FRANÇOIS BOUGON, Médiapart, 26 octobre 2020
Pendant son mandat, le président américain s’est engagé dans une nouvelle guerre froide avec Pékin. Durant la campagne, son rival démocrate a montré sa volonté de poursuivre une politique de confrontation. Pas en cavalier seul, mais en bâtissant un front uni de ses alliés.
En 2016, Donald Trump avait gagné la présidence américaine à l’issue d’une campagne où il avait accusé la Chine d’avoir « violé » les États-Unis. Il avait aussi jugé Pékin responsable du « plus grand vol de l’histoire du monde » en ayant profité de la mondialisation portée par le capitalisme financier à partir des années 1980.
Derrière les murs de Zhongnanhai, le siège du pouvoir, non loin de la Cité interdite à Pékin, les dirigeants du Parti communiste chinois et de la deuxième puissance économique mondiale n’avaient guère été surpris. Depuis plusieurs années, en raison de leur puissance croissante, ils étaient habitués à ce jeu de rôles : assumer, le temps de la ferveur des campagnes électorales, la fonction de boucs émissaires. Avant de retrouver le « business as usual » après le scrutin.
Le mandat de Trump a marqué un tournant. Comme le souligne Maya Kandell, historienne et spécialiste de la politique étrangère américaine, dans un texte publié par le site Le Grand Continent, « la présidence de Donald Trump marque la fin de l’après-guerre froide ». La fin d’une période qui peut être « résumée par un double paradigme », poursuit la chercheuse : la mondialisation avec la croyance dans l’« extension des démocraties de marché » et la « guerre mondiale contre le terrorisme » menée après les attaques du 11 septembre 2001.
Dans ce cadre, le consensus sur la politique chinoise américaine, théorisé en 1967 par Richard Nixon dans un article de la revue Foreign Affairs (« L’Asie après le Vietnam ») avant de le mettre en pratique au début des années 1970 comme président avec l’aide de Henry Kissinger – « l’endiguement sans isolement » –, a volé en éclats.
Désormais, la Chine est clairement la rivale numéro un pour les Américains, qu’ils soient démocrates ou républicains. L’ennemie à abattre. « La compétition stratégique et plus précisément la rivalité “systémique” avec la Chine ont remplacé la lutte contre le terrorisme comme finalité première de la politique étrangère [américaine] », relève Maya Kandell.
Comme l’a amplement montré cette campagne, le discours ne porte plus seulement sur l’économie, mais aussi sur les « valeurs américaines » menacées par l’émergence géopolitique de l’empire asiatique. « Nous ne pouvons pas traiter cette incarnation de la Chine comme un pays normal, comme n’importe quel autre », a déclaré Mike Pompeo, le secrétaire d’État.
La pandémie de Covid-19, qui a démarré en Chine à la fin de l’année dernière, a accéléré cette nouvelle politique d’endiguement inscrite en 2017 dans le document définissant la nouvelle stratégie de sécurité nationale (« Contrairement à nos espoirs, la Chine a étendu sa puissance au détriment de la souveraineté des autres », y était-il écrit), puis entérinée en octobre 2018 par le vice-président Mike Pence lors d’un discours prononcé au centre de recherches conservateur Hudson Institute. « Il a fallu la pandémie et l’approche de l’élection pour que Trump s’y rallie en mars 2020, entérinant le consensus », écrit Maya Kandell.
Les principaux responsables de la politique diplomatique et sécuritaire se sont exprimés publiquement en juin et juillet au sujet de la « menace chinoise », que ce soit Mike Pompeo, Robert O’Brien, le conseiller à la sécurité nationale – « Soyons clairs, le Parti communiste chinois est une organisation marxiste-léniniste. Le secrétaire général du parti, Xi Jinping, se considère comme le successeur de Joseph Staline » –, ou Christopher Wray, le directeur du FBI (le bureau fédéral d’enquête chargé notamment du renseignement intérieur), devant l’Institut néoconservateur Hudson à Washington – « La plus grande menace à long terme pour l’information et la propriété intellectuelle de notre nation, ainsi que pour notre vitalité économique, est celle du contre-espionnage et de l’espionnage économique en provenance de Chine ».
Dans cette ambiance de guerre froide, où les dossiers de confrontation s’accumulent (Huawei, TikTok, Hong Kong, le Xinjiang, Taïwan…), le FBI a produit une vidéo qui reprend les codes visuels et narratifs d’une série. « The Nevernight Connection » s’inspire d’un fait réel, celui de l’ancien officier de la CIA Kevin Mallory, condamné à vingt ans de prison pour avoir vendu des documents classés secret-défense à un agent chinois lors de deux voyages à Shanghai, en mars et avril 2017.
Derrière cette nouvelle stratégie se trouve une équipe dans laquelle on compte des « gens qui sont de très bons connaisseurs de ce qui se passe en Chine », dit à Mediapart Zhang Lun, professeur des universités en civilisation chinoise et visiting scholar à l’université Harvard.
Parmi eux, un Américain d’origine chinoise, Miles Yu (son nom en chinois est Yu Maochun). Ce conseiller de Mike Pompeo a été professeur à l’Académie navale des États-Unis. Né dans la province de l’Anhui en 1963, il a grandi à Chongqing, une métropole du sud-ouest du pays, avant de se rendre aux États-Unis pour étudier dans les années 1980.
Intervenant en septembre dans un débat consacré à Hong Kong, Miles Yu – dénoncé par les milieux nationalistes chinois comme un « hanjian », un traître (à la nation han, du nom de l’ethnie majoritaire en Chine) – a expliqué qu’il n’était plus possible pour les États-Unis d’ignorer les différences entre deux systèmes qui s’opposent, la démocratie occidentale et la dictature communiste chinoise.
« Il n’y a pas de pays dans le monde qui soit plus conscient de la guerre froide que la Chine. La Chine considère l’ensemble du système international comme un combat sans fin entre le socialisme à caractéristiques chinoises et le reste du monde », a-t-il indiqué (voir la vidéo ici, à partir de 1 heure et 24 minutes).
Si Nixon cherchait avant tout un terrain d’entente, Pompeo et son équipe mettent un point d’honneur à ne pas oublier ce qui les oppose à la Chine, a-t-il poursuivi. La différence avec la guerre froide telle qu’elle se déroulait entre les États-Unis et l’Union soviétique, a-t-il néanmoins reconnu, c’est qu’il n’existe pas de consensus au sein des pays occidentaux. « Nous n’avons pas encore atteint ce point […], mais je pense que nos arguments sont en train de gagner. »
Un autre personnage clé est l’ancien journaliste Matthew Pottinger – il a été correspondant en Chine pendant dix ans pour Reuters et le Wall Street Journal –, devenu conseiller de Donald Trump au poste de vice-conseiller de la sécurité nationale. Vendredi 23 octobre, dans un discours prononcé en chinois, il a dénoncé l’existence de « camps de concentration » pour mettre au pas la minorité musulmane ouïghoure dans la province turcophone du Xinjiang.
Le Global Times, quotidien nationaliste chinois, a vivement réagi, jugeant que « la politique américaine envers la Chine est dévoyée par certains soi-disant spécialistes de la Chine, qui regardent la Chine à travers leurs œillères. Ils négligent la simple évidence que la Chine est un pays important, dévoué au développement pacifique, qui promeut la sincérité de la coopération au lieu de l’antagonisme. Ces soi-disant spécialistes de la Chine ont développé des scénarios farfelus pour provoquer une confrontation entre les États-Unis et la Chine. Ce sont des destructeurs de la paix mondiale, qui seront finalement méprisés par l’histoire ».
Cette insistance à se réinscrire dans le combat idéologique des années 1950 est un moyen, pour les républicains, de réactiver un combat basé sur la morale, dans lequel un camp du « Bien » fait face aux forces du « Mal ». D’ailleurs, cette rhétorique sied bien à Mike Pompeo, qui est évangélique.
Mais qu’en est-il du côté des démocrates ?
Pendant la campagne, leur candidat, Joe Biden, s’est également positionné sur une ligne offensive sur la question chinoise. Alors que le camp Trump attaque la faiblesse supposée de Biden envers Pékin et les liens financiers supposés de son fils Hunter avec des partenaires chinois (avec l’aide de Fox News), son rival démocrate réplique avec le compte secret que le président détient en Chine – une information révélée par le New York Times. « Il n’y a qu’un seul dossier sur lequel Biden et Trump sont sur la même ligne, c’est la Chine », relève Pierre-Antoine Donnet, journaliste et auteur de Le Leadership mondial en question. L’affrontement entre la Chine et les États-Unis (Éditions de l’Aube).
Biden cherchera-t-il à revenir à une politique plus « traditionnelle » vis-à-vis de Pékin ? Non. « Avec Biden, il y aura peut-être une rhétorique moins agressive, mais la politique restera la même », dit Pierre-Antoine Donnet. « Ce tournant restera, affirme pour sa part Zhang Lun. Certes, il y aura des différences. Biden, s’il est élu, essaiera de mobiliser les alliés occidentaux ou de revenir dans les instances internationales pour mieux contrer la Chine. »
C’est ce que l’ancien vice-président de Barack Obama a exposé dans un article publié par Foreign Affairs dans son numéro de mars-avril et intitulé « Why America Must Lead Again. Rescuing U.S. Foreign Policy Trump » (« Pourquoi l’Amérique doit de nouveau diriger. Sauver les États-Unis de la politique étrangère de Trump »). Il y rappelle sa connaissance du dossier – « J’ai passé de nombreuses heures avec ses dirigeants et je comprends ce à quoi nous sommes confrontés » – et souligne que la Chine « représente un défi particulier » : « Le moyen le plus efficace de relever ce défi est de constituer un front uni des alliés et partenaires des États-Unis pour faire face aux comportements abusifs et aux violations des droits de l’homme de la Chine, même si nous cherchons à coopérer avec Pékin sur des questions où nos intérêts convergent, telles que le changement climatique, la non-prolifération et la sécurité sanitaire mondiale. »
D’ailleurs, pour constituer ce front uni, Joe Biden précise que, s’il est élu, il organisera dès sa première année de mandat un « sommet de la démocratie » pour rassembler les démocraties du monde entier afin de « forger un agenda commun ».
Il dit aussi vouloir mener une politique étrangère au service de la classe moyenne. « Pour gagner la compétition de l’avenir face à la Chine ou tout autre pays, les États-Unis doivent aiguiser leur capacité d’innovation et unir la puissance économique des démocraties du monde entier pour contrer les pratiques économiques abusives et réduire les inégalités. »
En tout cas, à Pékin, que ce soit de nouveau Trump ou Biden, on se prépare. Et on manie également les symboles de la guerre froide. Toute la semaine dernière a été consacrée au 70e anniversaire de « la guerre de résistance contre les États-Unis et l’aide à la RPDC [République populaire démocratique de Corée, la Corée du Nord – ndlr] », c’est-à-dire la guerre de Corée (1950-1953), le seul conflit militaire qui a opposé directement au XXe siècle la République populaire de Chine – une armée que Pékin a toujours présentée comme des « volontaires » – et les États-Unis.
Lundi à Pékin, Xi Jinping en personne a notamment guidé les six autres membres du comité permanent du Bureau politique dans l’exposition inaugurée au Musée militaire révolutionnaire du peuple chinois. L’occasion, selon le compte rendu des médias officiels, de « passer en revue de manière exhaustive le parcours glorieux et la précieuse expérience du Parti communiste chinois dans la conduite de la guerre de résistance contre les États-Unis et l’aide à la RPDC [République populaire démocratique de Corée, la Corée du Nord – ndlr] et de montrer de manière vivante la riche connotation et la valeur contemporaine du grand esprit de résistance contre les États-Unis et l’aide à la RPDC ».
Et si jamais les États-Unis n’avaient pas compris, vendredi, le même Xi Jinping a mis en garde : « Nous ne resterons jamais les bras croisés alors que la souveraineté, la sécurité et les intérêts de développement de notre pays sont sapés, et nous ne permettrons à personne ni à aucune force de violer ou de diviser le territoire sacré de notre mère patrie. En cas de situation aussi grave, le peuple chinois l’affrontera de front. »
Le lendemain, Le Quotidien du Peuple, organe du Parti communiste chinois, a enchaîné. « La mélodie d’il y a soixante-dix ans résonne encore à nos oreilles : “Marchant avec courage et vigueur sur le fleuve Yalu, protéger la paix et défendre la mère patrie signifie protéger notre patrie.” » Explication du journal : « Les paroles retentissantes et les déclarations solennelles ont inspiré l’ensemble du peuple chinois et ont envoyé un signal clair au monde que la Chine sauvegardera inébranlablement ses intérêts nationaux et ne permettra jamais que ses intérêts fondamentaux soient compromis. »