pour la grève, aux responsables syndicaux du secteur des services que maintenant, plus que jamais, il est temps de s’opposer à la cupidité de l’industrie de la restauration et de faire entendre la voix des travailleurs de la restauration. «Beaucoup trop de gens pensent que les pourboires sont une source fiable de revenus. Il s’avère que la majorité des personnes qui le croient n’ont jamais travaillé dans le secteur. Nous sommes censés prendre notre travail au sérieux en tant que serveurs et cuisiniers professionnels, mais chaque fois que nous nous trompons, ou que nous mettons trop de temps à apporter leur ketchup, les clients sont si prompts à dire: “C’est si difficile que ça?” et c’est une gifle, parce qu’au bout du compte, on attend de vous que vous supportiez des clients qui vous maltraitent», a-t-il déclaré.
Il a raconté aux responsables syndicaux qu’avant d’être licencié du dernier restaurant pour lequel il travaillait, il y avait des jours où il rentrait chez lui avec seulement 30 dollars après un service de sept heures. Il n’y avait pas de salaire horaire, peu ou pas de protections covid et seulement deux serveurs travaillaient. Après avoir été licencié, il dit n’avoir pas reçu son chèque pendant deux mois. «La pandémie a démontré à quel point notre rôle est essentiel dans la société. Les entreprises supplient leurs travailleurs de reprendre le travail, [et] les politiciens commencent à écouter, mais surtout, nous nous rassemblons pour protester et dénoncer cette injustice. Continuons donc à nous battre, car je suis convaincu que nous pouvons gagner et que nous gagnerons le combat pour des salaires équitables», a-t-il déclaré aux responsables syndicaux.
Alors que certains semblent ignorer délibérément la voix de ces travailleurs et travailleuses, d’autres l’entendent enfin. Alors que les républicains et huit sénateurs démocrates n’entendent que l’«autre NRA», qui affirme sans cesse qu’il leur est impossible d’augmenter les salaires et de rester ouverts, le sénateur Bernie Sanders et le représentant Bobby Scott [élu de la Virginie depuis 1993] ont réagi en appuyant le projet de loi de Raise the Wage. Soutenu par le président Joe Biden, les démocrates de la Chambre des représentants et 42 démocrates du Sénat, ce projet de loi porterait le salaire minimum fédéral à 15 dollars de l’heure, dans une période de plusieurs années, et supprimerait progressivement le salaire sous-minimal pour les travailleurs et travailleuses au pourboire, les handicapés et les jeunes, offrant ainsi aux travailleurs et travailleuses de la restauration le salaire de base vital qu’ils réclament.
Bien que le débat ait fait rage toute l’année, la nouvelle prise de conscience que les travailleurs et travailleuses ne retourneront tout simplement pas au travail sans un salaire équitable a changé la teneur de cette dispute, créant une nouvelle urgence que les grèves salariales de cette semaine [dès le 18 mai] renforcent. Les élus se rendent compte qu’ils doivent augmenter les salaires sous peine de voir la reprise s’enliser. Les restaurants indépendants commencent à augmenter, de leur propre chef, leurs salaires. Certains se joignent même aux travailleurs pour demander un changement de politique afin d’égaliser les chances. De même, les consommateurs se rendent compte qu’ils ne pourront plus profiter de leur brunch du dimanche comme avant si les salaires n’augmentent pas.
Comme dans d’autres moments historiques de perturbations économiques sismiques, cette crise doit être résolue par des salaires plus élevés et un plus grand pouvoir des travailleurs, ou nous en souffrirons tous. (Article publié sur le site de Truthout, le 24 mai 2021; traduction par la rédaction de A l’Encontre)
Saru Jayaraman est cofondateur et codirecteur de Restaurant Opportunities Centers United.